Deux conceptions de la révolution permanente : Norodom Sihanouk, ou la « transcroissance » d'un roi en dirigeant prolétarien01/09/19731973Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Deux conceptions de la révolution permanente : Norodom Sihanouk, ou la « transcroissance » d'un roi en dirigeant prolétarien

Sous le titre « La révolution cambodgienne et le sihanoukisme », le dernier numéro de l'organe du « Secrétariat Unifié », Quatrième Internationale (numéro 7-8 daté de mai-août 1973), publie un article qui ne manque pas d'intérêt... en ce sens qu'il est parfaitement significatif de la manière dont les camarades de cette tendance posent le problème de la stratégie révolutionnaire dans les pays sous-développés, manière qui n'a plus rien à voir avec la théorie de la révolution permanente de Léon Trotsky.

Après un historique des guérillas au Cambodge depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, des « khmers libres » de la première guerre d'Indochine aux « khmers rouges » de la seconde - guérillas qui furent durement réprimées par le gouvernement royal de Norodom Sihanouk - , l'auteur de cet article en arrive en effet au coup d'État de 1970 et à la formation du « Front Uni National Khmer », à la direction duquel se côtoient les ennemis de la veille, d'anciens dirigeants « khmers rouges » et des sihanoukistes bon teint. A partir de là, le lecteur pourrait croire (du moins le lecteur ignorant des anciens errements du Secrétariat Unifié en ce domaine) que le rôle d'une organisation prétendant être la IVe Internationale serait de mettre les masses laborieuses du Cambodge en garde contre le fait d'abandonner la conduite de leurs luttes à une telle direction, et d'appeler au moins, à défaut d'y œuvrer, à la construction d'une direction révolutionnaire prolétarienne indépendante dans ce pays.

L'article en question affirme au contraire une confiance absolue dans les capacités du Funk à diriger la lutte du peuple cambodgien dans la voie de la révolution socialiste.

Il faut d'ailleurs noter que s'il est démonstratif, le cas Sihanouk n'est au fond qu'accessoire, car si l'ex-roi du Cambodge avait choisi, après le coup d'État de 1970, de se retirer sur la Côte d'Azur au lieu de continuer la lutte politique et de tendre la main à ses ennemis de la veille, le problème de la nature et des buts de la direction nationaliste placée à la tête de la guérilla khmère se serait trouvé posé aux révolutionnaires exactement dans les mêmes termes, comme il se posait d'ailleurs avant le coup d'État. Pour les révolutionnaires marxistes, qui ne peuvent voir dans le Funk qu'une direction nationaliste bourgeoise, la présence de Sihanouk à la tête du gouvernement cambodgien en exil à Pékin ne change en effet rien à la nature de classe de celui-ci. Mais pour les dirigeants du Secrétariat Unifié, qui voient dans le Funk rien moins que l'instrument de la révolution socialiste au Cambodge, la présence d'un roi, fut-il déchu, à la tête de cette direction « socialiste », pose tout de même quelques problèmes, et oblige à quelques contorsions.

C'est pourquoi, si c'est en vain que l'on chercherait dans l'article en question de Quatrième Internationale la moindre critique de la politique des « khmers rouges », et même du Funk en tant que tel, on y trouve tout de même, bien qu'en termes fort mesurés, le passé de Sihanouk. Mais c'est pour citer aussitôt, et fort abondamment, les déclarations rassurantes de celui-ci, dans le style « Le sihanoukisme est dépassé... mon rôle devra être réduit » , ou encore « Je ne veux à aucun prix entrer en conflit avec les hommes qui auront contribué au premier chef à sauver l'indépendance du Cambodge face à l'impérialisme » .

Et si l'auteur de cet article se sent également obligé de noter que « Sihanouk pourrait... au lendemain de la victoire, cristalliser autour de sa personne les oppositions politiques, religieuses ou sociales au Prachéachon » (le Parti Communiste Cambodgien), c'est pour noter que « cette question est franchement abordée par Sihanouk... (qui déclare) ... Je sais que tout en s'abritant derrière la légitimité et la continuité de l'État khmer que j'incarne, les leaders khmers rouges tiennent d'abord à parachever leur œuvre de révolution prolétarienne sur tout le territoire du Cambodge, avant de me permettre de rentrer au pays en qualité de chef d'État sans pouvoir. En effet, si Sihanouk rentrait au Cambodge trop tôt, une grande majorité de khmers y compris beaucoup d'actuels lonnoliens allergiques au communisme, ne manqueraient pas d'essayer de se servir de lui pour rétablir un régime non socialiste. J'ai dit à mes associés khmers rouges que je ne me prêterais absolument pas à ce jeu... »

