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- Lutte de Classe n°61
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Le mort d'Ivry
L'ignoble apparat de la justice bourgeoise a, une fois de plus, conduit un homme à la mort avec le luxe de détails sordides et précis qui fait toute l'horreur d'une exécution capitale. La mécanique s'est mise en route à deux heures du matin le jour du supplice par la préparation, au carré des suppliciés du cimetière de Thiais, de la fosse où serait enseveli, six heures plus tard, Bastien-Thiry alors encore endormi dans sa cellule de Fresnes.
Ce n'est pas que cet homme doive particulièrement inspirer de la pitié : il appartenait à l'OAS et, de ce fait, il était solidaire de crimes sans nom commis par cette organisation. Ce n'est pas qu'il ait eu non plus une mort plus horrible que celle de tous les condamnés que la justice bourgeoise exécute ordinairement sans que la presse s'en soucie. Non ! loin de là.
Mais, justement, les détails que nous rapporte la presse dans le cas de Bastien-Thiry suppléent, pour une fois, notre imagination défaillante, ordinairement incapable de nous faire vivre l'agonie d'un condamné à mort. Tous ces hommes, policiers ou soldats, avocats, juges, bourreaux, fossoyeurs, curés et médecins, réunis, coalisés, pour faire mourir un homme seul et sans défense. Cette société peut être fière d'elle. Ah la belle, la bonne société qui a besoin de cette mise en scène peur se défendre centre le vol, le crime ou la subversion. Elle ne sait même pas si ses assassinats légaux, elle doit les montrer pour faire un exemple, ou les cacher, tellement elle en a honte. Elle les entoure de pompe et elle les fait de nuit. Elle mobilise des tas d'hommes pour les voir, et elle les cache à la foule. Elle en dresse un acte officiel qu'elle rend public, et interdit aux témoins de dire ce qu'ils ont vu. Décidément, une exécution capitale, dans notre triste monde, ce n'est pas l'exécution d'un jugement, c'est un homme qui, en mourant, juge une société agonisante.
Et souvenons-nous que la mort de Bastien-Thiry, d'autres hommes l'ont connue. Bon an, mal an, les cours des prisons de France ont leur contingent de têtes. N'oublions pas non plus que pendant sept ans de nombreux militants du FLN ont été guillotinés au petit matin à Paris, à Lyon, à Marseille ou ailleurs, sans que la presse en parle, lorsqu'elle en parlait, autrement que par un petit entrefilet en quatrième ou cinquième page.
Ce qui accentue le caractère odieux de l'exécution de Bastien-Thiry, c'est qu'on se demande pourquoi lui, plutôt que tant d'autres. Les Jouhaud, les Salan, les Challe, les Zeller sont sains et saufs. Même Peintre, l'ignoble crapule qui a assassiné l'avocat Popie, a sauvé sa peau.
Pourquoi, Bastien-Thiry ? Parce qu'il a essayé d'attenter à la vie de de Gaulle ? il y en a eu d'autres !
En réponse à l'assassinat du banquier Lafond ? Peut-être, si c'est l'OAS qui l'a assassiné.
La bourgeoisie paye, nourrit et protège ses hommes de main. Mais de temps en temps, lorsqu'elle pense que ses intérêts l'exigent, elle les laisse au bourreau. Pas tous, parce qu'elle pourrait en avoir besoin. Mais un de temps à autre, pour leur rappeler qu'hommes de main ils sont, hommes de main ils doivent rester, et qu'ils doivent, en tant que tels, se garder d'initiatives. Bastien-Thiry est peut-être mort pour éviter qu'on attente de nouveau à la vie de de Gaulle, il est peut-être mort pour répondre de la mort de Lafond. On ne l'a peut-être même pas tellement choisi. Lui ou un autre, après tout, qu'est-ce qu'une vie pour un Général.
De toutes façons, nous n'avons ni à nous réjouir, ni à nous désoler de l'exécution de Bastien-Thiry. Il meurt tous les jours, du fait de la bourgeoisie, de son exploitation ou de ses tribunaux, bien des hommes qui valent beaucoup mieux que lui ne valait. Mais sa mort ne nous apporte rien. Qu'est-ce qu'un ennemi de moins quand nous en avons des dizaines de milliers qui sont bien vivants. D'ailleurs, si la bourgeoisie l'a tué, c'est justement qu'elle n'était pas à un près.
Et puis quoi qu'on en dise, il y a la façon. Le prolétariat révolutionnaire aura malheureusement, pour détruire cette société inhumaine, à détruire, en même temps, des vies humaines. Mais il le fera, avant qu'avec l'exploitation disparaissent les tribunaux, les prisons et les bourreaux, sans cette ignoble mascarade derrière laquelle la justice des possédants cache ses crimes.