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La « lettre ouverte au Parti Ouvrier Polonais » de Kuron et Modzelewski
Les « Éditions de la IVe Internationale » ont publié, sous forme d'une brochure ronéotypée, la traduction de La lettre ouverte au Parti Ouvrier Polonais » de Karol Modzelewski et de Jacek Kuron.
Modzelewski et Kuron sont ces jeunes révolutionnaires polonais que la justice polonaise du « libéral » Gomulka a condamné, au cours du procès de juillet 1965, respectivement à trois ans et demi et trois ans de prison.
« Lettre ouverte », c'est la forme qu'ils ont donné à ce qu'ils appellent « notre plate-forme idéologique » à la suite de leur exclusion du Parti Ouvrier Polonais et l'organisation de Jeunesse Z.M.S.. Les auteurs tentent d'y brosser un tableau d'ensemble de la Pologne actuelle et après avoir analysé les rapports de classes, en déduisent un programme révolutionnaire pour la classe ouvrière polonaise dont ils se font les interprètes.
Il est difficile de connaître exactement l'affiliation d'idées de ces camarades. Si le texte est le fruit exclusif de leurs propres réflexions, malgré ses graves lacunes et défauts, il prouverait qu'il existe en Pologne un renouveau de l'idéologie révolutionnaire unique dans les pays de l'Est et comme tel, il serait d'une portée exceptionnelle. Cependant on sait par ailleurs que peu de temps après l'arrestation de Kuron et Modzelewski, trois autres révolutionnaires plus âgés furent arrêtés et condamnés et parmi eux Ludwik Hass, un vieux trotskyste polonais. Nous ne savons pas s'il existait un lien entre les deux groupes, encore qu'il soit probable qu'ils se soient connus. Certaines parties du texte, soit par la formulation de certaines propositions, soit par l'allusion claire à l'opposition russe donnent la certitude que leurs auteurs ont lu, ne serait-ce que « La Révolution Trahie » de Trotsky et en tout cas, ils connaissaient les grandes lignes de la pensée de celui-ci. Si l'affiliation de Kuron et Modzelewski avec le courant trotskyste soit à travers Hass, soit autrement, était chose certaine, ce fait limiterait la portée de leur texte car, si certaines prises de position politique y sont claires et lucides, la partie analytique est confuse et le grave défaut qu'elle comporte rejaillit sur le programme aussi. Or nos informations nous permettent d'affirmer qu'un des rédacteurs au moins avait la possibilité matérielle d'avoir accès aux textes trotskystes.
Il n'en reste pas moins qu'il s'agit d'un texte sérieux, d'une prise de position sans équivoque en faveur de la révolution socialiste et du prolétariat et comme tel, il est la preuve qu'il existe de l'autre côté du rideau de fer, des révolutionnaires qui se sont sérieusement attelés à la tâche de donner au prolétariat des perspectives de combat claires.
Il est possible de séparer le texte en deux parties de valeur inégale, la première étant une tentative d'analyse de la réalité sociale de la Pologne actuelle, la deuxième comportant un programme et un certain nombre de prises de position à la fois à l'égard des problèmes politiques polonais actuels et à l'égard de certains courants politiques, tel le stalinisme « libéral » de Gomulka et l'opposition de gauche apparue au moment de l'octobre polonais. Certes dans le texte, la partie analytique précède la partie politique, nous préférons toutefois commencer par la critique de cette deuxième partie, d'autant plus qu'il semble - et nous reviendrons encore sur cet aspect - que dans l'évolution des auteurs, l'analyse ne soit venue que bien après, en quelque sorte pour expliquer les prises de position politiques.
Cette deuxième partie est composée des chapitres 7, 8, 9, 10 et 11 du texte, sous les titres respectifs de :
- La première révolution anti-bureaucratique, où les auteurs examinent les leçons de la période 56-57.
- La crise sociale générale du système, où ils essaient d'expliquer les causes de 56-57.
- Les problèmes internationaux de la révolution.
- Le programme.