Après avoir relevé visiblement avec plaisir, ces brevets de révolutionnarisme prolétarien décernés aux dirigeants « khmers rouges » par l'expert Sihanouk, et les protestations de fidélité de celui-ci, l'auteur balaie lui-même la timide réserve qu'il avait émise sur l'attitude possible de Sihanouk dans le futur par un argument « politique » :

« Plus que les déclarations de Sihanouk, ce qui pèsera dans la balance ce sera l'ampleur du processus révolutionnaire (aussi bien sous son aspect social que national) engagé au Cambodge et l'intégration de cette révolution cambodgienne dans un ensemble plus vaste, la révolution indochinoise » . Tout cela pour arriver à cette conclusion : « La première résistance a indiqué l'avenir de ces luttes avec la création de l'État ouvrier du Nord-Vietnam. Mais le poids des grandes puissances du « camp socialiste » et de la politique de coexistence pacifique avait provoqué la suspension de ce processus de révolution permanente à mi-course. D'où la naissance d'un régime comme celui de Sihanouk. La seconde résistance a pris le relais. Elle se conclura dans la révolution socialiste indochinoise » .

Notons en passant que le régime Sihanouk, tel qu'il exista entre 1954 et 1970, n'était pas -du moins rétrospectivement- aux yeux du Secrétariat Unifié l'État d'un pays ex-colonisé cherchant à obtenir le peu de libertés économiques compatible avec un monde dominé par l'impérialisme, mais le fruit d'un « processus de révolution permanente » suspendu « à mi-course » . Quelque chose, si l'on comprend bien ce que veut dire l'auteur, à mi-distance entre un État bourgeois et un État ouvrier... déformé. Cela ne veut évidemment rien dire, politiquement, mais a l'avantage de rendre moins gênante aujourd'hui -pour les lecteurs de Quatrième Internationale la présence de Sihanouk à la tête du gouvernement khmer en exil.

Mais encore une fois, si cette présence de Sihanouk rend la situation encore plus caricaturale, et si elle rend encore plus lamentables les contorsions théoriques d'une organisation qui prétend être dépositaire de l'héritage politique du trotskysme, elle ne change rien au fond du problème. Car le plus grave dans tout cela, même si ce n'est pas la première fois, malheureusement, que le Secrétariat Unifié invente une telle analyse pour les besoins de sa cause, c'est d'affirmer qu'il est possible, sans aucune intervention autonome du prolétariat, et sans l'existence d'une direction révolutionnaire prolétarienne (que la direction stalinienne ne saurait remplacer) que se développe un « processus de révolution permanente » capable de conduire le peuple cambodgien sur le chemin d'une révolution socialiste victorieuse.

C'est grave, non seulement en tant qu'erreur de pronostic, mais encore plus par la politique qu'une telle analyse implique (même si elle n'est que la justification après coup de cette politique) : le suivisme par rapport aux directions nationalistes petites-bourgeoises et la renonciation de fait à la construction de partis révolutionnaires prolétariens indépendants, rendus inutiles par l'automaticité du « processus de révolution permanente » . Tout le contraire de la façon dont Trotsky posait le problème.

 

La révolution permanente en Chine et à Cuba, vue par le Secrétariat Unifié

La manière dont Quatrième Internationale analyse la situation politique au Cambodge n'est d'ailleurs ni une exception, ni une erreur fortuite. Cette attitude devant les directions nationalistes petites-bourgeoises placées à la tête des luttes de libération nationale est au contraire une constante de la politique du Secrétariat Unifié (et de bien d'autres tendances se réclamant du trotskysme). C'est une telle analyse qui sert à justifier l'appellation d' « Etat ouvrier » décernée par ces camarades à la Chine, au Nord-Vietnam ou à Cuba. C'est une telle analyse qui a servi à justifier le suivisme derrière les directions nationalistes petites-bourgeoises en Algérie, en Palestine ou au Vietnam (pour ne citer que les cas les plus connus).

La démarche intellectuelle qui sous-tend cette analyse apparaît avec une particulière netteté dans une brochure polémique dirigée contre Lutte ouvrière et intitulée « Lutte ouvrière et la révolution mondiale » publiée par la Ligue Communiste en 1971.

