Marché commun et chasses gardées29/01/19631963Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Marché commun et chasses gardées

L'agonie de la Conférence de Bruxelles se prolonge car personne ne veut porter la responsabilité d'avoir achevé la mourante mais, depuis la dernière conférence de presse de de Gaulle, il ne fait de doute pour personne que l'entrée de la Grande-Bretagne au sein du Marché Commun est, sinon définitivement rejetée, du moins, sérieusement compromise.

Le monde impérialiste survit au milieu de contradictions dont la moindre n'est certainement pas celle qui existe entre le caractère national de la propriété des moyens de production et le caractère international du marché. Pour protéger leur économie contre la concurrence de leurs compères et ennemis des autres pays, les différents impérialistes ont élevé, au-dessus des frontières nationales et des zones qu'ils contrôlent politiquement, des barrières qui, pour n'être faites que de règlements, de contrôles, de quota, de droits de douane et de taxes diverses, n'en sont pas moins plus impénétrables que toutes les murailles de Chine. Mais si ces barrières les protègent bien contre la concurrence étrangère, elles les empêchent, dans une mesure au moins identique, de vendre à l'étranger. La vieille Europe qui est née, s'est développée et a vieilli derrière ces frontières, souffre plus que jamais de ce phénomène. Les États-Unis, au contraire, puissance continentale, ont développé un capitalisme proportionné à l'étendue et au peuplement de leur territoire. Les impérialismes européens ont pu, cependant, dans une certaine mesure, développer des ensembles industriels importants grâce aux marchés coloniaux, mais ces derniers sont en train de disparaître, ou de se fermer aux capitaux et aux marchandises européennes dans la mesure où ils s'ouvrent à ceux des USA.

Aussi, l'unification de l'Europe dans un tout politique et économique est-elle nécessaire et vitale pour son développement, car les frontières coupent des peuples, des bassins miniers, des plaines agricoles, des régions économiques, là où l'histoire et les armes les ont faites passer. Mais trop d'intérêts particuliers s'opposent à l'unification, et ces intérêts sont trop influents sur les États, pour qu'elle soit possible dans le cadre du régime capitaliste, Les États-Unis d'Europe ne pourront être que socialistes. Les puissances financières qui ont barre sur les différents États nationaux, ne contrôleraient que de beaucoup plus loin (individuellement) un État supra-national. Les financiers « français » préfèrent un État qui les défende inconditionnellement contre les financiers des autres pays du monde, y compris d'Europe, quitte à ce que l'économie européenne en pâtisse. De même pour les magnats anglais ou allemands.

Mais, en particulier depuis cinquante ans, les barrières réglementaires et douanières autour des États ont dépassé leurs objectifs. La division internationale du travail et le développement corollaire du marché international, en Europe même, ont complexifié à l'extrême les échanges. Pour ne pas qu'un produit X, venant d'Angleterre par exemple, concurrence les producteurs français on le taxe en douane de façon importante, mais on taxe par là, de la même façon, le même produit X venant d'Italie. Or les monopoles français pourraient vendre en Italie un produit Z que l'Italie n'achèterait que si elle pouvait vendre le produit X. Même si pour les magnats français cette derrière opération est, tout compte fait, plus intéressante, l'état on est le protectionnisme les en empêcherait. Par ailleurs, la souplesse du capital financier lui a permis de traverser les frontières plus facilement que les produits de l'industrie ne le peuvent, et ce n'est qu'approximativement que la propriété des moyens de production est nationale. Les frontières telles qu'elles existent sont des entraves à la circulation des bénéfices. De plus, et c'est là le point le plus important, lorsqu'il s'agit d'investir en moyens de production cela ne peut se faire qu'en moyens modernes, en utilisant les techniques les plus récentes ; cela suppose aujourd'hui une capacité de production à l'échelle du globe. On ne peut risquer les capitaux correspondants que si l'on est assuré d'un marché de la taille du continent ou d'une fraction importante de celui-ci. Les puissances financières européennes sont donc condamnées à chercher à s'entendre pour créer les nouvelles unités de production en commun. Non pas que chacune d'entre elles ne puisse pas trouver les capitaux nécessaires, mais seule leur réunion peut procurer le marché nécessaire à leur amortissement .

Ce sont ces problèmes qui impliquent la nécessité du Marché Commun et ses limites. L'unification de l'Europe est pour l'impérialisme à la fois une nécessité vitale, et une impossibilité absolue. De là sa mise en route incohérente et cahotante. On peut dire, étant donné l'évolution actuelle des forces productives, que l'Europe est déjà dépassée, mais les frontières strictement nationales sont à peine surmontées, aussi peu que ce soit, que les différents États se coalisent à deux, à cinq ou à six. Car les promoteurs bourgeois de l'Europe unie ont beau affirmer que leur objectif se situe à l'échelle du continent, leurs desseins sont beaucoup plus restreints et se limitent aux zones où les échanges servent les monopoles d'un bord ou de l'autre. Le problème n'est pas simplifié par la présence en Europe d'intérêts américains dont l'influence se fait différemment sentir dans chacun des principaux États industriels : un peu en France, moyennement en Allemagne et beaucoup en Angleterre.

Il y a quelques années le Marché Commun n'était encore qu'un projet, l'Angleterre refusait de s'y associer aux côtés de la France et de l'Allemagne et s'essayait à construire, sous le nom de « zone de libre échange », son Marché Commun bien à elle, avec les pays du Nord de l'Europe et la Suisse. La récession économique qui l'atteint aujourd' hui l'amène à penser que le Marché Commun peut résorbera au moins pour un temps, ses problèmes. Mais elle est liée à ses anciennes colonies, les pays du Commonwealth, et elle ne peut ni les engager dans le Marché Commun, ni accepter le contrat européen sans renoncer à ses accords avec eux. La France et l'Allemagne dont l'économie est actuellement florissante peuvent se permettre d'imposer leurs conditions à l'Angleterre, en souhaitant peut-être au fond du coeur (et pour de Gaulle c'est certain) qu'elle les refuse. Les impérialismes français et allemand ont en effet, au sein de l'Europe des Six, une place prépondérante qu'ils ne tiennent pas à partager avec l'Angleterre. D'autant plus que, par l'entrée de l'Angleterre au Marché Commun, les USA contrôleraient ce dernier un peu plus encore qu'ils ne le font déjà.

Cela ne veut pas s dire que tous les milieux politiques et économiques allemands et français partagent le point de vue de de Gaulle et d'Adenauer. Mais dans le cas de la France on peut gager que de Gaulle applique la politique des milieux financiers français les plus influents, car dans ce domaine comme dans bien d'autres, la politique de de Gaulle est celle que défendait Mendès-France il y a neuf ans.

On ne peut pas dire si le Marché Commun se fera avec, ou sans l'Angleterre. Les impérialismes européens proposent et l'Américain dispose. Mais ce qu'on peut affirmer c'est que le Marché Commun, à six, ou à sept, ne résoudra pas les problèmes économiques des impérialismes européens. Une Europe sans droits de douane, sans frontières nationales, sans barrières politiques, une Europe unifiée économiquement sera peut-être un jour, mais ce sera sans capitalistes.

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