- Contre-arguments, où les auteurs défendent leurs opinions révolutionnaires contre les objecteurs de toutes sortes.
Naturellement, il y a une certaine interpénétration des parties analytique et politique, aussi la séparation est quelque peu arbitraire, et ne suit pas un clivage bien défini.
Ce qui est fondamental dans cette partie politique, nous l'avons dit, c'est la prise de position sans équivoque en faveur du prolétariat. Comme disent les auteurs, « Nous ne nous prononçons pas contre lui (le « socialisme des directeurs » ) à la suite d'un calcul, mais parce que consciemment, nous avons choisi l'autre côté de la barricade ». S'ils se proposent d'analyser le régime polonais quelles que soient les réserves que nous puissions formuler à l'égard de cette analyse - ce n'est pas pour chercher à le réformer, à le rafistoler, mais pour le combattre, pour le détruire. L'avenir appartient au socialisme, et le socialisme n'est pas Gomulka, ni entièrement, ni partiellement. Et chose importante, leur prise de position concerne non seulement le régime politique mais l'ensemble du régime. Ils ne perdent pas leur temps à de subtiles distinctions si chères à certains « trotskystes » entre ce qui serait « des conquêtes socialistes « donc à sauvegarder et ce qu'il faut rejeter. Leur programme, quoiqu'incomplet par bien des aspects, est le programme d'une révolution sociale, il vise à bouleverser, à transformer la vie économique, sociale et politique dans son ensemble : en aucun endroit en particulier, ils ne cherchent à présenter les nationalisations et la planification en Pologne comme des réalisations « socialistes ».
C'est donc le prolétariat qui mettra fin au régime « bureaucratique » et lui seul pourra. le faire. Mais cette constatation n'amène pas Kuron et Modzelewski à un quelconque culte de la spontanéité prolétarienne. L'instrument de la prise du pouvoir par le prolétariat, c'est le ou les partis ouvriers et ce parti, il faut le construire. « Pour que la classe ouvrière soit capable de jouer le rôle dirigeant, elle doit être consciente de ses propres buts et les formuler dans un programme politique : elle doit organiser - en tant que classe luttant pour le pouvoir - son propre parti (ou ses propres partis) ».
Et dans la réalisation de cette tâche, un rôle important échoit non seulement aux ouvriers les plus conscients, nais aussi aux intellectuels révolutionnaires. « Sera-t-il (le programme socialiste) réalisé ? Cela dépend alors de l'état de préparation idéologique et organisationnelle de la classe ouvrière au moment de la crise révolutionnaire, et par conséquent de ce que font déjà aujourd'hui ceux qui considèrent le programme de la démocratie ouvrière comme le leur ».
Rupture radicale avec le stalinisme, ainsi qu'avec tous les tenants « libéraux » ou non de l'appareil d'État national, refus des réformes dans le cadre du système, organisation d'un parti révolutionnaire en dehors et contre le PC officiel, tels sont les thèmes centraux de la pensée des auteurs et c'est cela qui rend leur programme qualitativement différent de celui de la « gauche polonaise » ou de « l'opposition hongroise » de 1956.
D'ailleurs les critiques à l'égard de cette « gauche de 56 » sont suffisamment révélatrices pour mériter d'être citées plus longuement.
Au cours des Journées d'octobre 1956 « L'embryon de l'avant-garde politique du mouvement des masses ouvrières aurait pu être ce qu'on a appelé la « gauche d'octobre », courant politique composé en grande partie des dirigeants naturels de l'opinion des milieux ouvriers, jeunes et intellectuels. La gauche se distinguait du courant libéral (de Gomulka, etc.) essentiellement par ses positions à l'égard des Conseils Ouvriers dans lesquels elle voyait la base des nouveaux rapports de production et l'ossature du nouveau pouvoir politique ».