A propos de la position de Lutte ouvrière sur la Chine, l'auteur de cette brochure écrit : « Le refus de caractériser la révolution chinoise comme une révolution prolétarienne repose sur une analyse des forces sociales en présence et de la nature de la direction révolutionnaire, apparemment juste. Il est effectif que le prolétariat chinois, écrasé par les défaites des années 1926-1927 dans les villes portuaires, et dont la Commune de Canton marqua le dernier sursaut, ne prit aucune part, en tant que classe, à la révolution de 1949 ». Il est vrai qu'il aurait été difficile de prétendre le contraire. Mais notre auteur enchaîne alors : « Mais le cours tout entier de la révolution allait être marqué par la capacité de la direction révolutionnaire à se ranger sur ses positions (du prolétariat) » .

Mais quand et comment la « direction révolutionnaire » dont nous parle l'auteur de cette brochure, c'est-à-dire le Parti Communiste Chinois, se rangea-t-elle sur les positions du prolétariat ? Certainement pas en menant la politique du « bloc des quatre classes », qui loin de représenter les intérêts de la classe ouvrière ne faisait que mettre celle-ci à la remorque de la bourgeoisie nationale. Mais c'est, nous répond-on, que le Parti Communiste Chinois a été « formé à l'école stalinienne et fortement marqué idéologiquement par cela ». Curieuse « direction révolutionnaire ».

Mais comment notre auteur peut-il essayer de prouver que « les communistes chinois, en dépit de certains égarements (sic), ne cessèrent de le donner (le prolétariat) comme guide de la révolution » ? Tout simplement en citant Mao Tse Toung (ce qui n'est évidemment pas pire que de citer Sihanouk, mais ne vaut guère mieux sur le plan de la méthode). « Mao lui-même - nous dit-on - le plus farouche partisan de la lutte armée des paysans, reconnaissait en janvier 1930 que... la révolution échouerait si la lutte paysanne était privée de la direction des ouvriers » .

Quant à citer des textes des années 30 sur les rapports entre la guerre paysanne, le Parti Communiste Chinois et la classe ouvrière, notre auteur aurait mieux fait de relire la lettre aux bolcheviks-léninistes chinois écrite par Trotsky en septembre 1932. Il y aurait d'une part trouvé quelques conseils généraux fort utiles, qu'il aurait bien dû méditer : « Celui qui, en politique, juge selon les étiquettes et les dénominations, et non selon les faits sociaux, est perdu » , et « celui qui oublie la double origine de la paysannerie n'est pas un marxiste » . Et il y aurait trouvé aussi une analyse de la politique du Parti Communiste Chinois qui éclaire les événements qui se produisirent quelque vingt ans plus tard d'une manière remarquable. « Lorsque le Parti Communiste -écrit Trotsky-, fermement appuyé sur le prolétariat des villes, essaye de commander l'armée paysanne par une direction ouvrière, c'est une chose. C'est tout autre chose lorsque quelques milliers, ou même quelques dizaines de milliers de révolutionnaires qui dirigent la guerre paysanne, sont ou se déclarent communistes, sans avoir aucun appui sérieux dans le prolétariat. Or telle est avant tout la situation en Chine... Les éléments dirigeants de la paysannerie révolutionnaire de Chine s'attribuent par avance une valeur politique et morale qui, en réalité, appartient aux ouvriers chinois. Ne peut-il pas en résulter que toutes ces valeurs se retourneront à un moment donné contre les ouvriers ? » . Et Trotsky note plus loin cette idée fondamentale qui explique si bien quels furent les rapports de classes dans la Chine de 1949 : « Le pont entre la paysannerie et la bourgeoisie est constitué par la moyenne bourgeoisie citadine, principalement par les intellectuels qui interviennent sous le drapeau du socialisme, et même du communisme » .

Car il est absolument faux d'écrire, comme le fait l'auteur de « Lutte ouvrière et la révolution mondiale » que les « dirigeants (de la révolution chinoise) ont dû, pour vaincre en 1949, prendre le pouvoir contre la bourgeoisie nationale » . Ecœurée parle régime pourri jusqu'à la moelle de Tchang Kaï-chek, la bourgeoisie nationale chinoise ne s'est nullement opposée, dans son ensemble, à la venue au pouvoir du PCC. De nombreux « capitalistes nationaux » se sont au contraire ouvertement ralliés au régime, et se sont par la suite fort bien « rééduqués » comme disent les dirigeants chinois, c'est-à-dire fort bien intégrés à la société née des transformations que dut accomplir la Chine isolée pour survivre.

Mais s'il est déjà difficile de présenter le Parti Communiste Chinois comme une direction révolutionnaire prolétarienne autrement qu'en jouant sur le titre de « communiste » qu'il se décerne lui-même, le problème est encore plus ardu en ce qui concerne Cuba.

