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Les jours se suivent
13 mai 1961, Alger est quadrillé par 20 000 hommes de troupe pour prévenir « toute manifestation accompagnée de violence ». Ordre leur est donné de tirer « pour que force reste à la loi ». Des chasseurs alpins campèrent toute la nuit sur ce Forum d'où il y a trois ans partaient les » émeutiers » qui envahirent la Délégation Générale. Ces émeutiers, composés de manifestants très jeunes, qui devaient en moins d'une demi-heure, après échange de cailloux contre quelques bombes lacrymogènes des CRS, sans qu'une goutte de sang soit versée, « s'emparer » du bâtiment du Gouvernement Général. Pourtant des mesures avaient été prises en ce 13 mai 1958, par le général Massu, afin que l'ordre soit maintenu à Alger. Le 3e Régiment des Parachutistes coloniaux avait été installé partie au Stade Leclerc, partie à Sidi-Ferruch. Alors, d'où venaient ces « émeutiers » ? Comment furent-ils victorieux sans péril ? Que se passait-il à ce moment là ?
1958, c'est la quatrième année de guerre d'Algérie. Les « bandits fellaghas » s'avèrent avoir l'appui de la population algérienne et les derniers quarts d'heure de Monsieur Lacoste deviennent tristes mots historiques. La bourgeoisie française sait qu'elle doit traiter avec les « rebelles » pour la sauvegarde de ses intérêts économiques même si elle doit abandonner des privilèges politiques. Depuis février 56 où la politique la plus droitière possible en matière de guerre d'Algérie est menée par la « gauche » française, envoi du contingent, crédits militaires accrus etc., l'issue de la guerre d'Algérie est nette, ou plus exactement il apparaît certain qu'il sera impossible d'écraser militairement le peuple algérien. Toute la presse parle de contacts secrets entre le gouvernement et le FLN (Ben Bella enlevé en 57 par l'État-Major se rendait en Tunisie à l'un de ces rendez-vous). A l'ONU, le gouvernement américain a de plus en plus de mal à défendre son compère français.
Depuis quelque temps, à chaque crise ministérielle, on parle d'un éventuel retour à de Gaulle. Effectivement la personne du Général semble être celle qui peut prendre la responsabilité de négocier avec les « rebelles » sans être accusée de trahison, alors qu'aucun parti de l'Assemblée n'ose le faire et n'ose braver 1'extrême droite et l'opinion des Européens d'Algérie qui crient au Dien-Bien-Phu politique dès que l'on parle de négocier.
Une telle politique rencontre parmi les Français d'Algérie une opposition acharnée et la masse de « petits blancs » prête une oreille favorable aux propos de l'extrême droite qui par Bidault et Soustelle revendique bien haut la « poursuite et l'intensification de l'effort militaires en Algérie ». L'extrême droite essaiera de s'en servir pour essayer de s'imposer politiquement.
Le 15 avril 58, une nouvelle crise ministérielle s'ouvre avec la chute du gouvernement Félix Gaillard sur la question des « bons offices ». L'État-Major français qui protestait contre le refuge que trouvaient en Tunisie les combattants algériens et réclamait le « droit de poursuite », c'est-à-dire le » droit » d'aller porter la guerre en Tunisie, avait bombardé une bourgade tunisienne : Sakiet, entraînant une intervention internationale, Croix Rouge à Sakiet, « Bons Offices » des Américains Murphy et Harold Beeley pour régler le différend franco-tunisien, (lesquels visiblement déborderaient sur le cessez-le-feu en Algérie). Des protestations contre l'ingérence « étrangère » acceptée par le gouvernement, s'élevèrent dans les milieux parlementaires et Modérés et Indépendants mirent ce dernier en minorité. Pendant la crise, l'extrême droite va essayer d'imposer sa politique en se servant de ses atouts en Algérie. Lorsque Pléven fut retenu comme président pressenti, Soustelle, de Sérigny, et d'autres parlementaires de droite organisèrent une grande manifestation à Alger pour le 26 avril. Interdite au tout dernier moment par Lacoste, elle eut quand même lieu, les tracts appelant à la manifestation ayant tous été distribués. Il y eut un rassemblement, un défilé sans incident et une motion demandant un gouvernement de Salut Public fut remise au Préfet. Le 2 mai, Pléven devait renoncer, les socialistes s'étant prononcés contre la participation. Pflimlin fut à son tour pressenti. Pflimlin, MRP, est partisan de « saisir toute occasion d'engager les pourparlers en vue d'un cessez-le-feu ». L'extrême droite essaiera donc de faire pression pour que Pflimlin, qui leur apparaît pire même que Pléven, ne soit pas élu, et décide d'exploiter au maximum une manifestation prévue à Alger pour le 13 mai.