Mais c'était un « courant hétérogène » qui n'a pas su « se séparer du courant technocratique dans les Conseils Ouvriers » (qui réclamaient uniquement la gestion des usines par les Conseils Ouvriers) ni « de la bureaucratie libérale » ni se démarquer nettement du « front social anti-stalinien en tant que mouvement spécifiquement prolétarien ». Il n'était pas « capable de formuler son propre programme politique, de le propager de façon organisée dans les masses, de former des partis »,
Ce qui fait qu'au moment culminant des Journées d'octobre alors que « la seule possibilité de développement de la révolution était la formulation d'un programme de classe prolétarien et l'organisation autour de lui d'un mouvement combattant le pouvoir de la bureaucratie libérale »... « non seulement la gauche n'a pas proposé un tel programme et organisé son propre parti, mais encore elle a prêté appui à la bureaucratie libérale, principale force anti-révolutionnaire. Toute l'autorité énorme dont jouissaient dans leur milieu les militants de la gauche a été transférée à la nouvelle direction. Ainsi la gauche a contribué au maintien du pouvoir de la bureaucratie et donc préparé sa propre mort politique et la défaite de la révolution. »
Critique sévère et lucide de cette « gauche » qui porte une grande responsabilité dans l'étouffement de la révolution en Pologne et dans son écrasement en Hongrie. (Mais ne l'est-elle pas également de tous ceux qui en France même prennent cette « gauche » pour modèle ou pire encore entretiennent des illusions analogues vis-à-vis du Parti Communiste Français ?).
Une longue partie du texte est consacrée aux problèmes internationaux de la révolution. D'abord pour prendre position ne serait-ce que brièvement contre l'impérialisme, en faveur de la lutte des peuples colonisés et pour dénoncer le rôle contre-révolutionnaire du stalinisme de par le monde, (chose importante dans les Démocraties Populaires, où il existe une certaine illusion quant au rôle « révolutionnaire « des PC en Occident ou dans les pays sous-développés), ensuite pour réfuter les arguments de ceux qui refusent les perspectives d'une révolution en Pologne à cause du « contexte international ».
Mais si le texte affirme à plusieurs reprises que « la révolution anti-bureaucratique est l'alliée naturelle du mouvement révolutionnaire dans le monde » ou que « contre l'entente de la bureaucratie internationale avec la bourgeoisie impérialiste internationale qui maintiennent les systèmes de dictature anti-populaires dans leurs sphères d'influence respectives, lançons le mot-d'ordre traditionnel du mouvement ouvrier : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » - il s'agit là de prises de position de principe seulement.
L'analyse ne procède pas de la réalité internationale conte d'un tout dont la Pologne fait partie, elle prend son appui sur les données strictement polonaises considérées en soi. En conséquence le programme est celui d'un prolétariat polonais considéré comme une entité indépendante et non comme partie du prolétariat mondial avec une tâche historique à remplir à l'échelle du globe.
Dans ces conditions, les prises de position les plus internationalistes semblent surajoutées.
Cette façon nationale d'aborder les problèmes - et les prises de position de principe n'y changent rien - est la faiblesse fondamentale du texte. Elle découle d'un défaut de raisonnement qui se manifeste surtout dans la partie analytique.
La partie analytique du texte est consacrée à la nature sociale du Régine polonais et à la courte histoire de son infrastructure. En la résumant brièvement, la thèse de Kuron et Modzelewski est la suivante : dans les conditions de sous-développement de la Pologne, l'industrialisation apparut comme une nécessité sociale. Or pour ce faire il était impossible de compter sur les pays capitalistes ; au contraire « le développement exigeait l'indépendance par rapport au mécanisme du marché capitalistes. Cette indépendance étant devenue un fait dans les années consécutives à la guerre, l'industrie dut se développer à partir des données nationales. Dans ces données nationales, il y avait en premier lieu l'existence d'une réserve considérable de main-d'oeuvre. Pour la rendre efficiente il fallait parvenir à l'emploi maximum avec une consommation réduite au minimum. Il fallait - pour reprendre l'expression des auteurs - un système de « production pour la production « . L'élite au pouvoir, la bureaucratie politique centrale, a fait de la « production pour la production » son propre but de classe et par là même, elle s'est donnée un rôle historique, une base sociale, et tous les attributs d'une classe dominante.