Là encore, Lutte ouvrière aurait « tiré d'une analyse sociologique superficiellement correcte des conclusions politiques fausses » , si l'on en croit la brochure « Lutte ouvrière et la révolution mondiale ». Cette brochure reconnaît en effet qu'à Cuba « Le prolétariat n'ayant pas pris une part déterminante aux bouleversements sociaux, c'est la paysannerie dirigée par la petite bourgeoisie intellectuelle » qui fut la « force motrice » de la révolution. Elle reconnaît également « qu'au départ les « intellectuels barbus » qui menèrent à la victoire la paysannerie cubaine ne se disaient même pas - pour la plupart - marxistes » . Mais, voyez-vous, nous dit l'auteur de cette brochure, « le fait qu'ils furent conduits, sous la contrainte de l'impérialisme, à accomplir une révolution socialiste, et à se dire communistes ne saurait constituer, de notre point de vue, une preuve de leur nature de classe petite-bourgeoise, voulant se montrer conséquente dans son nationalisme » .

Admirable logique ! « Le fait qu'ils furent conduits... à accomplir une révolution socialiste... ne saurait constituer... une preuve de leur nature de classe petite-bourgeoise » . Évidemment ! Mais la question posée est précisément celle de la nature de classe de la révolution cubaine. Et notre auteur d'enchaîner, en soulignant : « Cela prouve seulement que face au capitalisme mondial, il n'y a qu'une alternative : la révolution prolétarienne et les mesures économiques et sociales que cela implique, ou la capitulation pure et simple devant l'impérialisme » .

Cette affirmation appelle deux remarques.

La première, c'est qu'on se demande pourquoi, en lisant ces lignes, le Secrétariat Unifié continue, en paroles, à faire de la crise de la direction révolutionnaire l'axe de son activité, et pourquoi il n'a rencontré sur ce terrain-là que si peu de succès'alors qu'il suffit de la « contrainte de l'impérialisme » , et du fait qu'il n'existe « qu'une seule alternative » pour transformer en quelques mois une bande « d'intellectuels barbus » « non-marxistes » en une authentique direction révolutionnaire.

La seconde, c'est que la méthode qui consiste à remplacer l'analyse des forces sociales en présence, et de la politique des organisations qui sont à leur tête, par des affirmations du genre : tout ce qui n'est pas « capitulation pure et simple devant l'impérialisme » est une « révolution prolétarienne », peut conduire, suivant que l'on est d'un tempérament plus ou moins optimiste, à dresser des listes de « révolutions prolétariennes » et « d'États ouvriers » plus ou moins longues. Pourquoi ne pas dire, alors, que Nasser était « sur les positions du prolétariat mondial » en nationalisant en 1956 le canal de Suez à la barbe de l'impérialisme ? Et pourquoi le roi d'Arabie ne serait-il pas en train de glisser vers des positions prolétariennes (à l'image de son collègue Sihanouk) en menaçant de ne plus livrer à l'impérialisme le pétrole dont il a besoin ?

Les différentes fractions issues des scissions successives de la IVe Internationale « reconstituée » à la fin de la Seconde Guerre mondiale se distinguent d'ailleurs effectivement plus entre elles par la longueur de la liste des États auxquels elles ont conféré indûment le label « État ouvrier » à la suite de raisonnements de ce type que par autre chose. Réduite à la Chine et aux Démocraties Populaires en ce qui concerne l'OCI et les organisations qui gravitent autour d'elle, la liste s'allonge au SU, pour atteindre une longueur impressionnante chez les posadistes qui trouvent plus commode de parler de « ce qui reste de capitalisme dans le monde ». Mais force nous est de reconnaître qu'entre le Secrétariat Unifié ou l'OCI et les posadistes, il n'y a qu'une différence de retenue, pas de méthode.

 

Une interprétation scolastique de la révolution permanente

Dans ses thèses « Qu'est-ce que la révolution permanente ? », Trotsky écrit : « Pour les pays à développement bourgeois retardataire et, en particulier pour les pays coloniaux et semi-coloniaux, la théorie de la révolution permanente signifie que la solution véritable et complète de leurs tâches démocratiques et de libération nationale ne peut être que la dictature du prolétariat, qui prend la tête de la nation opprimée, avant tout de ses masses paysannes » . Et plus loin : « Le rôle de la paysannerie, quelle que soit son importance révolutionnaire, ne peut être un rôle indépendant et encore moins un rôle dirigeant. Le paysan suit ou l'ouvrier ou le bourgeois. »

Nous avons vu que le rédacteur de « Lutte ouvrière et la révolution mondiale » se garde bien de répondre clairement à la question de savoir qui le paysan chinois ou cubain suivait, du bourgeois ou de l'ouvrier. Cette question est pourtant essentielle, et pour qui a le moindre respect des faits historiques, la réponse est claire. En Chine, le paysan révolté suivait l'intellectuel bourgeois ou petit-bourgeois qui était complètement coupé du prolétariat, mais qui servait de pont, suivant le pronostic formulé par Trotsky dès 1932, entre le paysan et le bourgeois. A Cuba, les rapports de classe étaient exactement les mêmes. Ce n'est que bien après la prise du pouvoir, sur ces bases-là, que dans l'un et l'autre cas la nécessité imposa des mesures de limitation de la propriété privée, mesures quantitativement, mais non qualitativement, différentes de toutes les mesures de nationalisations prises dans l'immense majorité des pays sous-développés (et dans certains pays industrialisés).

