La coexistence pacifique, plus court chemin vers la IIIe guerre mondiale01/10/19671967Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

La coexistence pacifique, plus court chemin vers la IIIe guerre mondiale

L'Union soviétique célèbre cette année son cinquantième anniversaire et, dans leurs discours commémoratifs, ses dirigeants, comme les thuriféraires staliniens du monde entier, ne manqueront pas de s'extasier une fois de plus sur le formidable développement économique qui, en un demi-siècle, a fait d'un pays arriéré, semi-colonie impérialiste, la deuxième puissance mondiale. Ils ne manqueront pas non plus d'y voir le gage d'une future victoire définitive du « camp socialiste » dans une compétition pacifique avec l'impérialisme.

Si les révolutionnaires de 1917 pouvaient assister à ces cérémonies officielles du cinquantenaire, ils seraient sans doute bien surpris. Par le langage de ceux qui se présentent aujourd'hui comme leurs héritiers politiques, tout d'abord, mais aussi par le cours que l'histoire a emprunté.

Les bolcheviks ne considéraient pas la révolution qui les avait amenés au pouvoir comme un phénomène purement national, mais comme la première étape de la révolution socialiste mondiale. Et ils ne pensaient certes pas que l'URSS puisse avoir un avenir « national ». Ils n'envisageaient que deux possibilités : ou bien la révolution socialiste parviendrait à vaincre, à plus ou moins brefs délais, dans les pays industriels, ou bien elle serait vaincue, et l'URSS, premier et dernier bastion de cette révolution, sombrerait avec elle.

L'histoire a pris une voie moyenne que nul n'avait prévu. Nulle part ailleurs le prolétariat ne réussit à conquérir le pouvoir d'une manière durable. Partout où il se lança à l'assaut du pouvoir, il fut finalement vaincu. Mais sa combativité empêcha l'impérialisme de détruire l'Union soviétique, et celle-ci, en tant qu'État, survécut au reflux de la vague révolutionnaire.

Cependant, le prolétariat soviétique, isolé, épuisé, décimé par la guerre civile, allait se voir écarté du pouvoir par une bureaucratie usurpatrice utilisant la puissance de l'appareil d'État pour la défense de ses intérêts propres. Depuis sa naissance, cette caste parasitaire se trouve placée dans une position éminemment instable. Elle n'a pu s'emparer du pouvoir que grâce à un fragile équilibre des forces en présence sur l'arène mondiale, et toute rupture brutale de cet équilibre risque de lui être fatale. Le triomphe d'une révolution prolétarienne, quelque part dans le monde, signifierait sa perte à bref délai. Un conflit avec l'impérialisme risquerait de l'amener, comme en 1941, au bord de la catastrophe.

C'est ce qui explique le rôle profondément contre-révolutionnaire de la bureaucratie soviétique, liée, comme un funambule, au maintien du statu-quo.

La politique de « coexistence pacifique » n'est rien d'autre que la recherche permanente du maintien de ce statu-quo, aux dépens des travailleurs, des exploités, des opprimés du monde entier.

Nous ne discuterons pas ici de la possibilité de la coexistence pacifique entre l'URSS et les impérialistes, jusqu'au moment où ceux-ci, rattrapés et dépassés sur le plan économique, auraient l'amabilité de s'incliner de bonne grâce, enfin convaincus de la supériorité du système « socialiste ». Il serait vain de vouloir opposer des arguments à des illusions capables de résister aux bombes qui tombent chaque jour sur le Nord-Vietnam.

Il est hors de doute qu'un jour ou l'autre, l'impérialisme ne verra plus d'autre solution que la guerre. Et, le jour où il se décidera à la faire, il voudra avant tout régler la question qui reste pendante depuis 1917, celle de l'existence de l'URSS.

Au cours de la seconde guerre mondiale, l'Union soviétique a eu la chance d'être attaquée par l'impérialisme le plus faible, l'impérialisme allemand, et de se retrouver ainsi dans le camp du vainqueur, alliée de fait, puis de droit, de l'impérialisme américain.

Mais une telle éventualité ne peut plus se reproduire. La suprématie des USA est aujourd'hui absolue, et rend impossible toute possibilité de conflit entre impérialistes, et cela d'autant plus que la deuxième guerre mondiale a entraîné pour l'impérialisme une perte d'influence sur la moitié de l'Europe, sur la Chine, et qu'elle a déclenché la vague de mouvements d'émancipation des peuples coloniaux.

La politique de coexistence pacifique peut reculer au maximum l'échéance militaire (comme la pacte germano-soviétique a permis à l'URSS de gagner deux ans), mais elle ne peut pas permettre d'éviter l'inévitable.

Et la question qu'il convient de se poser, c'est de savoir dans quel sens évolue réellement le rapport de forces global, à l'échelle mondiale, pendant cet entre-deux-guerres que nous vivons.