A l'heure actuelle donc, la société polonaise se diviserait en quatre classes principales : la bureaucratie politique d'abord, qui détient collectivement les moyens de production et l'appareil d'État, la classe ouvrière, la technocratie des directeurs d'usine etc. et la paysannerie.
Ce qu'on pourrait appeler « mode de production bureaucratique » après avoir rempli un rôle nécessaire, aurait accompli sa tache vers le début des années 50, en industrialisant le pays. A partir de là, il serait devenu un obstacle au progrès économique et les crises des années 53, 56-57 n'auraient été que l'expression sociale et politique du fait que « le mode de production bureaucratique » est dorénavant un obstacle au progrès économique.
Le raisonnement semble être très cohérent et colle à merveille à la réalité, un peu trop même quand on considère avec quelle exactitude les méandres de la situation politique et sociale suivent la montée et l'effondrement du « mode de production bureaucratique. - à moins que, comme il est manifeste, la théorie de « l'infrastructure bureaucratique » ait été taillée sur mesure, précisément pour expliquer les événements polonais et justifier les prises de positions des auteurs.
Cette façon de calquer mécaniquement les mouvements de la superstructure politique sur ceux d'une infrastructure économique inventée de toutes pièces pour les besoins de la cause, de forger des rapports de production, des forces de propriété inconnues jusqu'alors pour expliquer dans le cadre national ce qui n'est justement pas explicable dans le cadre national, de saisir au vol une classe dominante qui, sortie du néant, traverse en météorite l'horizon national pour remplir pendant deux ou trois ans une tâche historique, vieillir et tomber en décrépitude, n'a rien de marxiste.
En fait l'unique « tâche historique » de cette classe dominante semble être de s'effondrer un jour pour donner des raisons d'agir aux auteurs de la « Lettre Ouverte ».
Pourtant les révolutionnaires n'ont certes pas besoin, ni en Pologne, ni dans les Démocraties Populaires de chercher dans la décrépitude d'une construction imaginaire des raisons d'agir.
Le mode de production capitaliste a mis des siècles pour s'imposer aux dépens du mode de production féodale. La classe bourgeoise a lutté des siècles durant pour devenir une classe économiquement dominante avant de s'emparer du pouvoir d'État. D'où vient cette nouvelle classe dominante bureaucratique que serait la bureaucratie, quelles sont ses origines, quelles luttes a-t-elle menées pour s'épanouir et pour imposer un nouveau mode de production qui serait le sien ? Le chapitre consacré à « L'origine du système « n'en souffle mot.
Ou plus exactement si, voilà le passage qui résume en un certain sens cette origine :
« Ainsi l'élite, en monopolisant dans ses mains le pouvoir social et politique (mais d'où vient cette élite et d'où vient son pouvoir ?) ainsi que le pouvoir sur le processus de production et de répartition du produit (c'est-à-dire la propriété) a fait de l'industrialisation son intérêt de classe et - en un certain sens - un intérêt personnel. Elle a fait de la production pour la production son but de classe et la source d'affermissement et d'élargissement de sa domination « . (ce qui est souligné l'est par nous).
En voilà donc une classe qui détenait le pouvoir économique social et politique avant de se donner une existence matérielle en tant que classe et un rôle spécifique dans la production ! En voilà une classe qui avait une conscience de classe avant d'exister en tant que telle et qui était une classe dominante avant d'être une classe de par son rôle économique !
Créée du néant de par sa propre volonté, cette « classe bureaucratique » est d'autant plus fluide et difficile à saisir que les auteurs, en excluant ce qu'ils appellent la « technocratie » (contremaîtres, directeurs d'usines, cadres industriels) la réduisent strictement aux hautes sphères du parti et de l'État.
La « technocratie » ainsi séparée de la « bureaucratie » se voit, elle aussi, attribuée la qualification de « classe ». Comme il se doit, cette classe, quoiqu'elle serve la bureaucratie qui l'» achète », n'en a pas moins des intérêts différents et même opposés.
