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Antimilitarisme et lutte de classe
Depuis plusieurs mois la contestation se fait jour, publiquement, au sein du contingent. Les jeunes conscrits acceptent de moins en moins silencieusement l'embrigadement qui leur est imposé durant 12 mois. C'est ainsi que plus de 3 000 appelés ont apposé leur signature au bas de « l'appel des cent », pétition qui réclame l'amélioration des conditions qui régissent le service militaire. C'est ainsi encore qu'au mois de septembre, deux cents jeunes du contingent ont manifesté durant plusieurs heures à Draguignan, protestant de manière spectaculaire contre le régime qu'on leur faisait subir à la caserne. Ces faits, pour limités qu'ils soient, n'en sont pas moins significatifs du climat qui règne aujourd'hui dans les casernes de France.
Ce mécontentement n'est pas nouveau, on peut même dire qu'il date de toujours. Car les jeunes, loin de considérer avec enthousiasme la perspective du service militaire, l'ont de tout temps considéré comme une corvée subie dont il fallait se débarrasser le plus rapidement possible. C'est ce sentiment qu'exprimaient, l'an dernier, les manifestations de jeunes des CET et des lycées, au-delà de leur protestation contre la modification du régime des sursis. Car nombreux avaient été alors ceux qui, n'étant pas directement concernés par la loi Debré, élèves des CET en particulier, clamaient leur refus de l'embrigadement dans le cadre du service militaire. Nombre d'entre les manifestants de l'an dernier font aujourd'hui leur service militaire, et expriment sous l'uniforme le même refus.
Certes, les conscrits ne remettent pas ouvertement en question le service militaire dans son principe. Ils revendiquent pour l'essentiel une amélioration de leurs conditions d'existence dans les casernes, tant sur le plan matériel que sur le plan moral. On, peut même dire que la plupart des revendications qui sont formulées par les appelés sont acceptables par le gouvernement. Bon nombre d'entre elles sont d'ailleurs en application dans d'autres pays. D'ailleurs le ministre des armées se déclare aujourd'hui prêt à modifier certains aspects du régime de la conscription, du moins ceux qui apparaissent comme les plus anachroniques, et des personnalités politiques qui n'ont pas particulièrement la réputation d'être de gauche ont pris position en ce sens, ainsi que quelques officiers supérieurs.
De son côté, la gauche traditionnelle s'est emparée de l'événement pour en faire un élément de sa campagne pour une « armée démocratique ».
Ni les hommes du gouvernement ni la gauche traditionnelle ne songent un instant qu'à travers le mouvement des conscrits, l'institution militaire est remise en question. Les raisons en sont évidentes pour les hommes du pouvoir. Quant à la gauche, représentée par le PS et le PCF, cette attitude exprime la position qui a toujours été celle de la social-démocratie depuis Jaurès, celle du mouvement stalinien depuis 1935, date où Staline reconnaissait, auprès de Laval, les obligations de défense nationale du gouvernement français. Le débat entre cette gauche et une fraction de la droite se situe donc autour de la question : faut-il s'en remettre à un corps professionnel de militaires de carrière, ou maintenir la conscription, en l'élargissant même ?
Pour les révolutionnaires, c'est le type même du faux débat qui vise à masquer les vrais problèmes. L'armée démocratique telle que la défendent Mitterrand ou Marchais n'est rien d'autre que l'armée bourgeoise au sein de laquelle les jeunes du contingent sont livrés au corps des officiers. Et la fonction de cette armée reste celle de toute armée bourgeoise qui a pour rôle de sauvegarder les privilèges des capitalistes. Tout au plus la conscription sert-elle à masquer le caractère de classe de cette armée, tout comme le suffrage universel masque la dictature de classe des bourgeois aux yeux des opprimés. Se laisser enfermer dans le dilemme fallacieux : armée de métier, armée de conscription, serait pour les militants révolutionnaires renoncer à toute activité antimilitariste conséquente.
