L'arrestation du Président Frondizi par l'armée a remis l'Argentine à l'avant de la scène politique mais, surtout, a appris au monde que les positions péronistes étaient encore solides, puisque c'est à la suite d'une victoire électorale de ces derniers que l'armée a pris le pouvoir pour empêcher Frondizi de leur accorder les postes qui leur revenaient. Mais ce qui apparaît au premier abord le plus surprenant, c'est que dans ces événements les « péronistes » apparaissent gens de gauche face à leurs adversaires de l'armée. Certains observateurs ont même attribué cette victoire électorale des péronistes à l'influence sur les masses argentines... de la révolution cubaine. Peron actuellement réfugié chez Franco, Peron ancien officier pro-nazi portant les espoirs révolutionnaires des masses d'Argentine voilà qui pourrait prêter à rire si nous n'étions en Amérique du Sud, et si nous n'avions vu pire en Europe.

Peron ne fut pas un homme politique particulièrement intelligent, un dictateur n'est pas toujours celui qui dirige et applique sa marque aux événements, sa personne est souvent le lieu commun où des forces et des intérêts opposés se rencontrent, se croisent et se neutralisent. Ce fut le cas de Peron. Mais comme les forces dont il s'agit sont invisibles - généralement - son nom, comme celui de bien des dictateurs, reste attaché à des réalisations et à des transformations dont il ne fut que l'expression et non la cause.

Avant la dernière guerre, l'Argentine était un pays principalement voué à l'agriculture et à l'élevage, auxquels ses seules industries étaient étroitement liées. C'était une semi-colonie USA Ces derniers y avaient des débouchés pour leurs produits manufacturés et y trouvaient une source de matières premières. D'autres impérialismes, tels la France ou l'Angleterre y avaient aussi des intérêts, mais moindres. Comme dans tous les pays plus ou moins « arriérés », sous-développés, l'opulence voisinait avec la misère la plus sordide et des armées d'ouvriers agricoles en chômage semi-permanent, campaient aux abords des grandes villes à la recherche d'un gagne-pain, parfois refoulés sans ménagement vers l'intérieur par la police.

La deuxième guerre mondiale ne va pas renverser cet état de chose, mais va le modifier sensiblement. Du fait de la guerre, la pression économique des USA va tout d'abord se relâcher, plus, ils vont même dans une certaine mesure contribuer à l'industrialisation du continent sud-américain. Les produits agricoles vont se vendre sur le marché mondial au plus haut cours. Dans ces conditions favorables, la bourgeoisie argentine va voir développer sa puissance. Son nationalisme anti-américain va croître, il va même rencontrer celui des masses populaires et, accessoirement, mais cela va beaucoup compter en politique extérieure, rencontrer les intérêts de la diplomatie allemande. Le développement de l'industrie va permettre, sans toutefois résorber complètement le chômage, de créer des emplois. L'essor économique permettra d'augmenter les salaires, et la formation d'une aristocratie ouvrière, base d'un syndicalisme de type américain. Et, c'est la conjonction de tous ces facteurs qui permettra à un petit officier pro-nazi, grâce à son ambition qui n'avait d'égale que celle de sa femme Eva, de régner sur l'Argentine pendant près de dix ans.

En 1943, la guerre mondiale fait rage, le G.O.U. (groupe des officiers unis) prend le pouvoir. Peron participe au mouvement. Il n'occupera sous le nouveau régime que le poste de secrétaire d'État au travail. Mais déjà sa popularité croît grâce à une série de mesures qui lui vaudront la sympathie des ouvriers et des descamisados. L'armée qui se méfie de lui, l'arrête, mais l'intervention des descamisados qui se soulèvent à Buenos-Aires le 17 octobre 1945, oblige l'armée à reculer et rétablit Peron dans ses fonctions. Pendant ce temps, le justicialisme, doctrine dont se réclame Peron gagne du terrain, et l'éloquence verbeuse et enflammée d'Eva Peron à la radio, y contribue largement. Cette doctrine vague et confuse, faite d'emprunts à d'autres idéologies, comporte un nationalisme virulent (indépendance économique) et une revendication de démocratie sociale, de féminisme, etc. qui apparaît aux yeux des masses opprimées comme une représentation de leurs aspirations et de leur hostilité aux gringos. L'absence de mouvement révolutionnaire ne fait que renforcer la sympathie des masses pour cette « doctrine ».