Bien entendu comme telle elle postule à son tour au pouvoir. Evidemment, si la technocratie était au pouvoir un tel régime « entraîne une autre composition et un autre caractère de classe dominante, d'autres rapports de production''. Le conditionnel n'est d'ailleurs pas de mise que pour la Pologne, car un tel régime serait déjà en place en Yougoslavie ! Le raisonnement est poussé jusqu'au bout, jusqu'à l'absurde !
Ainsi, quoique les auteurs aient affirmé en préliminaire en parlant de la bureaucratie que « le fait qu'elle exerce le pouvoir ne préjuge pas de sa nature de classe., la « nature de classe » de cette « bureaucratie » réduite aux hautes sphères de l'appareil d'État semble découler exclusivement de l'exercice de ce pouvoir !
Un chapitre entier (le chapitre V) est consacré à « la crise économique du système. Les auteurs essaient d'y démontrer, citations, chiffres, statistiques à l'appui, et au moyen d'un langage fort savant d'économistes, que depuis quelques années, les « rapports de production bureaucratiques » sont arrivés au bout du rouleau, entraînant une crise économique fatale à la « société bureaucratique ». Cette crise serait l'image de « la contradiction entre potentiel économique développé et le bas niveau de la consommation sociale ». Et d'en déduire que la seule et inévitable solution de cette crise est l'abolition de ces rapports de production, et, par cela même, l'abolition de la domination de classe de la bureaucratie ». La révolution est donc objectivement nécessaire, elle seule peut sortir la société d'une crise due à la survivance de rapports de production dépassés. Voilà où les auteurs semblent voir la légitimation profonde et des événements de 56, et de leur action révolutionnaire.
Ces thèses cependant, par-delà leur déficience intrinsèque, constituent une arme à double tranchant. Car si elles semblent légitimer l'action révolutionnaire aujourd'hui, elles légitiment du même coup la « société bureaucratique » dans sa phase « ascendante », quand elle correspondait à une nécessité sociale. Et à la question : fallait-il combattre le régime dans les années 48-50, les auteurs ne pourraient répondre en toute logique et honnêteté que par un non.
Une théorie vaut par les conclusions qu'on peut en tirer. La « bureaucratie » est une « classe dominante », nous l'avons vu, sortie du néant. Voilà pour son passé, contentons-nous-en ; mais quel est son avenir ? Est-ce une classe dominante ayant un avenir historique à l'échelle du globe ? Le mode de production « bureaucratique » remplacera-t-il nécessairement le mode de production capitaliste ? La bureaucratie succédera-t-elle à la bourgeoisie, comme celle-ci a succédé à la classe féodale ? Ouvre-t-elle une nouvelle ère devant l'humanité ? Y aurait-il entre le capitalisme et le socialisme une étape supplémentaire dans l'évolution des formes sociales, si toutefois le socialisme a encore un avenir dans ces conditions ?
Les auteurs ne se posent pas ces questions. Toutefois il ne semble pas qu'ils attribuent à la bureaucratie un rôle historique général, et la société de demain, ils la voient socialiste.
Mais alors le mode de production bureaucratique est un phénomène strictement polonais (mettons qu'il est commun aux Démocraties Populaires, nais n'oublions pas d'exclure la Yougoslavie, qui, elle, est « technocratique » !). Sa nécessité historique est spécifique à la Pologne.
La Pologne (et les Démocraties Populaires) constituerait-elle une sorte de havre dans l'affrontement international de l'impérialisme et du prolétariat, avec ses nécessités historiques propres, ses formes sociales propres, introuvables ailleurs, sa « classe dominante » originale avec une « tâche historique » qui ne vaut que pour la Pologne ?
En un mot, la Pologne serait-elle une entité isolée, hors d'espace, où aucune influence extérieure ne vient perturber une évolution interne qui n'obéit qu'à ses propres lois ? Un tel isolement n'existe, il est évident, que dans la tête des auteurs.