C'est pourtant ce que font les organisations gauchistes, telles le F.C.R. ou Révolution ! si l'on s'en tient à celles qui ont pris en charge le plus largement le mouvement qui se développe aujourd'hui au sein du contingent. Elles ne sont pas cependant les seules, puisque l'OCI adopte elle aussi la même attitude. Ainsi Informations Ouvrières écrivait récemment : « Le bureau national de l'AJS considère qu'un certain nombre de déclarations d'hommes du gouvernement montrent clairement les intentions politiques de ces derniers, c'est-à-dire la mise sur pied d'une armée de métier, dont le rôle contre-révolutionnaire n'est plus à démontrer - l'exemple du Chili étant présent dans toutes les mémoires... » . L'argumentation est toujours la même. Elle est la même d'ailleurs que celle que développent le PS ou le PCF : il faut contrebalancer par la présence d'un contingent l'action contre-révolutionnaire du corps des officiers. Et pour justifier une telle position, ces organisations invoquent l'autorité de Lénine. Celui-ci n'écrivait-il pas, en 1916 : « Si on te donne un fusil, prend-le ! » ? Mais que n'ont-ils poursuivi leur lecture au lieu d'en rester à une petite phrase qui les arrange, certes, mais qui, isolée de son contexte, trahit la pensée de son auteur. S'ils avaient eu la curiosité de lire l'ensemble de ce texte, ils auraient pu y voir ce que Lénine pensait de la conscription dont ils se font les bouillants défenseurs. Celui-ci écrivait en effet, quelques paragraphes plus loin : « ... Sur la question de la milice, nous devrions dire, élaborant une réponse concrète et pratiquement indispensable : nous sommes adversaires de la milice bourgeoise et seulement partisans de la milice prolétarienne. Par conséquent, « pas un sou et pas un homme » non seulement pour l'armée permanente, mais même pour une milice bourgeoise, et même dans un pays tel que les États-Unis, ou la Suisse, la Norvège, etc... » . (Lénine : « Sur le mot d'ordre : désarmement ». - Octobre 1916).
Cet oubli de la position de Lénine - mais est-ce réellement un oubli ? - marque toute l'activité dite « antirnilitariste » des gauchistes d'une ambiguïté fondamentale.
Car l'ambiguïté du mouvement qui se dessine au sein du contingent n'est pas dans le caractère des revendications mises en avant. Ces revendications démocratiques sont amplement justifiées. Aussi bien celles qui visent à l'amélioration des conditions matérielles des conscrits que celles qui visent à améliorer leur situation morale. Certaines même prennent un tour ouvertement politique, comme la revendication de pouvoir lire la presse et les livres de son choix dans les casernes. Il est du devoir des militants révolutionnaires de les prendre pleinement en charge. Ces revendications constituent une plate-forme à partir de laquelle ils peuvent développer une propagande révolutionnaire au sein du contingent. Dans ces conditions, il serait faux de se tenir à l'écart de toute manifestation de protestation, dès lors qu'elle met en action une fraction notable de conscrits. Les militants révolutionnaires doivent soutenir les luttes des jeunes du contingent et y participer. Mais ce n'est pas pour autant qu'ils doivent attribuer à ces luttes un caractère révolutionnaire.
Car l'activité au sein du contingent, considérée isolément, trouve rapidement ses limites. Elle ne peut aboutir, en dépit de ce que laissent entendre le PS, le PC ou d'autres, à la suppression ou au remplacement de l'armée de métier. Celle-ci existe bel et bien, non pas dans les plans de la bourgeoisie réactionnaire, mais dans la réalité d'aujourd'hui. Elle est nombreuse - plus de 300 000 hommes, en y incluant la gendarmerie, soit plus que le contingent. Et surtout elle dispose de tous les leviers de commande. Croire ou vouloir faire croire que la bourgeoisie se dessaisirait pacifiquement de cet instrument, ou croire que seule la lutte des hommes du contingent peut y suffire relève de l'inconscience ou de la duplicité.
