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Une génération

Le 1er août 1936 commençait dans les journaux soviétiques une vaste campagne dirigée contre un certain nombre de vieux militants du parti bolchevik, accusés à la fois de terrorisme, de « trotskisme » et de bien d'autres choses encore. Le 14 août, leur procès était annoncé. Il s'ouvrit le 19, et le 25 du même mois, Zinoviev, Kaménev, Smirnov, et plusieurs autres compagnons de Lénine étaient exécutés, probablement dans les caves de la prison modèle de Moscou, la Loubianka.

L'annonce de ce procès et de ces exécutions frappa l'Europe de stupeur : c'était surtout l'ancien Parti qui se trouvait ainsi sciemment détruit, ses cadres et ses dirigeants. L'ahurissant procès qui prétendait sanctionner la culpabilité des accusés n'alla pas sans indigner quelques uns : ce ne fut qu'une sinistre parodie de jugement, expédié rapidement et accompagné d'une campagne délirante dans la presse soviétique et dans les réunions du Parti, tout le monde réclamant avec enthousiasme la mort pour « les chiens galeux », et glorifiant d'avance « le chef génial, notre soleil » de son jugement équitable, et même indulgent.

Toute la société russe semblait en proie à une peur maladive. La presse, la radio entretenaient une psychose telle qu'il ne se trouvait personne qui ne se sentît menacé. Depuis quelques années déjà, beaucoup de membres, de cadres du Parti, avaient disparu dans les prisons, les camps et les « isolateurs », et le fait d'être l'épouse, le père ou l'ex-secrétaire d'un de ces parias suffisait à faire emprisonner quelqu'un. Ainsi chacun, fouillant son passé, tremblant qu'on ne vint à tout moment l'arrêter, se lançait-il dans des éloges effrénés de Staline. C'est dans cette atmosphère que des militants comme Zinoviev, ex-dirigeant de l'Internationale, comme Smirnov, bolchevik de longue date, ont pu être assassinés. Pour ce faire, Staline dut pourtant utiliser le procédé, devenu l'arme classique de l'arsenal stalinien, de l'amalgame entre des critiques politiques - « ils reçoivent leurs ordres de Trotsky, ce sont des Trotskistes » - et l'accusation d'avoir organisé des complots terroristes.

Dans le but d'entretenir la confusion, figurèrent au procès un certain nombre d'individus inconnus, d'origine plus que louche, les Bernan-Iourine, les frères Lourié, dont le rôle consista uniquement à environner le procès d'une atmosphère trouble qui devait contribuer à salir et à discréditer les vieux bolcheviks, lesquels conservaient malgré tout du prestige auprès des masses.

Car, en réalité, les faits sur lesquels tendait de s'appuyer l'accusation étaient très minces ; beaucoup se contredisaient, et la seule hypothèse de contacts autre les accusés et Trotsky (qui se trouvait alors en Norvège) était suffisamment aberrante pour retirer toute valeur à l'accusation.

D'ailleurs, cette accusation n'avait pas tellement d'importance en soi, ce qui importait pour Staline, c'était de terroriser le parti de le briser, afin de lui faire accepter l'assassinat de la vieille garde de ces anciens compagnons de Lénine qui gênaient tellement la bureaucratie usurpatrice. En cela, ses efforts ont été couronnés de succès.

Il ne faut pourtant pas s'illusionner sur la portée de pareilles méthodes : elles n'auraient pas suffi à faire accepter un tel crime, si la voix des révolutionnaires s'était élevée pour dénoncer Staline et sa clique.

Car, c'est ce qui paraît le plus stupéfiant dans ce procès, les accusés ne protestèrent pas plus contre la manière dont on les jugeait que contre ce dont on les accusait.

Bien plus, tous avouèrent et se reconnurent coupables des plus grands crimes contre Staline et contre l'État soviétique. 0n entendit des actes de contrition insensés, des éloges délirants de Staline, mais pas la moindre critique, la moindre allusion à une manoeuvre politique. Seul Smirnov voulut se rétracter et se montra réticent pour les aveux.

Cette attitude parait inexplicable de la part d'hommes de la trempe des vieux bolcheviks, si certainement les prisons et les tortures staliniennes sont capables d'inspirer la terreur, elles n'expliquent cependant les « aveux » des accusés d'août 36 que dans une très faible mesure. i1 a fallu autre chose pour les amener à s'humilier ainsi devant Staline, qu'ils exécraient, et devant ses juges, (dont Vychinsky).

Seuls le dévouement et la fidélité au Parti, à ce qu'il représentait malgré tout encore à leurs yeux, ont pu les y amener. Ils n'imploraient aucune clémence, ils réclamaient même la mort, parce que c'est volontairement qu'ils se sacrifiaient.

Car Staline avait usé, pour les réduire, d'une arme efficace ; le chantage à la guerre, et l'appel à un sacrifice suprême pour le Parti, le sacrifice de leur vie. Cela parut bien incroyable aux sociaux-démocrates et aux « amis de l'URSS » en tous genres que comptait la France d'alors. Cela n'est en effet concevable que de la part d'hommes formés par le vieux parti bolchevik, par la lutte contre le tsarisme, par le parti de Lénine - ces hommes avec lesquels Staline voulait en finir, car, même vieux et usés, ils représentaient pour lui un danger.

Il supprimait ainsi toute éventuelle équipe de rechange, et voulait au travers d'eux atteindre Trostky. Il faisait place nette à l'arrière. Et la bureaucratie, dont la puissance restait précaire, avait trouvé son chef suprême, son sauveur, autour de qui se serrer et se taire.

Et ce n'est pas par hasard que Krouchtchev n'a pas cité le « procès des 16 » parmi les crimes de Staline.

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