Mais avec le dernier passage de « Lutte ouvrière et la révolution mondiale » que nous avons cité, nous sommes entrés dans le domaine d'un mode de raisonnement scolastique qui, sous des formes diverses, est en définitive le dernier rempart derrière lequel se retranchent les théoriciens du Secrétariat Unifié pour justifier leur position.

Méprisant l'analyse historique et politique, notre auteur préfère se contenter de retourner la formule de Trotsky la tête en bas et les pieds en l'air, et pense que cela lui permet d'écrire, à propos de la Chine : « La petite bourgeoisie, en battant en brèche l'impérialisme, aurait réussi (pour Lutte ouvrière) là où la bourgeoisie nationale est historiquement vouée à échouer. Mais si l'on reconnaît qu'elle se substitue à la bourgeoisie nationale défaillante, alors il faut admettre également que des révolutions démocratiques bourgeoises sont encore possibles, c'est-à-dire remettre en question le fondement même de la théorie de la révolution permanente » . Et le même raisonnement apparaît dans le cas de Cuba : « L'évolution de la direction et de la révolution cubaines vers le communisme dans le processus d'émancipation vis-à-vis des USA ne fait que confirmer la théorie de la révolution permanente : il n'est plus de révolution bourgeoise possible, et il est encore moins possible que la petite bourgeoisie puisse se comporter en bourgeoisie nationale » .

Passons sur la confusion entre bourgeoisie et petite bourgeoisie : si nous avons effectivement écrit que le PCC. en Chine, comme le mouvement fidéliste à Cuba, étaient des directions nationalistes petites-bourgeoises, ce qui est indéniable, même pour l'auteur de la brochure en question, nous n'avons jamais caractérisé la Chine, Cuba, ou quelqu'autre pays, comme un État « petit-bourgeois ». Les États chinois et cubain sont des États bourgeois « tout-court ».

Il reste que si l'on veut résumer l'essentiel du raisonnement de notre auteur, il s'articule en trois points : il n'y a plus à notre époque de révolution démocratique bourgeoise possible que sous la direction du prolétariat établissant sa dictature ; la Chine et Cuba ont accompli une révolution démocratique bourgeoise ; ce sont donc des États ouvriers.

L'affirmation suivant laquelle « la solution véritable et complète de leurs tâches démocratiques et de libération nationale » , contenu de la révolution démocratique bourgeoise selon Trotsky, a été apportée par la venue au pouvoir du PCC. en Chine et de Castro à Cuba, est pour le moins discutable. Dans des conditions très particulières, en particulier dans le cas de la Chine (écroulement du régime de Tchang Kai'Chek, non intervention de l'impérialisme trop occupé ailleurs au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale), il est vrai que le régime de Mao Tsé Toung, comme celui de Castro, ont accompli une partie des réformes de la révolution démocratique bourgeoise, notamment dans le domaine agraire. Mais ils ont été incapables, d'une part d'instituer un régime de démocratie politique, même bourgeois, et d'autre part d'ouvrir à leur pays la perspective d'un véritable développement économique (qui, pour un État ouvrier, se serait confondu avec les perspectives de la révolution socialiste mondiale).

Mais ce n'est là qu'un aspect du problème. Et ce qui serait finalement plus grave, si ces groupes-là jouaient un rôle quelconque dans les événements, c'est l'ensemble du raisonnement, c'est-à-dire la tentative de transformer l'analyse trotskyste de la révolution permanente, de guide pour l'action, en une sorte de loi de la fatalité historique conduisant tout droit à l'inaction, ou la justifiant.

 

La révolution permanente, guide pour l'action des révolutionnaires

En écrivant les différents textes dans lesquels il défend la théorie de la révolution permanente, la préoccupation de Trotsky n'était évidemment pas d'essayer de « prédire » l'avenir.