Des gerbes doivent être déposées au Monument aux Morts pour trois soldats français prisonniers du FLN qui viennent d'être fusillés en territoire tunisien. Un ordre de grève est lancé pour 13 heures et la population, appelée à descendre dans la rue, se masse le long du cortège et au Forum. Des cris scandent « Algérie Française », « Massu au pouvoir ». Des pancartes s'élèvent « Faute de gouvernement, l'armée au pouvoir » et « Contre le régime, armée au pouvoir ». Et c'est dans ce cadre-là que Lagaillarde entraînant une centaine de jeunes occupa les locaux du Gouvernement Général après une brève offensive à mains nues contre des CRS bons enfants, qui n'utilisèrent que quelques grenades lacrymogènes. « L'affaire » avait commencé à 18 h 30. A 18 h 45, les CRS avaient reflué à l'intérieur de l'immeuble. Une heure après, Massu arrivait après s'être fait acclamer. Puis, les généraux Allard et Salan. Un comité de Salut Public civil et militaire, présidé par le général Massu fut créé. Un télégramme adressé au Président de la République demandait la création d'un gouvernement de Salut Public « seul capable de conserver l'Algérie, partie intégrante de la Métropole ».
A 21 h 35, le général Salon recevait un télégramme urgent signé par Félix Gaillard (qui continuait d'expédier les tâches courantes) l'habilitant à prendre toutes mesures jusqu'à nouvel ordre en Algérie. (En cela, Gaillard marchait sur les traces de Mollet qui légalisait les actes de l'armée pour avoir l'air d'être obéi : cas Ben Bella).
Cependant à minuit, sur le Forum, un message de Massu, lu et follement acclamé disait : « ...Nous faisons appel au général de Gaulle, seul capable de prendre la tête d'un gouvernement de Salut Public, au-dessus de tous les partis, pour assurer la pérennité de l'Algérie Française partie intégrante de la France ». C'était la première fois que le nom de de Gaulle était prononcé publiquement à Alger. Massu, fidèle gaulliste, en ces jours de crise, faisait appel à son ancien Chef.
Ainsi, on venait de faire acclamer le nom de l'homme politique dont on parlait depuis des mois comme ayant assez de prestige pour faire accepter la négociation. Les incidents du 13 mai d'Alger, en fait, c'est la bourgeoisie qui, profitant de l'occasion, va s'en servir et dans sa perspective à elle. En effet, différents problèmes politiques se posent à elle : à l'intérieur, l'instabilité ministérielle due à la présence de 142 députés communistes dans l'opposition depuis 1947 permet au moindre petit groupe parlementaire, indépendants, modérés, ou autre de faire facilement chuter le gouvernement de part l'addition de ses voix avec celles des communistes. Ce problème, différents gouvernements avaient essayé de le résoudre en essayant de modifier la loi électorale pour tenter de réduire la représentation importante du Parti Communiste, mais en vain. C'est une des premières tâches accomplies par de Gaulle qui réduisit la représentation du PC des neufs dixièmes et qui rendra le gouvernement encore moins dépendant du Parlement qu'il ne l'était jusqu'alors.
A l'extérieur, c'était le problème de la « décolonisation ». Pour les colonies d'Afrique, de Gaulle qui n'est pas un philanthrope ni un homme de gauche, transformera l'Union Française en une « Communauté » qui dans le plus juste intérêt de la bourgeoisie française, tout en les maintenant sous le joug économique de l'impérialisme, donne une indépendance politique apparente aux anciennes colonies.
C'est pourquoi, le 13 mai 61 voyait ce même de Gaulle qui du Forum avait lancé à la foule algéroise le 16 mai 58 le célèbre « je vous ai compris », faire régner « l'ordre » et « quadriller » Alger, à une semaine des pourparlers d'Evian.