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- Lutte de Classe n°50
- Tierra y libertad !
Tierra y libertad !
I - La liberté !
Lorsque, en 1910, éclata la Conspiration dite de Madero, le Mexique connaissait depuis 37 ans une dictature qualifiée par les uns de « paternelle », par les autres de « tyrannique », selon que les observateurs faisaient partie des classes privilégiées ou des classes pauvres. Mais sans doute rien ne peut-il mieux illustrer cette dictature que la règle d'action adoptée par Porfirio Diaz, le tout-puissant président, et qui fut reprise plus tard par un successeur un peu mieux averti cependant des réalités de la dictature moderne : « Il vaut mieux verser un peu de mauvais sang pour épargner celui des honnêtes gens ».
Les « honnêtes gens » sont ceux que représentent Don Porfirio, et « Carmelita », « comme l'appelle ce peuple qui l'aime tant » (selon Madame Meloizes-Lefaivre, épouse du représentant diplomatique de la France auprès du Mexique), en leur résidence de Chapultepec.
Le mauvais sang, c'est celui des « peones », c'est-à-dire celui des ouvriers qui travaillent sur les « haciendas », dans les « monterias » ou dans les « cafetales » des maîtres. Celui des Indiens et des Métis, liés à la propriété par les inévitables dettes contractées à la « tienda » de « raya », à l'épicerie patronale où ils sont tenus de s'approvisionner. C'est aussi celui des rares Indiens qui sont restés « libres » dans leurs masures, libres sur leurs lopins de terre, libres de mourir de faim. Car les grands propriétaires et les grandes compagnies sont ici souverains.
Une couche de commerçants tout-à-fait réduite - car que vendre ? et à qui ? - et des intellectuels, voilà qui complète le tableau du Mexique en 1909, date à laquelle Mme Meloizes-Lefaivre, écrivant à une vicomtesse, qualifiait l'ère de Diaz comme « une ère de paix et de prospérité ».
Si l'on pouvait comparer Diaz à Batista, l'homme qui apparut du sein de la bourgeoisie pour le chasser se pourrait comparer à Castro, le panache en moins. Il s'agit de Francisco Madero.
Madero, issu d'une famille de propriétaires fonciers du Nord, avait reçu une éducation très soignée, toute imprégnée d'un esprit humaniste. Selon Mme Meloizes-Lefaivre, « on dépeint celui-ci comme un peu fou, consultant les tables tournantes et conseillé par l'âme de Cromwell et de Napoléon ». A la fois spirite et libre-penseur, Madero avait été élevé dans un esprit religieux, mais il était devenu un idéaliste partisan de l'école laïque, une sorte d'apôtre barbu, dont le programme se bornait à combattre les abus et à créer des écoles et des hôpitaux.
Ce bourgeois démocrate fit son apparition sur la scène politique mexicaine en 1911, soutenu par les intellectuels et les rares industriels mexicains. Son « plan de San Luis » réclamait un régime démocratique, le suffrage du peuple, les libertés publiques, le droit d'association, en y ajoutant cependant la « protection » des travailleurs, et le partage des terres en lots de 30 ha. Trait caractéristique, Madero s'élevait contre les privilèges des commerçants étrangers.
Un tel programme suffisait cependant à le faire traiter de « juif idéaliste et rêveur socialiste » par un journaliste américain.
Cet homme, Madero, devint dès 1911, le symbole de la révolution, dans tout ce que ce mot peut impliquer de notions vagues et d'aspirations confuses. Aux yeux des masses, le « petit homme barbu », sorte de nouveau Messie, allait apporter la fin de leurs souffrances. Il n'est d'ailleurs que de penser à la foi aveugle que manifestaient à son égard des chefs tels que Zapata, ou Franscisco Villa, pour imaginer tout ce que les « peones » pouvaient cristalliser d'espérances sur sa personne.