Lorsqu'ils acceptent d'envisager l'hypothèse d'une troisième guerre mondiale, les staliniens défendent leur politique en expliquant que gagner du temps à n'importe quel prix est chose importante, car cela permet à l'URSS, engagée dans une compétition économique avec l'impérialisme, de prendre, ou d'augmenter, l'avantage qu'elle a sur celui-ci.

Il est vrai que l'Union soviétique a, depuis sa naissance, connu un développement économique considérable, à un rythme nettement supérieur au rythme de croissance des économies capitalistes. Son potentiel industriel et militaire est aujourd'hui immense. Mais il est néanmoins loin d'égaler celui des USA, et, à plus forte raison, celui de l'ensemble des puissances impérialistes.

Les remarquables performances des techniciens soviétiques dans le domaine spatial ne doivent pas nous faire illusion, car ce ne sont pas les performances dont chaque adversaire serait capable qui détermineraient le vainqueur dans un affrontement purement militaire entre l'URSS et les pays impérialistes, mais bien la puissance économique globale de chacun des adversaires. (L'avance technique de l'Allemagne, au cours de la seconde guerre mondiale, dans certains domaines, et notamment dans celui de l'aviation et des fusées, ne lui a pas épargné la défaite devant le colosse économique américain).

Et, non seulement le potentiel industriel de l'URSS est encore loin d'égaler celui des USA, mais il est impensable que ce rapport de forces économiques puisse s'inverser, même en imaginant une période de développement pacifique, sans commune mesure avec le temps qui nous sépare de la troisième guerre mondiale. Mais, le problème du rapport de force ne se pose pas dans les seuls termes économiques ou militaires.

Il n'y a aucune commune mesure entre la puissance de l'impérialisme américain et les maigres possibilités économiques du Vietnam. Il n'empêche que, depuis des années, l'armée du plus puissant des impérialistes piétine dans les rizières vietnamiennes, incapable de venir à bout d'un adversaire dont la meilleure arme, et parfois la seule, est sa farouche volonté de conquérir la liberté et le droit à la dignité.

Ce ne fut pas non plus sa puissance économique qui sauva, au lendemain de la révolution d'Octobre, la jeune république soviétique face à la coalition impérialiste, mais bien la détermination des masses russes, décidées à détendre leurs conquêtes jusqu'au bout, et la combativité révolutionnaire du prolétariat européen qui paralysa pratiquement l'intervention impérialiste et empêcha son développement.

Mais rien n'effraie plus la bureaucratie qui préside aujourd'hui aux destinées de l'Union soviétique, que l'idée d'une lutte révolutionnaire du prolétariat. Et, non seulement elle ne compte pas sur cela, mais, plus, on peut être sûr qu'elle mettrait tout en ouvre, le cas échéant, comme elle l'a fait dans le passé, pour s'y opposer. Dans le meilleur des cas, en utilisant l'influence des partis « communistes » pour dévier les luttes de la classe ouvrière de leurs buts, dans le pire, en écrasant, comme ce fut le cas en Hongrie, le prolétariat sous les chenilles de ses blindés, ou en aidant l'impérialisme à le faire. Car la bureaucratie peut toujours espérer composer avec l'impérialisme, mais elle sait que la conquête du pouvoir par la classe ouvrière quelque part dans le monde, sonnerait irrémédiablement son glas.

Cela n'a certes rien de nouveau, puisque c'est le fond de la politique extérieure soviétique depuis quarante ans.

Mais les vingt dernières années ont vu se développer les luttes des peuples colonisés ou semi-colonisés, luttes qui en font objectivement les alliés de l'URSS dans le conflit latent qui l'oppose à l'impérialisme.

Au cours de ces luttes, l'une des principales préoccupations de la bureaucratie a été de tout faire pour éviter - et en cela elle était pleinement d'accord avec les organisations nationalistes bourgeoises qui dirigeaient ces mouvements - qu'au cours de la lutte, puisse surgir une organisation révolutionnaire socialiste capable d'ouvrir aux masses d'autres perspectives que la voie sans issue d'une indépendance formelle.

Il est vrai que l'absence, non seulement d'une Internationale digne de ce nom, mais même d'un embryon de direction révolutionnaire internationale rendit cette tâche particulièrement aisée ; sans parler de la cécité politique de bon nombre de militants se réclamant du trotskysme qui, prenant leurs désirs pour des réalités, virent dans ces directions petites-bourgeoises des partis révolutionnaires (au sens socialiste du terme) sinon achevés, du moins en puissance.

