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Une démocratie à rénover
Bien que les fascistes ne se soient pas encore, pratiquement, risqués devant les usines, cela pourrait arriver assez rapidement.
En prévision de cette éventualité, dans certaines entreprises, le PCF et la CGT ont proposé l'organisation de groupes chargés d'interdire la diffusion de la presse fasciste aux portes des usines.
On pourrait se réjouir de voir enfin ces organisations déclarer vouloir lutter autrement qu'avec des pétitions, ou en implorant l'aide du gouvernement, et vouloir entamer la lutte contre le fascisme. Mais le malheur est que, à supposer que les coups soient bien destinés à l'extrême-droite et non aux militants révolutionnaires, il n'est pas sûr du tout qu'une telle attitude rencontre la sympathie et encore moins entraîne la participation des travailleurs.
C'est pour avoir trop souvent crié au loup sans motif que le berger de la fable périt dévoré. Pour avoir trop crié au fascisme, la gauche française risque de subir le même sort, le tragique étant que ce loup-là ne se contenterait pas du berger.
Le terme « fasciste » n'a pas seulement servi à désigner tout ce qui était plus ou moins de droite, sans distinction, il a aussi été à la base de toutes les calomnies que le PCF, à défaut d'arguments idéologiques, a lancées contre l'extrême-gauche. De ce fait, pour beaucoup de gens qui ont vu dénoncer les « hitléro-trotskystes », « le régime fasciste de de Gaulle » et tant d'autres, ce mot ne signifie plus grand'chose.
Et si demain les fascistes viennent distribuer leurs tracts devant une usine, qu'est-ce qui permettra aux ouvriers de les reconnaître ? Bien sûr, s'ils faisaient l'erreur de se présenter immédiatement sous l'aspect de troupes de choc anti-ouvrières casquées, bottées et armées, le problème ne se poserait sans doute pas. Mais il est plus vraisemblable qu'ils se garderont bien d'apparaître ainsi au début, il y a fort à parier qu'ils ne signeront pas OAS, et qu'ils se présenteront sous un aspect pacifique.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il n'est pas si facile de distinguer ce qui est fasciste de ce qui ne l'est pas. Cela demande même une certaine culture politique. Pour gagner les masses, la démagogie fasciste peut rivaliser de « socialisme » avec les réformistes, proclamer son anti-capitalisme, réclamer la nationalisation des banques et des trusts. En fait, en dehors des louanges à l'URSS et à Krouchtchev, il n'y a pas grand chose dans ce qu'écrit aujourd'hui le PCF que les fascistes ne puissent reprendre à leur compte un jour. Il n'y a qu'un seul point du programme socialiste que le fascisme n'ait jamais repris à son compte et qu'il ne pourra jamais reprendre même en le défigurant, l'internationalisme ! S'il ne se réclamait pas, au contraire du nationalisme le plus réactionnaire, ce ne serait plus le fascisme. Mais ce n'est même pas un critère, car dans les discours patriotiques, il y a beau temps que Thorez n'a rien à envier à Salan.
En fait, ce ne sont donc pas tellement les différences « idéologiques » qui caractérisent fascistes et sociaux-démocrates ou staliniens. La différence fondamentale réside dans la nature sociale de leurs organisations. L'une est essentiellement une organisation destinée à briser par la force et la terreur toutes les organisations autonomes de la classe ouvrière. Les autres sont des organisations reposant sur l'ossature d'une bureaucratie ouvrière.
Mais, ni l'emploi de la violence contre des militants ouvriers, ni même le gangstérisme et le crime politique, ne sont le privilège des fascistes. et la classe ouvrière a eu plus souvent l'occasion de voir de semblables méthodes appliquées par des gens se réclamant du communisme.
Et le crime du stalinisme c'est non seulement d'avoir tué ou blessé des opposants, c'est d'avoir détruit la conscience ouvrière au point que si, demain, les fascistes viennent aux portes des usines, ils pourront se poser à bon compte en défenseurs de la démocratie.
C'est pourquoi, dans les circonstances actuelles, la tâche des militants révolutionnaires ne consiste pas à faire la chasse aux diffuseurs d'extrême-droite. Les ouvriers ne comprendraient certainement pas une telle attitude de la part de gens qui réclament la liberté d'expression pour leur propre compte. A défaut d'avoir conscience de ce qu'est la démocratie ouvrière, les ouvriers qui s'opposent aux staliniens le font au nom de la démocratie tout court, du droit de chacun d'exprimer son opinion, et cela vaut infiniment mieux que si le Parti Communiste exerçait par la force un monopole de l'expression à la porte des usines.
Car il importe finalement très peu que les travailleurs lisent ou ne lisent pas la presse d'extrême-droite, et ce serait attribuer au papier imprimé une valeur qu'il n'a pas, que de croire son effet déterminant. Cela ne signifie pas que, dans certaines circonstances, lorsque cela correspondrait à la volonté des travailleurs, il ne serait pas juste de s'opposer physiquement aux diffuseurs de tracts fascistes, mais ce serait en tant que fascistes, et non en tant que diffuseurs de tracts.
Par contre, l'existence d'une démocratie réelle dans les rangs ouvriers serait un facteur d'une importance considérable, car à partir du moment où il existera des groupes fascistes agissant publiquement, une lutte anti-fasciste efficace ne pourra être que le fait de la classe ouvrière tout entière, et une telle lutte ne peut se concevoir que sous le drapeau de la démocratie ouvrière. Mais, hélas, la seule démocratie sur laquelle la gauche sache encore faire des discours, c'est la démocratie bourgeoise. Celle qui permet à ses hommes de plume de se faire élire conseillers généraux ou députés, et les colleurs d'affiches du dimanche, champions de la « démocratie rénovée », se transforment le reste de la semaine en champions de boxe du monopole stalinien à l'usine.
Le manque de démocratie dans les rangs ouvriers n'a pas seulement pour effet d'empêcher la diffusion des idées révolutionnaires, il contribue aussi à démoraliser la classe ouvrière par le spectacle de luttes entre militants qui n'ont rien d'enthousiasmant, et par la trop grande ressemblance qu'offrent ceux qui prétendent la diriger avec ceux qu'ils prétendent combattre.
Les milices ouvrières qui seront seules, demain, si les bandes fascistes font leur apparition dans la rue, à pouvoir s'opposer à elles, devraient pour être efficaces mobiliser tous les travailleurs anti-fascistes, quelles que soient leurs opinions ou leur appartenance politique, être non pas la milice d'un parti, mais l'instrument de la démocratie ouvrière, l'embryon du pouvoir ouvrier. C'est par leur attitude devant les staliniens, et devant les travailleurs, que les militants révolutionnaires peuvent imposer la « rénovation » de la démocratie ouvrière, Si cela permet un jour à quelques fascistes plus ou moins bien camouflés de diffuser impunément leur presse devant les usines, cela n'a finalement que peu d'importance, car c'est de cette « rénovation » que dépend l'issue définitive de la lutte.