Les illusions perdues07/02/19621962Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Les illusions perdues

La popularité de la jeune République de Guinée n'était pas entièrement imméritée. Le « NON » du peuple guinéen à la Constitution gaulliste et à la Communauté était un défi à l'impérialisme français. L'effervescence révolutionnaire, la sensibilisation des masses africaines aux mots d'ordre révolutionnaires, leur impatience même, tout ce contexte entourait le concept d'indépendance d'une sorte d'auréole mythique. L'indépendance s'identifiait à la rupture avec les anciens colonisateurs avec pour nécessaire corollaire la conscience pour les Africains de leur dignité, et le relèvement de leur niveau de vie. Aussi le processus dont l'histoire doit être faite un jour, qui contraignit Sékou Touré à opposer le refus du peuple guinéen aux offres de De Gaulle était-il salué à juste titre comme l'étape la plus importante dans la voie de l'émancipation du continent africain. La Guinée devenait la plaque tournante des rencontres entre révolutionnaires de toutes tendances certes, mais unies dans la même illusion. La première république indépendante de l'Afrique occidentale allait-elle s'engager dans la voie du socialisme, de la nationalisation des moyens de production et du pouvoir ouvrier ? Il n'est pas jusqu'aux professions de foi « marxistes » de Sékou Touré qui n'aient contribué à nourrir de nombreuses illusions.

Celles-ci viennent de prendre fin avec l'arrestation des principaux dirigeants du Syndicat des enseignants, turbulent, toujours critique, qui est devenu la pointe avancée de la Confédération générale des syndicats de Guinée. Ils sont accusés par le gouvernement d'avoir fait circuler un « tract subversif et mensonger », d'avoir travaillé en liaison avec « le groupe anti-parti » de Moscou et de Dakar, et d'avoir travaillé en collaboration avec l'ambassade de France et les ambassades de l'Est. Traduits du jour au lendemain devant cette caricature de tribunal qu'est la Haute-Cour, une vingtaine de militants syndicalistes accusés de « subversion marxiste-léniniste » sont frappés de lourdes peines de prison.

L'absurdité de l'acte d'accusation est manifeste et le peuple guinéen ne s'y est pas trompé. C'est que cette fois-ci l'opposition à Sékou Touré est le fait de militants qui tous ont eu un passé de luttes anticolonialistes. Le secrétaire du Syndicat, Koumenian Meita, est un vieux lutteur qui, au moment de la « loi-cadre », réclamait la complète indépendance et animait de son dynamisme l'ensemble du Syndicat ; Ray Autra Mamadou, un des fondateurs de la section guinéenne du Rassemblement Démocratique Africain fut expulsé par les colonialistes français et bénéficiait d'un prestige incontesté dans toute l'Afrique occidentale. Djibril Tamsir Niane, un jeune historien auteur des premiers travaux d'histoire africaine, est unanimement respecté de la jeunesse guinéenne. D'autres moins connus certes, ont tous joué un rôle dans la lutte anti-impérialiste. L'amalgame de Sékou Touré, les provocations, le vocabulaire entièrement emprunté à l'arsenal du stalinisme, sans doute réminiscences des quelques maigres leçons qu'il avait assimilées à l'école de la CGT, ne pouvaient que provoquer le sarcasme et la colère. Pour la première fois, Sékou Touré a à faire face à un mécontentement explosif qui s'est traduit par des manifestations de rue. L'ensemble des élèves de Guinée ont fait grève pour protester contre l'arrestation de leurs dirigeants. Dans d'autres centres du pays, à Kindia, à Labé, des remous populaires ont donné lieu à l'intervention brutale de la police et de l'armée. La jeunesse guinéenne, choyée et flattée par le régime, a couvert les murs d'inscriptions ; « Sékou, tu nous as menti », « Moins de camions, plus de riz ! », etc, etc.

Remarquons que la collusion des « comploteurs » avec l'impérialisme français, n'a été avancée par Sékou Touré que plusieurs jours après. Sans doute le fait de proclamer que les accusés étaient en liaison avec les ambassades de l'Est était-il à double tranchant. Car s'il est vrai que les pays « socialistes » n'ont pas répondu aux espoirs que le peuple guinéen plaçait en eux, ils restaient pour la jeunesse guinéenne notamment, des pays « non-occidentaux », anti-impérialistes. Les dirigeants guinéens ont dû penser qu'il fallait aussi mettre l'ancien colonisateur dans la conjuration et réussir à rendre plus plausible l'acte d'accusation lancé contre les syndicalistes. Cet amalgame improvisé montre en tous cas que Sékou Touré a dû manoeuvrer pour conduire la répression et qu'il a dû frapper très fort.