En 1940, dans son « Bilan de l'expérience finlandaise » , Trotsky répondait d'ailleurs aux petits bourgeois qui prétendaient que « Trotsky avait déduit la guerre civile en Finlande de la nature de classe de l'URSS ; la guerre civile n'a pas éclaté ; l'URSS n'est donc pas un État ouvrier » (raisonnement assez semblable quant à la méthode à celui par lequel le SU déduit la nature ouvrière de la Chine ou de Cuba de la théorie de la révolution permanente) :

« Le pronostic historique est toujours conditionnel et plus il est concret plus il est conditionnel. Ce n'est pas une traite dont on puisse exiger le paiement un jour déterminé. Le pronostic ne fait que mettre en lumière des tendances déterminées du développement. Mais en même temps que lui agissent des forces et des tendances d'un autre ordre qui, à un moment donné, passent au premier plan. Quiconque désire une prédiction précise des événements concrets doit se tourner vers tes astrologues. Le pronostic marxiste ne fait qu'aider à s'orienter » .

Et si l'on veut comprendre la portée et la signification de la révolution permanente, il ne s'agit pas d'utiliser la non-réalisation d'un pronostic de Trotsky (le fait que la bourgeoisie nationale des pays sous-développés ne pouvait pas prendre le pouvoir) pour en faire une « loi » dispensant d'analyser la réalité sociale et permettant même de la nier.

Pour comprendre la portée et la signification de la révolution permanente, il faut se reporter au contexte historique dans lequel cette théorie a été élaborée.

La discussion sur la révolution permanente s'est déroulée historiquement en deux étapes. Lors de la première, en 1905 et dans les années qui ont suivi, elle était pratiquement limitée au mouvement ouvrier russe. Dans la seconde, à partir de 1924, elle s'est déroulée devant l'ensemble du mouvement communiste international. Mais dans l'un et l'autre cas il s'agissait avant tout du problème des perspectives qui s'offraient aux révolutionnaires prolétariens dans un pays capitaliste retardataire, l'œuvre de Trotsky, dans les années qui suivirent la dégénérescence stalinienne étant à la fois une défense de sa conception de 1905, et sa généralisation à l'ensemble des pays sous-développés.

La discussion de 1905 opposait essentiellement deux camps : d'un côté les mencheviks qui déduisaient de l'état arriéré de la Russie tsariste que la révolution à venir serait une révolution bourgeoise, et qui voulaient mettre le prolétariat russe à la remorque de sa bourgeoisie nationale, en tant qu'opposition de sa majesté de celle-ci ; et de l'autre les révolutionnaires qui défendaient l'idée d'une intervention autonome du prolétariat luttant, sous son propre drapeau, pour essayer de se mettre à la tête de cette révolution. De ce point de vue, la manière de poser les problèmes était la même chez les bolcheviks qui, derrière Lénine, mettaient en avant le mot d'ordre de la « dictature démocratique des ouvriers et des paysans » , quoiqu'en se refusant à définir quels seraient les rapports exacts entre le prolétariat et la paysannerie révolutionnaire après la victoire de la révolution, et Trotsky qui expliquait à juste raison, comme l'expérience de 1917 l'a prouvé par la suite, que les paysans seraient incapables de jouer un rôle politique autonome, et que le prolétariat russe, malgré sa faiblesse numérique, se trouverait forcément amené, au cours du développement de la révolution, à prendre la direction politique de l'alliance des ouvriers et des paysans, à s'emparer du pouvoir d'État, et à s'engager dans la voie de la révolution socialiste.

Pour les bolcheviks comme pour Trotsky, il s'agissait donc, non pas d'essayer de prévoir l'avenir, mais de tracer les perspectives en fonction desquelles le parti prolétarien devait déterminer sa stratégie et sa tactique.

Les marxistes, écrivait Trotsky en 1906 dans « Bilan et Perspectives » , « doivent définir les « possibilités » de la révolution qui grandit par l'analyse de son mécanisme interne... Le prolétariat peut arriver au pouvoir dans un pays économiquement arriéré avant le prolétariat d'un pays avancé du point de vue capitaliste... A notre avis, la Révolution russe crée des conditions telles que le pouvoir pourrait (et, en cas de victoire de la révolution, devrait) passer aux mains du prolétariat avant que les politiciens du libéralisme bourgeois aient eu l'occasion de déployer toute la beauté de leur génie politique » . Et dans son « 1905 » , polémiquant avec les mencheviks qui ne cessaient de ressasser les mêmes arguments sur le caractère bourgeois de la Révolution russe, Trotsky écrivait encore : « La définition pure et simple de la révolution russe comme révolution bourgeoise ne dit rien sur le caractère de son développement interne et ne signifie nullement que le prolétariat doive adapter sa tactique à la conduite de la démocratie bourgeoise en sa qualité d'unique prétendant légal au pouvoir d'État » .

