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Les maîtres chanteurs
Le chemin que va prendre le Brésil sera certainement différent de celui que la France emprunta il y a trois ans. L'armée semble finalement accepter le retour de GOULART, et si la comparaison entre cette crise et les événements de mai 1958 s'était imposée à tous dès le début, son issue s'annonce différente dans l'avenir immédiat. Séparés du théâtre des événements par des milliers de kilomètres, certains journalistes « de gauche » ont fait preuve d'une belle lucidité en montrant comment la menace d'intervention de l'armée n'était qu'un chantage, et comment la démission de QUADROS qui cédait à ce chantage risquait de démobiliser les forces populaires et d'ouvrir la route du pouvoir aux factieux brésiliens.
Mais, pour ces mêmes journalistes, ce fut par lâcheté personnelle, par peur des responsabilités que QUADROS démissionna, comme PFLIMLIN l'avait fait au moment du 13 mai. L'idée d'attribuer les actes de ces hommes à un manque de courage ne résiste pourtant pas à l'examen : les imagine-t-on cédant aussi facilement, sans combattre, devant une insurrection prolétarienne ?
En réalité, leur mobile a effectivement été le même, c'est la défense des intérêts de la bourgeoisie.
Le problème qui se posait à QUADROS était sensiblement le même que celui qui s'est posé à PFLIMLIN : assurer la transition la moins dangereuse possible pour leur classe entre le gouvernement qu'ils représentaient et le successeur que leurs maîtres leur avait choisi.
En 1958, la bourgeoisie française recherchait une solution bonapartiste, et PFLIMLIN, homme d'État bourgeois, avait préparé la voie à de GAULLE. Le problème au Brésil est un peu plus complexe. Le gouvernement QUADROS n'était pas un gouvernement « démocratique », même d'une démocratie bourgeoise aussi émasculée que la IVe République, mais le gouvernement bonapartiste d'un pays sous-développé dominé par l'impérialisme américain. Mais aussi peu démocratique que l'était le gouvernement présidentiel de QUADROS, il avait cependant fini progressivement, sous la pression des masses populaires en lutte contre l'impérialisme, par devoir leur faire au moins des concessions symboliques en prenant du « large » vis à vis de Washington, en envoyant GOULART à Pékin et en recherchant auprès des dirigeants cubains une caution démocratique que ceux-ci ne leur ont pas refusée et qui s'est traduite par le voyage de CHE GUEVARA.
Ce n'est donc pas tant la bourgeoisie brésilienne que l'impérialisme américain qui recherchait la prise du pouvoir par l'armée. La bourgeoisie brésilienne coincée entre lui et ses propres masses, n'ayant d'autre possibilité, bon gré mal gré, que de se rallier à cette politique.
Si QUADROS a cédé, c'est parce qu'en dépit de la politique de son gouvernement, il n'en restait pas moins la courroie de transmission de l'impérialisme, et que son départ, en faisant disparaître un drapeau, qui aussi sale qu'il était, aurait permis aux masses de se regrouper et de combattre, facilitait le passage pacifique à une dictature militaire et surtout à une autre politique étrangère.
GOULART en se gardant bien de rentrer au Brésil au moment de la crise ne menait pas une autre politique.
Mais la combativité des masses a déjoué ces calculs, La démission de QUADROS, si elle les a désorientés, ne l'a pas fait suffisamment pour empêcher toute manifestation des ouvriers et des étudiants. Devant celles-ci, impérialisme et militaires ont vérifié que leur plan n'était pas sans danger, l'issue d'une lutte ouverte étant incertaine, et les deux parties se sont engagées sur la voie d'un probable compromis.
Le passage d'une forme de gouvernement à une autre, d'une équipe à une autre, peut être dangereux pour les classes dominantes, mais il est généralement indispensable pour assurer un changement important de la politique d'un pays.
Ce n'est pas que les hommes d'État bourgeois soient incapables d'assurer ces changements de politique, mais les raisons qui déterminent le choix de ces hommes ne tiennent pas seulement à leurs qualités psychologiques et intellectuelles, mais aussi, et ce n'est pas le moins important, à ce qu'ils représentent pour les masses.
Lorsque la bourgeoisie française, incapable de résoudre ses problèmes dans le cadre du Parlement de la IVe République rechercha une solution bonapartiste, ce ne fut pas par hasard qu'elle choisit de GAULLE, et, ce qui fut déterminant dans les événements de mai 1958 ce ne fut pas l'existence à Alger d'agents gaullistes, la présence de DELBECQUE et de SOUSTELLE, ni même que SALAN ait crié « Vive de GAULLE », mais le fait que SALAN ait pu faire reprendre ce cri par des milliers d'Algérois massés sur le Forum, parce que de GAULLE, grâce à son éloignement volontaire de douze ans, apparaissait à leurs yeux comme l'homme qui ne s'était pas compromis dans « les jeux du système ». Ce fut aussi le fait qu'en plus des Européens d'Algérie, il ait pu grouper autour de sa personne une grande partie de la population métropolitaine pour qui de GAULLE était le seul homme qui puisse éviter une guerre civile et protéger le pays d'une dictature militaire.
QUADROS était aussi capable qu'un quelconque général de fusiller les ouvriers et les paysans brésiliens, il l'a d'ailleurs fait il n'y a pas si longtemps, mais il avait dû, pour éviter les luttes sociales et s'en protéger, comme beaucoup de dirigeants de son type, s'engager sur le terrain du nationalisme, dont les USA ne pouvaient manquer de faire les frais.
Le chantage à la guerre civile est bien l'arme qu'emploie la bourgeoisie dans ce type de situation, mais ce chantage n'est pas destiné à effrayer les PFLIMLIN et les QUADROS, mais il est dirigé contre les masses. Il est destiné à leur faire accepter un changement de politique en dressant la menace d'une dictature sanglante.
Les libéraux bourgeois n'acceptent de mener la lutte physique contre l'extrême droite que lorsqu'ils y sont contraints, non pas par de pieux souhaits ou des pétitions, mais parce que les masses menacent d'entrer en lutte indépendamment d'eux. Dans ce cas-là, le danger que représente cette organisation autonome des masses, qui est un embryon de la dualité des pouvoirs même si elles combattent sur un programme qui n'est pas le leur, est bien supérieur à celui que représente la lutte sous la direction des réformistes.
En démissionnant au moment critique, en trompant ainsi les masses, en essayant de briser leur combativité, les QUADROS, GOULART et autres PFLIMLIN ne se comportent pas en malheureuses victimes du chantage, ni même en lâches fuyant le danger, mais en maîtres chanteurs tout aussi haïssables que ceux qui veulent les remplacer.