Cela explique que dès 1910, les bandes de Villa aient investi la ville de Chihuahua, bien qu'elles fussent alors encore fort restreintes, composant l'embryon des futurs 60 000 hommes de la fameuse division du Nord. Cela explique l'avance de Villa dans les villages en direction de Mexico, où il enrôlait les hommes et les femmes valides, ces dernières suivant fidèlement la troupe pendant des journées entières, et même tout au long des batailles, auxquelles elles prenaient d'ailleurs très souvent part, comme dans les troupes de Zapata particulièrement. L'enrôlement était suivi de la nomination d'autorités « révolutionnaires ». Ce furent les fermes qui fournirent à Villa et à ses hommes chevaux, selles et montures. Ce furent elles qui les nourrirent et les cachèrent bien souvent - soutien et participation sans lesquels Villa, pas plus que les autres leaders paysans n'aurait pu « tenir » face aux armées régulières qu'il eut à affronter.
Car la bande de Villa, composée de paysans très pauvres et de peones, était dirigée par un homme de même condition sociale. Villa était fort loin d'être un intellectuel. A 17 ans, il avait rejoint la bande d'Ignacio Parra, bande qui vivait, dirions-nous, de la « récupération » des biens des riches, pour ne pas dire du brigandage, comme il en existait beaucoup au Mexique à l'époque. Il s'était échappé d'une hacienda à la suite du meurtre d'un « senorito ».
Homme simple, comme ses hommes, il ne connaissait qu'un mot d'ordre : « Tierra y Libertad ! » « Terre et Liberté ! » C'est à ce cri, et avec l'énergie du désespoir, qu'il poursuivit son avance jusqu'à Ciudad-Juarez, ville-frontière avec les États-Unis, qu'il a conquis à la dynamite en mai 1911, l'aide d'un « corps international » composé de la « garde personnelle » de Madero - aventuriers venus des USA ou d'Italie (parmi eux on remarquait Guiseppe Garibaldi, petit-fils de l'illustre nationaliste), fort élégants et assez idéalistes - n'ayant été que de pure forme.
Madero, lui, avec ses soutiens intellectuels et financiers, organisait des meetings de propagande, surtout à Mexico, en faveur de son parti tout neuf, le « parti antiréélectionniste ». Car la campagne contre Diaz eut pour point de départ la lutte pour empêcher une sixième réélection de Don Porfirio, le bien-aimé. Mais ce fut la véritable lutte de Villa et la prise de Ciudad-Juarez qui lui permit d'entrer à Mexico ; c'est sur le cadavre des peones qu'il assit un pouvoir bien chancelant, le 7 juin 1911. Il s'y maintiendra à peine plus d'un an, toujours environné de conspirations, inapte à prendre la moindre mesure qui eût été susceptible de calmer pour un temps, ou les masses, ou les partisans de l'ex-président Diaz réfugié à Paris.
En effet, bien qu'on fit semblant de préparer des élections présidentielles pour le mois de novembre, personne ne désarmait. dans le sud du pays, une nouvelle bande, celle d'emiliano zapata, qui occupait les trois états de morelos, de guerrero et de puebla, entrait en scène. les recrues affluaient sous sa bannière qu'ornait l'image de la vierge de guadalupe, surmontant une tête de mort et des ossements en croix. elle pillait, elle tuait, surtout des espagnols, et parmi eux, particulièrement des curés. même un journaliste aussi réactionnaire qu'h.h. dunn, espion au profit de diaz parmi les zapatistes, comprend ces actes : « pendant plus de deux siècles, leurs pareils (aux espagnols) s'étaient abattus sur le malheureux mexique et je comprenais fort bien le ressentiment qu'éprouvaient les zapatistes à leur égard ».
La bande de Zapata devenait si puissante que seul le général Huerta eût été capable de la battre en brèche. Mais Madero, balançant entre les deux forces en présence le contrecarrait. Déjà il avait remis en liberté Villa, capturé par ce même Huerta à la fin de 1912.
Dans le même temps, il nommait les généraux dans ses ministères. Son pouvoir était frappé d'une impuissance congénitale. Amené au pouvoir grâce aux masses populaires, il ne pouvait s'y maintenir qu'en leur faisant des concessions importantes, ce qui lui valait l'hostilité des éléments les plus influents de sa propre classe. C'est ce qui lui valut d'être assassiné, en même temps que le vice-président Pino Suarez, un homme doux, poète et quelque peu timoré, le 19 février 1913, de la main des générau ; Reyes, Mondragon, Felix Diaz, auxquels.se rallia Huerta, avaient préparé leur conspiration au cours de l'hiver 1912.