Il ne serait en tout cas venu à l'idée, ni de Lénine, ni de Trotsky, d'expliquer que les erreurs politiques des mencheviks ne portaient pas à conséquence, parce que la dynamique interne de la Révolution russe assurerait sa transcroissance en révolution prolétarienne (politique qui est aujourd'hui, dans les faits, celle du SU par rapport à la direction de la lutte du peuple vietnamien ou du peuple cambodgien). Ils rompaient au contraire des lances contre les mencheviks, pour défendre, au sein de l'ensemble du parti social-démocrate, l'idée de la nécessité d'une politique indépendante du prolétariat.

Le triomphe de la révolution d'Octobre 1917, en confirmant les vues de Trotsky, mit un terme pour toute une période à la discussion sur le problème de la révolution permanente. Celle-ci ne fut relancée que par la clique stalinienne, à partir de 1924, à la fois comme machine de guerre contre Trotsky, et comme expression des courants contre-révolutionnaires qui colonisaient de plus en plus l'État soviétique. Et si cette discussion apparut formellement comme une résurgence des vieilles divergences qui avaient opposé Trotsky à Lénine vingt ans plus tôt, le problème, pour Trotsky et pour toute l'Opposition de gauche, était encore de livrer bataille pour défendre la nécessité d'une politique indépendante du prolétariat dans les pays sous-développés.

La discussion sur la question chinoise, dans les années 1927, fut en particulier au cœur du débat. A Staline et à Boukarine qui, sous couvert de fidélité à la formule bolchevique de 1905 de la « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie » , imposaient au Parti Communiste Chinois une politique de dépendance par rapport au Kuomintang, plus cyniquement encore à la remorque de celui-ci que les mencheviks n'étaient prêts à se mettre à la remorque des Cadets, Trotsky opposait l'expérience de 1917, et la nécessité, pour le prolétariat chinois de conquérir son indépendance organisationnelle et politique, et de lutter pour s'emparer de la direction du mouvement de masses en Chine.

Ce que Trotsky reprochait à la formule de la « dictature démocratique des ouvriers et des paysans » , telle que l'utilisait Staline en 1927, c'était le fait qu'elle « contribue politiquement à la dissolution et à la décomposition du prolétariat dans les masses petites-bourgeoises et crée ainsi des conditions favorables à l'hégémonie de la bourgeoisie nationale... » ( « Qu'est-ce que la révolution permanente » ).

 

Deux interprétations « de classe » de la révolution permanente

 

Le rédacteur de « Lutte ouvrière et la révolution mondiale » nous somme à plusieurs reprises, d'avoir le courage, si nous persistons à baptiser « bourgeois » des États comme la Chine de Mao ou Cuba, d'avouer notre « révisionnisme », et de remettre en cause la théorie de la révolution permanente. Mais nous n'avons aucune raison de remettre cette théorie en cause, pour la simple raison que nous considérons toujours, nous, ses conclusions comme valables. Comme les bolcheviks, comme tous les trotskystes d'avant la Deuxième Guerre mondiale, nous continuons à penser que la tâche des révolutionnaires dans les pays sous-développés consiste à construire un parti ouvrier révolutionnaire indépendant et à lutter pour une politique indépendante de la classe ouvrière. Comme eux nous condamnons les Fronts nationalistes de toutes sortes qui n'ont pour but que de mettre le prolétariat à la remorque de sa bourgeoisie nationale.

Entre notre analyse de la Chine ou de Cuba et l'exposé par Trotsky de la théorie de la révolution permanente, il n'y a aucune contradiction, si ce n'est que l'un des pronostics de Trotsky ne s'est pas réalisé, ce qui ne peut troubler que les partisans de l'astrologie.

Mais il y a par contre une contradiction fondamentale entre la théorie de la révolution permanente et la politique des organisations du Secrétariat Unifié dans les pays sous-développés. Trotsky expliquait aux travailleurs qu'il ne fallait faire aucune confiance à la bourgeoisie libérale, même pas pour accomplir les tâches de la révolution démocratique bourgeoise. Les organisations du SU lui font confiance, y compris pour accomplir les tâches de la révolution socialiste, et mettent le prolétariat à sa remorque.

