Après l'assassinat de Mohamed Bechir Rassaa, la réaction antiraciste de Vanves01/05/19751975Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Après l'assassinat de Mohamed Bechir Rassaa, la réaction antiraciste de Vanves

Le 16 mars 1975, un travailleur tunisien, Mohamed Bechir Rassaa, était abattu chez lui d'un coup de carabine, à Vanves, une commune de la banlieue parisienne.

La police, et à sa suite la presse qui n'alla pas chercher plus loin ses informations, prétendirent qu'il s'agissait de la malheureuse conclusion d'une banale querelle de voisinage. En fait, il s'agissait d'un crime raciste, d'un assassinat prémédité par une bande de voyous. L'assassinat de Mohamed Bechir Rassaa était la conclusion d'une longue série de menaces, d'injures, de tentatives d'intimidation, d'agressions commises par cette bande contre Rassaa, son cousin et un ami qui habitaient avec lui. La bande des racistes en voulait particulièrement à Rassaa ; d'abord parce qu'il était tunisien, mais aussi parce qu'il ne cédait pas à l'intimidation, qu'il savait se défendre et amener les autres à se défendre, en particulier les autres locataires de l'immeuble en butte eux aussi aux sévices de la bande.

Face aux attaques de la bande, Rassaa avait fait appel à plusieurs reprises à la police. Celle-ci n'était jamais intervenue... sauf une fois dans l'intention de l'embarquer lui-même. A l'égard de Rassaa, la police de Vanves a eu, tout au long de l'affaire, l'attitude méprisante qu'elle a avec tous les travailleurs émigrés, et cela jusqu'au bout ; après le coup de feu meurtrier, les policiers n'appelèrent même pas un médecin, et le corps du travailleur tunisien resta plus de cinq heures sur le palier.

Le meurtre de Mohamed Bechir Rassaa n'est malheureusement pas un acte isolé. Il existe en France des racistes, organisés ou non, membres ou non d'organisations d'extrême droite, qui vont au-delà du racisme verbal, des injures, et passent aux actes contre les travailleurs émigrés. Dans les banlieues des grandes villes, et plus généralement là où se trouvent des travailleurs émigrés, les actes d'hostilité, tels le refus de servir des travailleurs émigrés, les injures, les menaces et enfin surtout les agressions, se multiplient. Des travailleurs sont attendus à la sortie de leur travail, pris en chasse, frappés, parfois à mort. Des foyers ou des hôtels où vivent des travailleurs émigrés sont attaqués. Certains groupes d'extrême droite se sont fait une spécialité de ce genre d'attentats. Mais ceux-ci sont le plus souvent le fait de voyous organisés en bandes qui font de la « ratonnade » une sorte de sport, qu'ils pratiquent avec d'autant plus de facilité qu'ils savent bénéficier de la passivité quand ce n'est pas de la complicité de la police. Celle-ci pratique elle-même pour son propre compte un racisme virulent : au mieux... les policiers infligent aux travailleurs émigrés toutes les tracasseries que leurs fonctions leur rendent possibles. Mais trop souvent aussi, ils passent aux actes : et un travailleur émigré, s'il tombe aux mains de la police, qu'il ait ou non quelque chose à se reprocher, risque toujours le passage à tabac, voire quelquefois la mort.

Il n'est donc pas étonnant que les plaintes déposées auprès de la police par les travailleurs émigrés n'aboutissent jamais, pas plus que les enquêtes dont sont chargés les policiers sur les agressions et les meurtres dont sont victimes les travailleurs émigrés. la situation en est au point que lorsque le ministère de l'intérieur veut montrer que ses services font leur travail, il ne, peut pas faire confiance aux policiers locaux - comme à marseille en particulier - et est obligé de dépêcher sur les lieux des fonctionnaires des services centraux - sans beaucoup plus de résultats d'ailleurs.

Il n'est donc pas possible de compter sur la police pour combattre les attitudes et les actes racistes. Or la montée du racisme, conjuguée avec l'extension de la crise économique, ne peut manquer d'alerter les militants ouvriers et les inciter à réagir vivement.

Il n'est pas possible non plus de compter sur les organisations politiques (Parti Communiste et Parti Socialiste) ou syndicales (CGT et CFDT), qui en auraient les forces politiques et militantes, pour mener l'indispensable combat contre le racisme et les racistes. Dans ce domaine, au mieux, elles se contentent de déclarations de principe, et pour les actions concrètes, s'en remettent à l'appareil d'État. Au pire, elles laissent se développer sans réagir, dans la population, dans la classe ouvrière, et dans leur sein même, les préjugés racistes.

Or, il n'est possible de lutter efficacement contre le racisme et les racistes, qu'en exerçant à leur encontre une contre-pression importante au niveau de l'opinion, en imposant sa présence physique ; de même, il faut savoir opposer au terrorisme des racistes, à leurs agressions, à leurs assassinats, des ripostes appropriées.