En fin de compte, le défaut principal grave de cette « plate-forme idéologique », d'où découlent tous les autres, est de fonder l'analyse sur des données nationales, sans replacer le moins du monde - si ce n'est d'une façon artificielle, surajoutée - la Pologne dans le contexte international, sans considérer l'économie polonaise comme une partie de l'économie Mondiale, sans examiner les rapports de classe en Pologne à la lumière des rapports de classe à l'échelle internationale.
La structure économique, sociale et politique de la Pologne est une monstruosité incompréhensible pour quiconque fait abstraction du reste du monde. Elle est incompréhensible pour quiconque ignore la dynamique de la lutte des classes internationale dans cette période d'après-guerre qui a vu successivement la Sainte-Alliance impérialistes-bureaucrates se former pour reconstruire les appareils d'État bourgeois d'Europe centrale afin de briser toute possibilité de développement révolutionnaire, puis, une fois le prolétariat brisé, la bureaucratie soviétique lutter pour maintenir sous son contrôle des appareils d'État nationaux qui lui étaient foncièrement hostiles, en transformant partiellement les sociétés des Démocraties Populaires à l'image de sa propre société.
Une coupe statique de la société polonaise est fort intéressante d'un point de vue sociologique, mais elle ne préjuge en rien de la nature de l'État polonais. Cette société est celle d'un pays sous-développé, auquel l'impérialisme, avec l'aide de la bureaucratie soviétique, a imposé un État bourgeois et que la même bureaucratie soviétique a façonné à sa manière.
Kuron et Modzelewski ne se sentaient pas, à juste titre, en droit de reconnaître en l'État polonais un État « ouvrier » (il faut être stalinien ou certains trotskystes pour le faire). Ne trouvant pas trace d'une bourgeoisie vigoureuse à l'occidentale, il leur eût sans doute semblé absurde de parler d'État bourgeois, ils croyaient s'en sortir en inventant un nouveau type d'État s'appuyant sur un nouveau type de classe, avec un nouveau type de rapports de production. Mais on ne triche pas avec la réalité sans s'enfoncer dans des contradictions autrement plus graves que celles qu'ils voulaient éviter et qui sont celles d'une réalité contradictoire.
La couche que les auteurs appellent « classe bureaucratique » n'est pas l'assise sociale de l'appareil d'État, elle n'en est que le serviteur, exactement comme la couche des haut fonctionnaires qui en Occident dirige les appareils d'États pour le compte de la bourgeoisie. Même si le régime bonapartiste dur en Pologne a engendré une caste dirigeante vaste, omniprésente, toute puissante et d'apparence au-dessus de la société, et même si cette caste se sert de son pouvoir au profit de ses intérêts spécifiques.
Certes la bourgeoisie polonaise, faible déjà avant guerre, est quasi inexistante aujourd'hui. Mais la bourgeoisie est une classe internationale. C'est elle qui a reconstruit, avec l'aide de la bureaucratie soviétique, l'appareil d'État polonais d'aujourd'hui qui est le produit des intérêts contradictoires de la bourgeoisie mondiale et de la bureaucratie soviétique. L'armée soviétique et l'impérialisme, voilà les deux piliers du régime bonapartiste en Pologne.
Ce qui légitime l'action révolutionnaire du prolétariat polonais, ce n'est pas la crise d'un soi-disant mode de production particulier, mais bien la crise du capitalisme à l'échelle du monde. Ce qui la légitime, c'est que, à l'échelle du globe, pour reprendre l'expression du Programme de Transition, « sans révolution socialiste, et cela dans la prochaine période historique, la civilisation humaine toute entière est menacée d'être emportée dans une catastrophe ».
Dans cette « crise historique de l'humanité », le prolétariat polonais n'a pas une place à part, avec des raisons à part, il doit agir en tant qu'élément du prolétariat mondial dans le grand combat pour la société socialiste.
Et le rôle des révolutionnaires polonais, comme Kuron et Modzelewski, est bien sûr ce qu'ils essaient de faire : construire le Parti Révolutionnaire de la classe ouvrière polonaise. Mais dans le cadre d'une Internationale révolutionnaire qui ne sera que si elle est, aussi, leur oeuvre.