Mais, même assurée que ces mouvements ne risquaient pas de sortir du cadre nationaliste bourgeois, la bureaucratie soviétique les accueillit sans aucun enthousiasme, malgré les discours bienveillants destinés à la propagande extérieure, car ils risquaient sans cesse d'ébranler l'équilibre mondial. Ce n'est pas la moindre des contradictions de cette politique de coexistence pacifique chère aux dirigeants soviétiques, qu'elle repose sur un statu-quo qui ne dépend pas d'eux. En effet, si l'URSS, grâce à l'influence des partis staliniens, peut intervenir facilement dans la vie politique intérieure de pays comme la France ou l'Italie, et contrôler les mouvements des masses, elle ne dispose absolument pas des mêmes possibilités dans les pays dits du tiers monde, où les partis « communistes » n'ont généralement pas d'influence, ou bien lorsqu'ils en gagnent, finissent par rompre, au moins de fait, avec Moscou et par se conduire, en cas de crise, comme n'importe quelle organisation nationaliste petite-bourgeoise.

Parce qu'elle craignait, et de voir se développer un mouvement révolutionnaire, et de mettre en danger le statu-quo, la politique de la bureaucratie soviétique a donc toujours été extrêmement prudente, pour ne pas dire timorée, vis-à-vis des luttes anti-impérialistes menés par les peuples des pays sous-développés.

Lorsqu'il s'agit de mouvements de lutte pour l'indépendance, l'aide russe se limite généralement à des discours de solidarité. Lorsqu'il s'agit de mouvements visant, dans un pays formellement indépendant, au renversement d'une équipe dirigeante trop ouvertement liée à l'impérialisme, là encore, le discours est le principal article d'exportation soviétique, quand les nécessités de la politique extérieure de l'URSS ne l'amènent pas à défendre, comme ce fut le cas à Cuba avant la chute de Batista, une dictature réactionnaire contre des mouvements démocratiques.

Il n'y a guère que lorsqu'il s'agit de gouvernements indépendants en butte aux attaques de l'impérialisme, que les dirigeants soviétiques se sentent à leur aise, leur légalisme d'usurpateur satisfait, et le maintien du statu-quo jouant cette fois dans le sens d'une aide contre l'impérialisme, assurés qu'ils sont que ces gouvernements ne peuvent aller très loin dans cette voie.

Mais la seule aide qu'ils savent promettre, sinon offrir, c'est une aide militaire. Aide peu efficace, parce que, même « aidé », aucun pays sous-développé ne peut affronter une armée impérialiste dans le cadre d'une guerre classique et que la seule aide réelle serait de mobiliser partout les masses contre l'exploitation, dans le pays attaqué comme dans les forteresses impérialistes que sont les pays capitalistes avancés, ce que l'URSS ne veut à aucun prix.

Aide d'autant plus inefficace que, comme à Cuba lors de l'affaire des fusées, ou en Egypte l'été dernier, l'Union soviétique se voit contrainte à la retirer précipitamment quand, au lieu d'éloigner les risques de conflit, elle les rapproche.

En fait, cette politique de l'URSS conduit implacablement à son isolement face à l'impérialisme, et ses conséquences sont encore plus sensibles depuis ces dernières années, à cause du durcissement de l'impérialisme américain.

Celui-ci semble décidé à ne plus accepter le moindre recul, ou que ce soit dans le monde, comme l'a montré son attitude à Saint-Domingue, comme il le montre chaque jour au Vietnam.

Et il ne se contente pas de ne plus reculer. Par personnes interposées, il a pris l'initiative en de nombreux endroits. Le conflit du Moyen Orient en est l'exemple le plus manifeste et le plus récent, mais ce n'est pas le seul.

Les buts de l'impérialisme lors du troisième conflit mondial seront, d'une part, de reprendre en mains l'ensemble des pays sous-développés, d'autre part, et surtout, de s'attaquer à la racine du mal (pour lui), l'URSS, dont la seule existence, indépendamment de la politique menée par ses dirigeants, a seule permis à certains pays du « tiers monde » d'échapper peu ou prou à l'emprise de l'impérialisme.

Or, cette reprise en mains des pays sous-développée a en fait déjà commencé. Au cours de ces deux dernières années, l'Afrique a été le théâtre d'une série de coups d'État militaires, qui ont généralement amené au pouvoir des hommes encore plus dociles que leurs prédécesseurs aux ordres de l'impérialisme. Et le putsch indonésien, Saint-Domingue, le conflit du Moyen-Orient, sont encore dans toutes les mémoires. Certes, de tels coups d'État ne sont pas choses nouvelles, mais ils prennent une nouvelle signification dans le contexte du raidissement politique de l'impérialisme américain.

En un certain sens, la troisième guerre mondiale est ainsi commencée, et chacun des succès de l'impérialisme isole un peu plus l'Union soviétique, avant la généralisation, peut-être lointaine encore, mais inéluctable si la Révolution prolétarienne ne vient l'empêcher, du conflit.

La politique de coexistence pacifique amène ainsi, paradoxalement, le problème de la résistance possible de l'URSS à une éventuelle agression impérialiste, à se poser chaque jour d'avantage sous une forme purement militaire.

C'est peut-être la solution la moins mauvaise pour l'avenir de la bureaucratie, en tant que couche dirigeante, mais certainement pas pour celui de l'Union soviétique.

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