Et l'activité des révolutionnaires au sein du contingent n'est pas par nature révolutionnaire- La seule classe révolutionnaire de la société est le prolétariat, en ce sens qu'elle est la seule classe capable de renverser la bourgeoisie pour faire place au socialisme. Pour des révolutionnaires, seul le travail au sein du prolétariat est par définition fondamentalement révolutionnaire. Et cela quelle que soit la période, quelle que soit la situation politique. Mais l'activité au sein de l'armée, et plus particulièrement au sein du contingent, ne peut être révolutionnaire que si la situation elle-même est révolutionnaire, c'est-à-dire d'une part si le problème du pouvoir est posé, d'autre part, et cette condition est décisive, si la classe ouvrière revendique consciemment le pouvoir pour elle-même. Dans une telle période, l'activité dans tous les milieux, dans l'armée, mais aussi dans la paysannerie, peut alors prendre un caractère révolutionnaire. Mais est-ce le cas aujourd'hui ?
Les groupes gauchistes le laissent entendre ? Ils présentent une vision dramatisée à souhait de la période qui vient. Ils en concluent qu'il faut, toute affaire cessante, « oeuvrer à la destruction de l'armée de guerre civile » . C'est aujourd'hui la priorité des priorités définie par les organisations telles le F.C.R. ou Révolution ! qui investissent l'essentiel de leurs forces militantes dans l'activité dite « antimilitariste » toutes les autres tâches, affirment elles, doivent être, subordonnées à cet objectif. Un tel choix se justifie, disent-ils, parce que l'on va dans un avenir proche vers des affrontements violents dans les pays capitalistes, particulièrement ceux d'Europe. « L'armée française est dominée par un encadrement contre révolutionnaire qui fourbit fébrilement ses armes... » écrivait Rouge fin 73, et encore : « ... D'ores et déjà, au stade actuellement atteint dans la lutte de classe, ce qu'on pourrait appeler « la bataille stratégique du contingent » est engagée entre les révolutionnaires et le pouvoir, bataille dont l'enjeu est I'attitude de l'armée en période de guerre civile ». Il est vrai que le F.C.R. fondait essentiellement son pronostic sur la victoire électorale de Mitterrand. Les élections présidentielles passées, il ne l'a pas pour autant modifié. Voilà qui juge du sérieux de ses choix stratégiques. Ainsi donc, le travail au sein du contingent passe avant tout le reste.
D'autant que, ajoutent les mêmes organisations, nous devons tirer les leçons de l'expérience chilienne. Au Chili, écrivent-ils, il n'y a pas eu de travail dans l'armée, ce qui a laissé les mains libres aux Pinochet et consorts. En France, ne laissons pas les mains libres aux Massu et aux Bigeard. Ainsi, pour le F.C.R. ou Révolution !, Pinochet a pu triompher à Santiago parce que les conscrits n'étaient pas prêts à s'opposer à son coup d'État ! C'est poser le problème à l'envers. Ce qui a fait défaut au Chili, ce n'est pas le « travail dans l'armée » pour reprendre l'expression des gauchistes, mais surtout le « travail dans la classe ouvrière ». C'est parce que la classe ouvrière chilienne n'était pas préparée politiquement à l'affrontement avec les généraux qu'elle a succombé pratiquement sans combattre. En inversant les termes, en privilégiant le travail au sein du contingent sans se poser la question de l'organisation du prolétariat, on fausse dangereusement la perspective. On en arrive même à présenter le contingent comme l'avant-garde du prolétariat en armes, chargé en quelque sorte de régler son sort à la bourgeoisie. On adopte une curieuse vision de la lutte de classe, qui se réduirait à l'affrontement entre le contingent et le corps des officiers en un combat singulier où se réglerait le sort de la révolution. Et si l'expérience du Chili montre une chose, c'est bien l'inanité d'un tel raisonnement.