En 1946 Peron est élu à la Présidence, à une immense majorité et cela en particulier grâce à l'appui accordé par les femmes qui, pour la première fois, obtiennent en Argentine le droit de vote. Une fois au pouvoir, Peron ne négligera aucune mesure pour renforcer et maintenir sa popularité. Vis à vis des descamisados et des ouvriers, il mène une politique démagogique. Accroissement des salaires, (il y a l'inflation) établissement de « l'aguinaldo » c'est-à-dire obligation pour les employeurs de verser un treizième mois de salaire, extension du régime d'assurances sociales à toutes les catégories de travailleurs. Eva Peron fonde une sorte de caisse de charité publique, la fondation Eva Peron, destinée à venir en aide aux descamisados (ces ouvriers agricoles réduits au chômage une grande partie de l'année). Mais seul l'enrichissement constant de l'Argentine permet de prendre de telles mesures sans toucher à la propriété capitaliste. Les années 1943 sont des années de prospérité économique sans précédent, due en partie à la guerre dans laquelle sont engagées les grandes puissances du monde et qui permet à l'Argentine d'écouler à bons prix les produits de son agriculture. La balance commerciale est excédentaire de 1671 millions de pesos, et l'État possède le monopole du commerce extérieur. L'essor industriel est grand, des entreprises nouvelles se créent, plus de soixante mille à la veille du péronisme permettant à un grand nombre de péons (ouvriers agricoles) de trouver du travail dans les villes et d'améliorer leur sort. Un syndicalisme puissant, corporatiste, sur le mode américain, issu surtout de l'aristocratie ouvrière apparaît et se développe. Peron favorise la bureaucratie ouvrière, lui accorde de larges droits politiques et y trouve un appui pour gouverner face à l'opposition de l'armée et de l'Église.

Peron se livre à des nationalisations importantes, rachète les compagnies de Chemin de fer anglais et français, la compagnie du gaz, la banque centrale ; il lance un premier plan quinquennal en 1947. On a même parlé, à propos de Peron comme d'autres, de « socialisme ».

Il est indéniable que Peron a rencontré l'appui et la sympathie d'une grande partie de la population pauvre, mais les réformes qu'il prend, nationalisations, assurances sociales, ont déjà été réalisées dans des pays tels que la France, l'Allemagne etc., ce sont les mesures préconisées par les réformistes dans le cadre de l'État bourgeois : elles ne visent pas à la suppression du capitalisme mais à sa sauvegarde.

Il s'agit d'un régime bonapartiste qui s'appuie sur les syndicats pour gouverner, toujours dans le cadre du capitalisme, et grâce au développement économique de ce dernier.

A partir de 1951 commencent les difficultés pour le régime de Peron, difficultés dues en particulier à la crise économique qui frappe l'Argentine ; les exportations des produits agricoles tombent, l'inflation grandit, et Peron est obligé de faire appel aux capitaux américains. Il pratique une politique de blocage des salaires. Les oppositions se font plus nombreuses et violentes, celle de l'église qui lui reproche entre autre d'avoir supprimé l'enseignement religieux dans les écoles, est la plus forte, allant jusqu'à l'excommunier.

Le 20 juin 1955 sous la conduite du général Lucero, l'armée se soulève. Buenos-Aires est bombardée et, malgré les grèves déclenchées par les syndicats en sa faveur Peron est obligé de se démettre, choisissant l'Espagne de Franco comme terre d'exil.

Entre cette date et le gouvernement Frondizi, l'armée a essayé de gouverner sans l'appui de la « gauche » représentée par les syndicats. Frondizi a été au contraire une tentative de gouverner l'Argentine en s'appuyant sur ces derniers. Frondizi avait d'ailleurs été élu grâce à l'apport des voix péronistes. Aujourd'hui on voit l'inverse, l'armée essaye de s'opposer à ce type de règlement.

La bureaucratie syndicale ne se bat pas pour Peron mais pour les droits politiques et les avantages sociaux qu'elle a perdus. Et les masses populaires, travaillées effectivement par le levain de la révolution cubaine, font pression sur cette bureaucratie.

Si Peron est quelque peu paré à leurs yeux d'un prestige d'homme de gauche, c'est parce que son pouvoir a coïncidé avec une période de prospérité de l'Argentine.

Mais en fait, le lutte qui va peut-être se livrer, ne le sera pas entre armée et partisans de Peron ; ce qui fait bouger l'Argentine et se troubler ses dirigeants c'est la petite Cuba.