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Procès à Moscou
Il n'a fallu qu'une dizaine de jours à la justice soviétique pour juger, cordamner et exécuter Oleg Penkovski. Mais il n'est pas certain que le dossier de cette affaire soit clos pour autant. Bien des choses en effet et ont paru étranges dans ce procès et peuvent laisser penser qu'il ne s'agit pas seulement du jugement d'un vulgaire espion, mais que nous avons peut-être assisté au premier d'une série de procès dans le style des grandes purges staliniennes.
Ce qui frappe, tout d'abord, c'est la publicité faite autour de cette affaire et cela dans un milieu où la discrétion est généralement de mise. Alors que toute la presse occidentale croyait avant l'ouverture du procès que Wynnes était l'accusé numéro 1, et qu'il s'agissait d'un nouveau procès Powers, c'est en fait le Russe qui est rapidement apparu comme le personnage principal. Et c'était la première fois depuis la fin de la guerre qu'un citoyen soviétique comparaissait devant un tribunal sous cette inculpation.
La deuxième chose remarquable, c'est la personnalité de Penkovski lui-même : s'il travailla très certainement pour les Occidentaux, c'était à coup sûr un agent soviétique, puisque ses fonctions en faisaient le chef de l'espionnage industriel, ce que confirme son passé militaire. Ce n'est donc pas un minable de l'espionnage qui était inculpé, mais bel et bien un agent double d'importance. Et pour qu'on juge publiquement un tel homme, il faut qu'on veuille le faire, qu'un tel procès ait un intérêt politique.
Ce qui semble confirmer ce point de vue, ce sont les allusions qui ont été faites aux responsabilités d'un certain nombre de hauts personnages soviétiques, notamment, Sérov, Malinovski et Korlov.
Le ton de la presse n'était d'ailleurs pas sans rappeler les imprécations du procureur Vychinski, « C'est avec la plus intense jubilation que n'importe quel citoyen soviétique présent dans la salle passerait le noed au cou du traître » écrivait « l'Etoile Rouge », organe de l'armée.
Les illusions soulevées par la déstalinisation pourraient faire croire qu'un retour à la terreur en URSS serait impossible, si cette terreur n'existait déjà. Le « Monde » du 12 mai rappelait à propos de ce procès que plus de cent condamnations à mort ont été officiellement annoncées pour les seuls délits économiques au cours des derniers dix-huit mois.
Krouchtchev, jusqu'ici, n' a pas éliminé à la manière stalinienne ses adversaires vaincus. Mais il n'est pas certain qu'il en ait eu le pouvoir. Le sinistre Koba, lui-même, a dû attendre une dizaine d'années que son pouvoir soit assez affermi, que la bureaucratie se reconnaisse suffisamment en lui, pour lui permettre de pratiquer des coups sombres dans son propre sein, avant de pouvoir liquider ses adversaires. Et encore y avait-il dans les procès des années 30 un élément qu'on ne peut plus revoir. Les trois plus célèbres sont ceux qui ont permis à Staline d'éliminer toute la vieille garde du parti bolchévik (ou plus exactement ceux qui acceptèrent de se prêter à cette monstrueuse comédie, car bien plus nombreux encore furent ceux assassinés dans l'ombre sur « décision administrative ».). Ces procès ne permirent pas seulement à la bureaucratie de détruire physiquement les anciens cadres du parti bolchevik, ils représentaient encore une tentative de liquider moralement le bolchévisme, en créant pour la première fois le célèbre amalgame « hitléro-trotskyste », et en essayant de lui donner consistance.
