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Un coup d'épée dans l'urne
Si la bataille pour le référendum n'a pas encore touché le grand public, elle fait cependant rage au niveau des éditoriaux de la presse politique et dans les couloirs des deux Assemblées. Presque tous les partis, à l'exception de l'UNR, se sont prononcés contre le projet de révision constitutionnelle proposé par de Gaulle et, surtout, contre la manière dont il envisage de la faire, en court-circuitant le Parlement et en la faisant approuver par, voie de référendum.
Il est même possible qu'il se trouve au Parlement une majorité susceptible de voter une motion de censure qui renverserait le gouvernement mais entraînerait la dissolution de l'Assemblée et de nouvelles élections. C'est ce qui fait dire à tous les commentateurs du Centre (le Figaro, le Monde par exemple) que de Gaulle a commis là une erreur d'appréciation et que son mépris du Parlement risque d'entraîner ces nouvelles élections, élections qui favoriseraient les « extrêmes » (c'est-à-dire le PCF et l'OAS). Pour eux, de Gaulle aurait dû d'abord obtenir et, toujours selon eux, il l'aurait pu, l'accord du Parlement.
Evidemment, il se peut effectivement que, dans un élan de courage, une majorité de députés vote cette motion de censure qui les renverrait devant les électeurs. Il est possible, si des élections intervenaient dans un délai bref, que celles-ci se traduisent par une victoire de la « gauche » (du magma PCF-PSU-Socialistes-Radicaux). Mais il est peu probable que l'extrême-droite (pro-OAS) en sorte renforcée. Et c'est probablement cela qui empêchera les députés de la majorité ; de voter une motion de censure. Car il y a un gros risque qu'une Assemblée élue actuellement soit en majorité de « gauche », c'est-à-dire « ingouvernable » sans un pouvoir présidentiel. C'est d'ailleurs pour se préserver de ce risque dans l'avenir que de Gaulle veut modifier la Constitution. Jusqu'où iront les députés, on ne peut encore le prévoir. Mais ce n'est pas par maladresse que de Gaulle court-circuite ainsi le Parlement. Il doit, pour remplir son rôle, apparaître aux yeux des masses comme un homme seul, en butte à l'hostilité et à l'incompréhension des « partis ». Le bonapartisme est impensable sans un Bonaparte. La révision constitutionnelle, obtenue avec l'accord des partis, aurait peut-être permis à son successeur d'avoir plus d'autorité, mais ne lui aurait pas fourni le prétexte et l'occasion d'un nouveau plébiscite qui lui est nécessaire pour affronter la Chambre qui, de toute façon, sera élue au plus tard l'année prochaine.
Les plébiscites sont en effet un aliment indispensable à l'organisme des Bonaparte. Une victoire remportée par lui contre la quasi-totalité de l'Assemblée actuelle lui permettra de se trouver en meilleure position pour gouverner dans l'avenir contre une Assemblée hostile ou « de gauche ».
Mais cette victoire, de Gaulle l'obtiendra-t-il ? A voir la quasi-unanimité qui se fait contre lui dans les partis, on pourrait penser que les Non ont des chances de l'emporter. C'est possible. Mais il serait faux de ne tenir compte que de l'attitude des « partis ». Comment une grande majorité de la population considérerait-elle comme anti-démocratique de faire élire le Président de la République par l'ensemble des citoyens du pays, plutôt que de le faire élire par quelques milliers de « notables » comme le prévoit la Constitution actuelle ? Et voter « Non » à ce référendum, c'est peut-être voter contre de Gaulle, mais c'est voter pour le système actuel (système qui a d'ailleurs porté de Gaulle à la Présidence de la République ). De plus, un « Non », s'il affaiblirait de Gaulle, ne l'affaiblirait pas de façon déterminante. Il est encore en place pour plusieurs années ; ses prérogatives légales vis-à-vis du Parlement resteraient intactes et il n'est que de lire la presse « d'opposition » depuis 1958 pour vérifier qu'elles sont importantes. De Gaulle ne risque donc pas grand'chose dans ce référendums : ou les « Non » l'emportent, et il se trouve dans la même situation qu'à l'heure actuelle, avec plusieurs années devant lui pour tenter à nouveau de renforcer sa position, ou il se fait plébisciter avec une confortable majorité et il se trouve en bien meilleure situation tant vis-à-vis de l'actuel Parlement que d'un éventuel nouveau.
En votant « Non », le PCF, et ceux qui, tout en se réclamant de la gauche ou, pourquoi pas, de la Révolution, feront comme lui, se placeront dans la triste situation d'approuver une constitution bourgeoise (et quelle Constitution ! Celle de 1958 !) contre une autre.
Ce choix, les révolutionnaires ne peuvent que s'y refuser. Il s'agit encore une fois d'un plébiscite et y participer serait le cautionner. L'excuse d'y participer pour voter « Non » n'est que le masque sous lequel on cache son refus de s'opposer au pouvoir par d'autres méthodes. Le pouvoir de de Gaulle est en équilibre sur deux forces qui, bien que d'importance très différente, s'équilibrent parce que les forces de gauche, nombreuses et puissantes, sont stérilisées par la trahison des directions, tandis que les forces de l'extrême-droite, quoique extrêmement réduites, sont agissantes et décidées.
A l'heure actuelle, dix millions de bulletins de vote portant des « Non » ne changeront pas le régime. Mais cinq mille hommes décidés, ne serait-ce qu'à tirer une seule fois, un seul coup de revolver, et ce serait, avec la fin de l'OAS, la fin du régime bonapartiste de de Gaulle .
Le grand drame du prolétariat français c'est que ces cinq mille hommes il les a, largement, mais que ses dirigeants les promènent aux urnes.