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- Lutte de Classe n°64
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Quand les morts enterrent les morts
L'exécution du communiste Julian Grimau a soulevé dans le monde entier une émotion considérable. Certes l'application de la peine de mort à un « adversaire » du régime franquiste n'est pas exceptionnelle en soi, mais l'accusation de « délit continu » depuis 1936, retenue contre Grimau, a fait de lui aux yeux de tous, le dernier mort de la guerre civile espagnole.
Le monde « libre » qui a aidé Franco en 1945 à se maintenir au pouvoir malgré la défaite des puissances de l'Axe, s'étonne aujourd'hui et feint de s'alarmer. Giscard d'Estaing est rentré précipitamment en France en rompant provisoirement les discussions sur un prêt à l'Espagne, discussions qui se poursuivent nous dit-on pour nous rassurer, « au niveau des experts ». La presse de Londres à Moscou s'indigne et remarque que ce geste de vengeance est contraire à l'esprit de la dernière encyclique de Jean XXIII. L'Eglise aussi prend ses distances. Quant aux partisans de la « libéralisation » en douceur de l'Espagne, au sein même des classes dirigeantes espagnoles, ils viennent de recevoir, déclare Dionisio Ridruejo, un des promoteurs du Congrès Européen de Münich (1962) « une chiquenaude qui fait s'écrouler le château de cartes élevé par les collaborateurs réformistes, européistes « libéralisant » du régime lui-même ».
En fait, l'exécution de Grimau est un geste politique qui n'a rien à voir avec le fait que la bourgeoisie espagnole ait « la mémoire longue » et le pardon difficile. Grimau n'a pas été exécuté pour les « crimes » commis en 36-39, il a été exécuté en 1963 pour des raisons politiques qui marquent la crise de l'Espagne actuelle. Et le côté symbolique de son exécution - Grimau a été fusillé par des soldats appartenant à un régiment « maure » qui s'était illustré pendant la guerre civile - ne marque pas autre chose que la volonté de Franco de recréer artificiellement le climat de la guerre civile et de tenter de faire croire que rien n'a changé depuis 25 ans.
Pourtant il y a un an maintenant, les grèves des mineurs asturiens amenaient la bourgeoisie espagnole et internationale à se poser en termes aigus la question de la succession de Franco. Les classes dirigeantes espagnoles recherchaient un moyen pacifique de régler le problème et l'Église elle-même prenait « vaillamment » le parti des grévistes et des intellectuels espagnols qui revendiquaient une amélioration sociale, et des réformes démocratiques. La Phalange à son tour devait effectuer un rétablissement périlleux. La bourgeoisie espagnole prenant ses distances, indiquait clairement qu'elle était prête à sacrifier Franco à la paix sociale et à une politique d'expansion économique dans le cadre d'un rapprochement avec le Marché Commun etc...
Mais Franco, isolé, ne cède pas si facilement. Dictature issue de la guerre civile, élevée sur un million de cadavres, maintenue par la terreur, le régime franquiste ne peut se résoudre à quitter la scène politique. Les dictateurs ne renoncent pas d'eux-mêmes. Aucune considération de prestige, de morale ou de politique nationale et interne ne peut les arrêter. En fusillant Grimau, Franco veut persuader la bourgeoisie espagnole qui voudrait s'européaniser qu'une libéralisation du régime rejetterait le pays aux mains des communistes, pour employer leur jargon. Il n'hésite pas même à conférer au Parti Communiste Espagnol par cet acte, une importance qu'il n'aurait peut être pas en réalité en cas de changement pacifique du régime, afin que les classes possédantes hésitent de plus en plus à sauter le pas. Grimau a été exécuté pour prouver aux classes dirigeantes espagnoles et à l'Europe entière que la dictature franquiste est toujours nécessaire, que la guerre civile s'est maintenue souterrainement dans la société espagnole, et qu'aujourd'hui comme au lendemain de la guerre, Franco est le seul recours, la seule solution possible aux problèmes de la bourgeoisie espagnole.