Tout ceci sur un fond de marasme économique profond. Le revenu annuel moyen du paysan et de l'ouvrier guinéens est sûrement le plus bas de l'Afrique occidentale. La pénurie est générale, ce qui n'est pas un reproche en soi, mais elle est aggravée et rendue intolérable par la corruption, les multiples dépenses improductives (construction de villas ministérielles, salaires exorbitants des hauts fonctionnaires, Mercedès des ministres et des directeurs de cabinet qui sillonnent insolemment les rues, etc...). Le déficit de la balance commerciale s'aggrave d'année en année. Or, au début de 1961, le, plan triennal démarrait avec toute la publicité nécessaire, et la presse stalinienne et de gauche en particulier débordait en commentaires et en prévisions pour justifier les uns « l'expérience guinéenne », les autres « la démocratie nationale ». Qu'en est-il en ce début de 1962 ? Le plan a tout simplement volé en morceaux, faute d'investissements. La gabegie, le luxe des administrateurs y ont fait leur oeuvre, et le fiasco du « Comptoir du Commerce extérieur » a creusé un déficit de 10 milliards de francs guinéens. Un décret gouvernemental a prononcé la dissolution du monopole du commerce extérieur et les opérations d'exportation et d'importation sont transférées au ministère du Commerce et de l'Industrie. La monnaie guinéenne créée en 1960 se déprécie à vive allure et cela en grande partie, par la faute des « économistes » « marxistes » qui foisonnent en Guinée et qui ont convaincu les dirigeants que l'argent n'avait nul besoin d'un étalon-or ! On se demande même si les dirigeants de Guinée connaissent exactement le volume des billets en circulation. Ne pouvant rien acheter avec du papier déprécié, même à l'effigie de Sékou Touré, les paysans soussous et foulahs ont préféré exporter frauduleusement leur riz et leur bétail au Sénégal ou au Mali pour avoir des francs C.F.A. garantis par 1a Banque de France !

L'aluminium (les réserves de bauxite) constitue la richesse industrielle de la Guinée (un milliard de tonnes, le plus fort potentiel mondial). Le complexe de Fria (trust Pechiney) est contrôlé par cinq groupes financiers et bénéficie d'exonérations d'impôts très importantes. Les mines de fer de Kaloum sont toujours entre les mains de monopoles financiers dont le Bureau Minier français et l'affaire a été jugée tellement rentable que les mêmes monopoles ont encore réinvesti 50 millions de Nouveaux Francs.

L'incident qui s'est produit entre Sékou Touré et « les Bauxites de Midi » qui exploitent les réserves de bauxite des îles de Los et de Boké, mérite d'être rappelé en quelques mots, ne serait-ce que pour montrer la dépendance de la Guinée à l'égard des caprices des monopoles impérialistes. La société avait préparé un projet qui devait permettre la production de l 500 000 tonnes de bauxite. Mais dès 1959 le rythme des travaux se ralentit et s'arrêta. Les pourparlers ayant échoué entre la Société et Sékou Touré, le gouvernement guinéen mit fin le 28 novembre 1961 aux activités des Bauxites du Midi. Quelle a été la raison de ce remue-ménage ? Tout simplement que le marché mondial est saturé d'aluminium et que les Bauxites du Midi ont jugé qu'il fallait résoudre les contradictions classiques du capitalisme monopolisateur sur le dos de l'économie guinéenne. Depuis neuf mois, Sékou Touré engage des conversations avec les trusts américains de l'aluminium qui ont des visées sur le Konkouré et qui aspirent à remplacer l'impérialisme français en Guinée. Il vient d'envoyer un message à Kennedy dont on ignore la teneur et qui a certainement trait aux projets miniers des trusts américains de l'aluminium.

Dans ces conditions, l'arrestation des syndicalistes arrive à point nommé pour servir les desseins de Sékou Touré et de la couche petite-bourgeoise qu'il représente. Les principaux journaux américains ont salué le « marxiste » Sékou Touré pour la fermeté dont il vient de faire preuve à l'égard de ceux qui exigent des mesures de rupture avec l'impérialisme. Le « New-York Herald Tribune » du 23-24 décembre 61 écrit : « Les négociations sont en cours depuis les neuf derniers mois entre la Guinée et les États-Unis pour arriver à un nouvel accord concernant l'exploitation des réserves d'aluminium du Konkouré. La volonté que manifeste Sékou Touré (expulsion de l'ambassadeur soviétique Solod, accusé d'avoir trempé dans le « complot des enseignants » ) doit pouvoir simplifier la tâche de l'administration Kennedy pour obtenir son soutien en vue de la réalisation de nouveaux projets ». Les observateurs américains ne se sont pas trompés sur leur appréciation.