Une telle politique, menée à grande échelle, ne peut être prise en charge à l'heure actuelle que par les grandes organisations ouvrières. Elles seules ont les forces et le crédit politique nécessaires pour isoler politiquement les racistes, et pour déjouer leurs attaques, voire y répondre.

Les révolutionnaires ne peuvent, eux, mener cette politique à la place des partis et des syndicats partout et à tout moment. Ils ne disposent pas des forces militantes suffisantes. Surtout, ils n'ont pas dans la population un crédit politique suffisant pour recueillir à tous coups l'adhésion de la population à leurs actions. Il faut dire d'ailleurs que nombre des organisations révolutionnaires se préoccupent bien peu de recueillir cette adhésion : celles-ci n'ont bien souvent pour objectif que de plaire à leur propre milieu. La chose est typique si l'on prend les actions menées par certaines organisations révolutionnaires contre les groupuscules d'extrême droite, et qui apparaissent à l'opinion comme de simples règlements de comptes entre extrémistes, car ils ne se préoccupent nullement de mettre la population de leur côté, et obtenir son adhésion morale sinon politique.

Il faut aussi aux révolutionnaires tenir compte dans leurs actions, du barrage que constituent, entre eux et la population, les partis ouvriers et les syndicats qui leur sont profondément hostiles et qui s'opposent systématiquement à tout ce qu'ils font, soit qu'ils se contentent de leur force d'inertie, soit qu'ils prennent avec force position contre ces interventions.

Et enfin, et ce n'est pas négligeable, il faut aux révolutionnaires pour agir, dans de semblables circonstances, l'accord de ceux qu'ils prétendent défendre, c'est-à-dire des émigrés eux-mêmes.

Ce sont donc tous ces problèmes qu'il nous a fallu résoudre, lorsqu'il s'est agi de riposter à l'assassinat de Mohamed Bechir Rassaa. Il n'était pas question de porter cette riposte à l'échelle. nationale, de répondre d'une manière générale à tous les actes de racisme dans tout le pays, à partir de ce fait précis. Les forces des révolutionnaires, et les nôtres a fortiori ne sont pas suffisantes Il fallait veiller aussi à ce que les voies de la riposte n'entraînent pas un effet contraire à celui que nous recherchions : en particulier, que l'action menée sur Vanves, même si elle était sur place couronnée de succès, n'entraîne pas, ailleurs, une contre-offensive des racistes contre d'autres travailleurs émigrés.

A Vanves, suffisamment de conditions étaient réunies pour rendre possible l'intervention des révolutionnaires. Vanves est une petite commune, où les nouvelles vont vite et sans avoir le temps de se transformer, qu'il est possible de couvrir avec des forces relativement peu importantes. Ce n'est pas une commune spécialement ouvrière, la municipalité est UDR, et les organisations de gauche locales ne pouvaient pas prétendre, en particulier, que les « gauchistes s'en prenaient à une municipalité ouvrière ».

Les témoins directs étant d'accord pour faire éclater à vérité sur l'assassinat, nous avons proposé à diverses personnalités et aux autres organisations d'extrême gauche de mener, de la façon la plus unitaire possible, cette campagne. Au départ, c'est presque uniquement sur notre tendance qu'elle reposa, les autres groupes révolutionnaires hésitant à se lancer dans une campagne active à propos d'un acte raciste particulier (ils préféraient une propagande générale contre le racisme) et les partis de gauche se contentant d'un silence gêné.

A cette campagne, notre tendance assignait deux objectifs : d'une part dénoncer le caractère raciste du crime et en isoler les auteurs au sein de la population ; d'autre part, faire participer la population, l'associer à la protestation par des actes positifs et concrets, et par là, donner des armes à toutes les bonnes volontés pour contrer à l'avenir les actes des racistes.

Pour mener la campagne de la façon la plus unitaire possible se constitua d'abord un « Comité pour la vérité sur l'assassinat de Mohamed Bechir Rassaa », auquel adhérèrent un certain nombre de personnalités, des organisations d'extrême gauche et des organisations de travailleurs émigrés.

Son premier geste fut de diffuser massivement à toute la population un tract qui établissait le véritable caractère du crime, en balayant les affirmations de la police et de la presse. ce tract désignait aussi, nommément, les auteurs de l'assassinat, ceux qui étaient emprisonnés et ceux qui avaient été remis en liberté par la police, et donnait tous les détails sur leur identité et leur adresse. cette diffusion massive, faite de telle sorte que la quasi totalité de la population de la commune soit touchée en peu de temps, fut suivie dans un délai très bref de journées d'explication. par deux fois, pendant tout un mercredi soir et le samedi suivant, dans tous les lieux quelque peu fréquentés de la commune, des militants s'adressèrent dans la rue à la population, pour expliquer de vive voix, tant les circonstances du crime que les conséquences que pouvaient avoir le racisme et l'absence de réactions à son égard.