Faisons confiance à Staline, il n'a pas laissé à son successeur le moindre vieux-révolutionnaire à assassiner. Mais ce n'était pas là la seule raison des grands procès. La bureaucratie, unique responsable du fonctionnement de l'économie soviétique avait besoin de boucs émissaires. Les « terroristes-saboteurs » devaient prendre sur eux le poids des conséquences de la gestion bureaucratique. Il n'est pas inutile de rappeler à ce sujet que le premier de ces étranges procès fut celui du « parti industriel », où, dès 1930, étaient accusés un certain nombre d'ingénieurs à qui l'on reprochait de « saboter l'industrialisation ». Et il n'est que de relire les nouvelles en provenance d'URSS depuis 1956 pour voir que ce genre de procédé est encore constamment employé. Pour expliquer toutes les faillites de I'économie soviétique, Krouchtchev a toujours trouvé un « responsable » local ou régional. Bien sûr, jusque là, cela s'est fait sans effusion de sang. Mais les accusés de 1930, qui furent pourtant eux, condamnés à mort, ne furent pas exécutés. Ce n'est que quelques années plus tard que le sang allait couler.
Et cette nécessité dans laquelle se trouve périodiquement la bureaucratie soviétique, pour se disculper et survivre, de sacrifier une partie des siens en les accusant de tous les péchés, est bien caractéristique d'une couche sociale sans avenir historique, réduite à se nier elle-même, à affirmer « qu'elle combat la bureaucratie ». La liquidation d'un certain nombre de dirigeants découlait aussi de l'impossibilité dans laquelle se trouve la caste dirigeante de résoudre démocratiquement ses problèmes. On a vu Staline, arbitre suprême, juger de tout et trancher sans appel (si ce n'est l'appel de l'histoire qui lui faisait quelquefois adopter le lendemain la politique dort il avait, la veille, éliminé les défenseurs). Et le meilleur moyen d'empêcher les discussions est encore de liquider les opposants. Toukhatchevski et les autres chefs de l'armée périrent ainsi pour avoir eu une opinion différente de Staline sur la politique à mener envers l'Allemagne.
On a vu à son tour Krouchtchev intervenir peu à peu dans tous les domaines de la vie sociale. Jusqu'où cela ira-t-il ?
Enfin la terreur stalinienne n'était pas seulement destinée à éliminer les opposants, à justifier et à disculper la direction, elle était aussi dirigée contre les masses. Pour un accusé célèbre, combien de militants obscurs ou d'ouvriers du rang victimes de la répression ? Quel meilleur moyen de démoraliser la classe ouvrière que ces meetings où l'on faisait voter des résolutions exigeant « que les chiens enragés soient fusillés » ? La dictature policière ne pouvait se maintenir que par la terreur, et la terreur était à son tour la justification politique de cette dictature.
Il n'est donc pas impossible que dans les mois ou les années qui viennent, l'on voit réapparaître en URSS les moers judiciaires de la période stalinienne. Mais l'histoire n'est pas un éternel recommencement. Si la bureaucratie se trouve confrontée avec les mêmes problèmes, les conditions existant en URSS ont bien changé depuis trente ans. Le bureaucrate des années 1930 jouait constamment sa nuque, mais il l'acceptait, parce que dans un pays ruiné au niveau de vie extrêmement bas, ses privilèges apparaissaient très importants, vitaux mêmes. Mais il n'est pas sûr qu'aujourd'hui les larges couches de la petite bureaucratie considèrent le problème du même oeil. Si la hiérarchie sociale n'a pas été comprimée, bien au contraire, les privilèges des couches dirigeantes apparaissent certainement, en raison de l'augmentation générale du niveau de vie, avoir moins de prix, surtout s'ils impliquent l'insécurité.
Depuis 1953, la bureaucratie a pu de nouveau se prouver à elle-même la nécessité de la dictature personnelle. Il est possible qu'elle soit en train d'admettre celle de la terreur. Mais le jour où, pour reprendre l'expression de Victor Serge, des millions de travailleurs lui présenteront la traite signée par les insurgés victorieux d'Octobre 1917, des couches importantes de la petite bureaucratie considéreront sans doute sans trop de regrets l'abandon de leurs dangereux privilèges.
Le prolétariat soviétique s'est considérablement renforcé en nombre et en conscience depuis 30 ans. C'est à lui qu'appartiendra le dernier mot, comme lui a appartenu le premier.