Au récent congrès extraordinaire du p.d.g. (parti démocratique de guinée) qui s'est tenu à labé, tous les délégués sont montés à la tribune pour dénoncer l'idéologie « marxiste-léniniste », et réclamer les mesures les plus sévères contre les syndicalistes enseignants. il a été question de réviser leur procès et de les condamner à mort, d'envoyer des « commissaires politiques » dans les écoles, de surveiller tous les intellectuels suspects, et aussi d'instaurer le contrôle du « parti » sur la confédération générale des travailleurs guinéens. et cette décision, qui vise moscou et prague, de rompre toutes relations diplomatiques avec les pays qui apportent leur soutien a une quelconque opposition. et moscou s'est dépêché d'envoyer mikoyan à conakry pour recoller les pots cassés ! et un émissaire est parti à pékin voir mao tsé toung lui demander de calmer les « marxistes-léninistes » guinéens. pour ceux qui ont tendance à opposer la chine « révolutionnaire » à moscou « réformiste », soulignons que pékin qui parle de révolution mondiale, n'a pas bougé le petit doigt pour protester contre l'arrestation des militants syndicalistes.

Ces mesures prises au Congrès de Labé ont pour but de semer la peur parmi les étudiants guinéens de l'extérieur. Elles, ont été efficaces, puisque la plupart ont malheureusement capitulé et n'ont pas eu le courage d'être solidaires jusqu'au bout de leurs frères, Un exemple parmi tant d'autres : les étudiants guinéens de Prague rappelés à Conakry à la suite du message de solidarité qu'ils avaient adressé aux membres du Bureau des enseignants arrêtés, ont envoyé une lettre de capitulation au gouvernement de Sékou Touré et ont été autorisés à repartir pour la Tchécoslovaquie. Toutes ces capitulations successives soulignent le désarroi de l'intelligentsia guinéenne que ne guide pas l'idéologie de Lénine. Il n'est plus davantage nécessaire de souligner la responsabilité criminelle de la bureaucratie contre-révolutionnaire de Moscou et de Pékin.

Il ne fait pas de doute que tôt ou tard, la Guinée réintégrera l'orbite de l'impérialisme français. Ce n'est pas par hasard que Mendès-France et Mitterrand ont été reçus comme des chefs d'État en septembre dernier et que l'ancien gouverneur de Guinée, Roland Pré, a vu Sékou Touré faire son éloge au Congrès du Parti Démocratique de Guinée ! Or le même Roland Pré, responsable d'expulsions et de répressions, met à l'heure actuelle toute son expérience de « vieux colonial » au service des monopoles financiers dont il est l'astucieux conseiller dans la revue « Industrie et Travaux d'Outre-mer ».

Les jeux ne sont certes pas faits. Si les couches petites-bourgeoises qui détiennent l'appareil d'État en Guinée se comportent d'ores et déjà comme la courroie de transmission des besoins de l'impérialisme mondial, il reste qu'elles auront à compter avec les résistances grandissantes des ouvriers et des paysans. Le glissement dans le giron de l'impérialisme se fera avec des zigzags à droite et à gauche sur le plan de la politique extérieure, et l'on verra encore plus d'une fois Sékou Touré comme Nasser, procéder à ces tournants qualifiés de « révolutionnaires ». C'est que les groupes de Casablanca et de Monrovia manoeuvrent dans un continent dont le potentiel révolutionnaire est loin d'être entamé malgré des reculs importants dans une série de pays.

La tâche des révolutionnaires africains est claire. Il s'agit dans les quelques années à venir de se préparer à temps, à donner une direction marxiste, révolutionnaire, aux masses ouvrières et paysannes africaines et de les mener à la conquête du pouvoir d'État, cette fois pour leur propre compte. La formation de partis marxistes-révolutionnaires est une nécessité objective. En Afrique comme partout ailleurs, ces partis ne rempliront leur tâche historique qu'en partant des rapports de classe à l'échelle internationale pour formuler leur stratégie et leur tactique, qu'en prenant comme critères permanents les besoins de la classe ouvrière à l'échelle internationale.

Or si dans les pays « avancés », le poids du stalinisme et de la social-démocratie continue à peser sur le réveil du mouvement ouvrier, dans les pays arriérés, les opportunistes petits-bourgeois, soutenus parla bureaucratie stalinienne de l'Ouest et de l'Est et par l'aile « gauche » des pays impérialistes, constituent un obstacle à l'éducation révolutionnaire des masses africaines. Aussi, n'est-il pas inutile de répéter ce qu'a écrit Lénine dans ses « Thèses nationales et coloniales » adoptées au deuxième Congrès de l'Internationale communiste en 1920 : « Il est nécessaire de combattre énergiquement les tentatives faites par des mouvements émancipateurs qui ne sont en réalité ni communistes, ni révolutionnaires, pour arborer les couleurs communistes ; l'Internationale communiste ne doit soutenir les mouvements révolutionnaires dans les colonies et les pays arriérés, qu'à la condition que les éléments des plus purs partis communistes - et communistes de fait - soient groupés et instruits de, leurs tâches particulières, c'est-à-dire de leur mission de combattre le mouvement bourgeois et démocratique. L'Internationale communiste doit entrer en relations temporaires et former aussi des unions avec les mouvements révolutionnaires dans les colonies et les pays arriérés, sans toutefois jamais fusionner avec eux, et en conservant toujours le caractère indépendant de mouvement prolétarien, même dans sa forme embryonnaire. »

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