La présence massive de militants antiracistes, leur attitude décidée et convaincue, obtint effectivement, et au-delà même de l'attente, les résultats escomptés. Vis-à-vis de la population, elle démontrait l'importance que les antiracistes attachaient à leur campagne, leur intention de réagir et de ne plus permettre au racisme de sévir. Vis-à-vis des éléments racistes de la population, cette présence physique importante, comme la dénonciation nominale des assassins, eut l'effet d'intimidation recherché ; les militants antiracistes ne discutaient pas, ne cherchaient pas à convaincre les quelques racistes qui osèrent faire étalage de leurs préjugés, mais les remettaient vertement à leur place. Les événements récents, auxquels la population venait d'être sensibilisée, faisaient qu'une telle attitude était parfaitement comprise par les passants, et qu'à leur tour, ils suivaient l'exemple. De cette façon, sentant à la fois la présence physique des antiracistes et la réprobation de la population, les racistes furent vite isolés, et perdirent toute possibilité, quand bien même ils en auraient eu envie, de contre-attaquer, même verbalement.

En ce sens, par l'approbation donnée à nos dénonciations et à nos explications par la réprobation et l'isolement des racistes, la population participait déjà à la campagne. Mais en même temps, nous lui avons permis de concrétiser par un geste positif ce soutien, d'en faire sa propre affaire. Le Comité fit circuler une pétition de protestation dans la commune, lors des journées d'explication et en allant la présenter porte après porte dans tous les immeubles. Sur la seule commune de Vanves, qui compte environ 8 000 foyers, la pétition a recueilli plus de 3 200 signatures. De cette façon, une fraction importante de la population prenait effectivement position contre l'assassinat, réclamait en son nom propre que toute la lumière soit faite sur lui, et s'affirmait hautement hostile à toute attitude et tout acte raciste. Cette prise de position put encore être vérifiée par la présence de plus de 300 habitants de la commune à un meeting local de protestation organisé par le Comité.

Le succès de cette compagne n'a pas été ressenti comme tel uniquement par les militants qui en étaient à l'origine, mais aussi, et c'est cela qui a été important, par tous ceux qui, à Vanves même, avaient fait quelque chose, avaient pris position. La dénonciation publique du crime avait fait prendre conscience à ceux qui, d'habitude, sans être racistes, ne savent pas ou n'osent pas prendre position, qu'il est possible de réagir, de s'affronter aux racistes. L'ampleur de la campagne, son succès rapide, leur firent prendre conscience aussi qu'ils n'étaient pas seuls et isolés face aux voyous racistes, mais qu'en quelques jours, les antiracistes pouvaient se regrouper par centaines et par milliers, et agir de façon efficace. C'est indéniablement cette prise de conscience collective de plusieurs milliers de personnes qui fit surgir du sein même de la population plusieurs dizaines de personnes, prêtes à continuer le combat antiraciste, qui se sont constituées en comité antiraciste pour le faire.

Il n'est donc pas présomptueux d'affirmer que cette campagne a été un succès, puisqu'elle a entièrement rempli ses objectifs : dévoiler la vérité et la faire accepter face aux mensonges officiels, isoler les racistes, gagner la population et la faire participer de façon positive à la campagne.

Il s'agit cependant d'un succès limité, non par rapport aux objectifs propres de la campagne, mais par rapport à toutes les tâches que suppose la lutte contre le racisme à l'échelle où il se pose, c'est-à-dire dans tout le pays et dans toutes les couches de la population.

A Vanves, nous avons bénéficié, en tant que révolutionnaires, de circonstances particulièrement favorables (ce qui ne veut pas dire que nous n'avions aucun obstacle à surmonter). Et ailleurs, en d'autres circonstances, rien ne permet de dire qu'une telle campagne aurait les mêmes chances de succès, ni même qu'elle aurait été possible. Une petite organisation révolutionnaire ne peut jamais se dispenser d'évaluer le rapport de force entre elle et tous ceux qui lui sont hostiles. Et ce rapport de force est loin de lui être toujours favorable, surtout lorsqu'il s'agit d'intervenir sur un problème où tant de préjugés interviennent. C'est-à-dire que ce qui a été fait à Vanves ne peut, pour les organisations révolutionnaires, servir de modèle partout et toujours.

Mais cette campagne donne au moins une idée de ce qui peut être fait, à partir du moment où l'on a pour principal souci d'agir en mettant la population de son côté, à partir du moment où l'on n'agit pas pour soi, à titre publicitaire, mais de façon à ce que la population en profite de par l'élévation de son niveau de conscience et de sa confiance en elle-même.

Le fait aussi qu'un tel succès ait pu être remporté par des organisations aux forces limitées, par des révolutionnaires qui ne bénéficient pas a priori de l'audience de la population, montre à quel point les organisations ouvrières traditionnelles sont criminelles de ne pas mener sérieusement la lutte contre le racisme. Avec les moyens politiques et humains dont elles disposent, elles pourraient très vite remporter des succès définitifs contre les racistes qui pour l'instant n'en sont qu'à leurs débuts, et étouffer le racisme avant qu'il ne prenne une telle importance qu'il ne soit trop tard.

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