Selon un chaud partisan de la République madériste, Alfredo Aragon, « voici comment l'armée fédérale trahit en février 1913 : elle retourna contre la République les armes que celle-ci lui avait confiées, elle braqua ses canons contre le Palais national et, au lieu de combattre et de détruire l'ennemi (c'est-à-dire les « rebelles » de Reyes), elle se joignit à lui ; elle assaillit la résidence du chef de l'État et s'en empara, et ayant en son pouvoir les représentants de la démocratie, elle assassina le Président et le Vice-Président élus quelques mois auparavant par la volonté unanime du peuple mexicain. »
Et de se lamenter. Que firent les députés en des instants aussi décisifs ? « Ils se turent, ils pâlirent ... », « Ils sanctifièrent le crime de Huerta ».
Mme Meloizes-Lefaivre, elle, qui est très représentative de la haute bourgeoisie, se réjouit, car « il manquait un chef ». La chose est maintenant réparée, car Huerta tient le pouvoir et c'est la réaction militaire dans toute son horreur ; police et tribunaux sont fort sommaires, les exécutions et les empoisonnements se succèdent, la peur gagne le pays. Cependant les masses, qui avaient cru en Madero, se sont désillusionnées ; la méfiance s'était emparée de Zapata dès 1912, et, après l'assassinat, c'est une véritable révolution paysanne qui commence : d'une part, dans le Sud, où la bande de Zapata est devenue une véritable force, organisée et riche, d'autre part dans le Nord, dans les États de Sonora et de Coahuila où le gouverneur, V. Carranza, prend la tête de la résistance à Huerta. Il crée un « Parti Constitutionnel » (fidèle à la Constitution républicaine de Madero) et une Armée Constitutionnelle, en faisant appel en masse aux volontaires, par un prétentieux « Manifeste à la Nation ».
En fait, Carranza est un individu assez douteux, qui se fait appeler le « grand chef », que d'autres appellent « le Grand Voleur », et qui s'appelle volontiers lui-même ... « M. Vénus », à cause de ses activités extra-constitutionnelles.
Et pourtant, l'Armée Constitutionnelle parvient à tenir tête à l'armée fédérale, est victorieuse à Candela et entre dans Mexico.
Cela n'a pu se faire que grâce au courage des paysans mexicains qui se battirent jusqu'à la mort, la plupart du temps sans autre arme que leur « machete », contre une troupe régulière. Celle-ci, composée en partie de criminels à qui l'on avait accordé la grâce de finir leur peine dans l'armée, et en partie.de fils de famille débauchés, « punis » par leurs parents, était assez peu enthousiaste au combat
Ses effectifs fondaient rapidement, et les paysans s'enrichissaient de ses armes. Deux cent mille mexicains y laissèrent leur vie . Et leur seule récompense fut que Carranza entra dans Mexico, où en principe Huerta détenait toujours le pouvoir, mais où se trouvaient également les hommes de Zapata.
Car, pendant ce temps, ce dernier avait conquis pratiquement tout le Sud du pays à sa lutte. Ses troupes sont bien organisées en particulier sa « Légion de la Mort ». Il a fait constituer par Juana Mola Mendez - qui fut un temps sa compagne - une armée de femmes amazones, qui jouera plus tard un rôle important en gardant tout le côté ouest de Mexico. Partout où il passe, Zapata fait brûler les archives, les contrats, les actes de propriété, à la grande joie des paysans. Un peu partout, de véritables jacqueries éclatent, des haciendas sont brûlées, et on n'épargne pas le supplice des fourmis aux Espagnols qu'on rencontre, riches propriétaires ou non. On commence à partager des terres. Tout cela se fait dans le plus grand désordre, mais avec âpreté et passion. « Et ce qui avait commencé par être une simple révolution politique devint, grâce à la prise des armes par les paysans, dirigés par Zapata, une révolution paysanne » (Victor Alba).
(â suivre)