C'est pourtant à partir de cette façon de voir que les gauchistes en France justifient leur activité antimilitariste. En posant ainsi le problème, ils manifestent cette fois encore leur absence de sérieux.
Car, ou bien leur pronostic prévoyant une période proche de guerre civile en Europe est fondé. Et alors il est criminel de ne pas se poser le problème de l'organisation révolutionnaire du prolétariat de toute urgence. Il est criminel de ne pas subordonner le travail au sein du contingent à l'activité au sein de la classe ouvrière, comme nous l'enseigne l'expérience du Chili. Ou bien ce pronostic se révèle faux, et alors toute l'argumentation développée pour affirmer la priorité au travail au sein du contingent n'a pour fonction que de justifier les priorités organisationnelles du F.C.R., de Révolution ! ou d'autres.
En fait, c'est de cela qu'il s'agit. dans leur quête incessante de nouveaux secteurs d'intervention les gauchistes ont trouvé aujourd'hui le contingent, après avoir longtemps consacré leurs forces militantes à la jeunesse scolarisée, considérée, en tant que telle. d'ailleurs le travail au sein du contingent constitue le, prolongement naturel de cette activité au sein des lycées et des facultés, puisque les étudiants ou les lycéens se retrouvent naturellement à l'armée pour y faire leur service militaire. ce nouveau « secteur d'intervention » est paré de toutes les vertus révolutionnaires. les bolcheviks n'insistaient-ils pas sur la nécessité du travail dans l'armée ? l'armée ne constitue-t-elle pas le champ privilégié des affrontements dans la guerre civile ? et tout ce qui évoque la « lutte armée » fascine le mouvement gauchiste.
Le F.C. R., Révolution ! espèrent, en investissant une grande part de leurs forces militantes dans le travail dit « antimilitariste », faire l'économie de la construction du parti révolutionnaire, « dans la perspective des affrontements de la guerre civile », en même temps qu'ils espèrent contacter des travailleurs au travers du contingent, puisqu'ils éprouvent des difficultés à le faire sur le terrain des entreprises. Hier ils nous présentaient la jeunesse scolarisée comme le détonateur qu'il suffisait de contrôler pour provoquer l'explosion révolutionnaire. Aujourd'hui, à les entendre, ceux qui ne voient pas dans la lutte du contingent les prémisses de la révolution sont des réformistes qui ne préparent pas les inéluctables affrontements de classe. Le mouvement gauchiste nous a habitué à ces variations dans la définition des priorités, toujours qualifiées de stratégiques pour la circonstance.
Il est certes juste aujourd'hui de soutenir l'action des jeunes du contingent. I1 est juste de revendiquer avec eux pour l'amélioration du régime des casernes. Et les révolutionnaires prennent leur part dans ces actions. Mais il serait faux que dans le même temps, ils négligent les combats de la classe ouvrière dans les entreprises, qu'ils refusent -de contester au PCF sur ce terrain la direction des luttes de la classe ouvrière.
Les groupes gauchistes peuvent intervenir - et ils l'ont déjà fait - à la tête de mouvements souvent importants. Leur intervention a pu parfois recueillir un écho certain. Mais jamais à la tête ni au sein de la classe ouvrière. Car l'activité, les préoccupations, les interventions de ces groupes visent telle ou telle couche de la population qu'ils prétendent, à un moment donné, dotée de toutes les vertus révolutionnaires. Mais il s'agit toujours de couches marginales par rapport au prolétariat, ou de catégories indéfinies : les étudiants, les lycéens hier, aujourd'hui le contingent. C'est en cela qu'ils se comportent comme des groupes petits-bourgeois qui agissent « là où cela bouge », sans se doter du moindre critère de classe. C'est pour cela aussi qu'ils sont condamnés, par leurs pratiques mêmes, à le rester.