Ce n'est pas une erreur fortuite. Le triomphe de la réaction stalinienne en URSS, et du stalinisme dans le mouvement ouvrier international, a fait que pendant des dizaines d'années le prolétariat n'est plus apparu en tant que tel sur la scène de l'histoire. Cette situation nouvelle par rapport à la situation qui existait à l'époque où Trotsky a formulé la théorie de la révolution permanente a permis, dans une certaine mesure, à la bourgeoisie des pays sous-développés une plus grande liberté d'action dans ses tentatives d'échapper à l'emprise de l'impérialisme, précisément parce qu'elle avait bien moins à craindre le danger d'une révolution prolétarienne. Mais l'examen de ce que fut la politique du Parti Communiste Chinois lors de la conquête des grandes villes, et en particulier la répression qu'il déclencha contre l'avant-garde ouvrière, à commencer par les trotskystes (les militants de la IVe Internationale) montre qu'il ne fait pas de doute que c'est les armes à la main que le problème se serait réglé si la classe ouvrière avait essayé d'intervenir pour défendre ses propres intérêts de classe.

Il est de même certain que le petit-bourgeois chrétien Fidel Castro n'aurait pas osé s'opposer comme il l'a fait à l'impérialisme américain s'il avait craint d'avoir à lutter sur un autre front contre une classe ouvrière luttant pour ses propres intérêts.

On peut déduire de cela que c'est une chance que Mao et Castro aient eu cette liberté d'action face à l'impérialisme que leur a laissé l'absence d'intervention de la classe ouvrière : c'est le point de vue des nationalistes petits-bourgeois. Mais la politique des révolutionnaires prolétariens est au contraire d'affirmer que ni les Castro, ni les Mao ne peuvent en finir avec l'impérialisme, qu'ils peuvent tout juste conquérir l'indépendance politique de « leur » pays, mais rien de plus, et que leur unique possibilité, ensuite, est de pressurer au maximum la population laborieuse, s'ils veulent essayer de développer « leur » économie. La politique des révolutionnaires prolétariens est d'affirmer que seule la classe ouvrière, et la révolution socialiste mondiale, peuvent libérer l'humanité de l'impérialisme, et sortir l'ensemble des pays sous-développés de la misère et de la famine.

Mais il y a beau temps que les organisations du Secrétariat Unifié ont renoncé à défendre cette politique dans les pays sous-développés. Leur politique, depuis des années, c'est au contraire le suivisme le plus plat par rapport aux directions nationalistes petites-bourgeoises des pays sous-développés, que ce soit en Chine, en Algérie, au Vietnam, en Palestine ou en Amérique latine.

Leur interprétation de la théorie de la révolution permanente, transformée d'un guide pour l'action en une sorte de fatalité supra-historique, ne leur sert qu'à justifier leur adoration du fait accompli. Le FNL vietnamien n'est pas une organisation de la classe ouvrière, il ne se bat pas sur un programme socialiste mais au contraire sur un programme nationaliste bourgeois sans ambiguïté : aucune importance nous dit-on, la dynamique interne de la lutte y pourvoira. Le Funk est-il à ce point étranger aux intérêts des classes laborieuses du Cambodge qu'il est prêt à rendre son trône à Norodom Sihanouk ? Qu'importe puisqu'un « processus de révolution permanente » est engagé.

L'ironie de l'histoire veut que la révolution permanente, qui a été forgée pour armer les révolutionnaires dans la défense d'une politique prolétarienne indépendante, soit utilisée aujourd'hui comme justification par des gens qui défendent une politique diamétralement opposée, une politique qui ne se distingue en rien, quant au fond, de celle des mencheviks en Russie, ou de l'Internationale stalinienne en Chine.

La vérité est que ces gens-là, qu'ils le veuillent ou non, ont cessé, au moins sur ce plan-là, de défendre des intérêts prolétariens pour se faire les porte-parole de l'ensemble des luttes nationalistes petites-bourgeoises qui se déroulent de par le monde sans toutefois réussir à se faire reconnaître comme tels par les intéressés.

Il n'est donc que normal qu'ils nous reprochent une « sous-estimation du rôle de la petite bourgeoisie intellectuelle » , une incompréhension du « rôle positif que peuvent jouer dans certaines conditions certaines couches, petites-bourgeoises d'origine sociale, mais défendant des positions politiques prolétariennes » .

Nous n'avons effectivement pas la même appréciation de la petite bourgeoisie intellectuelle, ni des couches sociales d'origine petite-bourgeoise, comme nous n'avons pas non plus la même conception de la révolution permanente. Mais il ne s'agit pas de divergences dues à de simples erreurs de part ou d'autre. Il s'agit là aussi de divergences de classe, entre une conception de la révolution permanente fidèle à ses origines prolétariennes, et une conception de la révolution non prolétarienne, dirigée et encadrée par un appareil politique indépendant des masses, fondamentalement petite bourgeoise, c'est-à-dire bourgeoise.

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