- Accueil
- Lutte de Classe n°64
- La voie prolétarienne vers les cimetières
La voie prolétarienne vers les cimetières
« Vive la mort ». Le très catholique État National Syndicaliste, n'admet pas d'amnistie. Sa chrétienté exige la pénitence pour tous ceux qui ont pêché, la mort pour les « rouges ». Le film « Mourir à Madrid » qui passe actuellement dans les salles parisiennes et qui retrace les trois années de guerre civile espagnole de 36 à 39, rappelle ce cri de mort de la Phalange, contre lequel s'élève Unanumo, recteur de l'Université de Salamanque. Il rappelle aussi les paroles de Franco refusant l'amnistie à l'adversaire vaincu. Grimau, pris et jugé, vingt cinq ans après devait donc « payer ». Il a été exécuté. C'est la suite d'un drame qui débute avec les premiers pas de la République espagnole.
La République fut proclamée en Espagne en avril 1931, à la suite du succès électoral des républicains. Ce fut une « révolution pacifique » comme le proclama le président Zamora. Le roi Alphonse XIII n'abdiquait pas et se contentait de se retirer. Comme le dit intelligemment le commentaire du film « Mourir à Madrid » : « Enfin, le peuple avait droit à la parole, il avait droit à des discours. »
En fait depuis des dizaines d'années la société espagnole se trouvait dans la nécessité de résoudre ses contradictions. La stagnation économique de l'Espagne semi-féodale posait au premier plan la nécessité de la réforme agraire. Mais ses institutions étaient également des plus anachroniques. La monarchie espagnole qui couronnait la décadence des vieilles castes était l'objet de convulsions chroniques, de coups d'État de palais et de pronunciamentos. L'Armée qui avait perdu l'habitude de remporter des victoires s'était repliée sur elle-même et était une armée, riche en officiers, fils de famille, constituant une force importante intervenant dans la politique du pays. L'Église espagnole, puissance redoutable, gros propriétaire foncier du pays, puissance également dans le monde des affaires était haïe dans les régions très misérables. L'Eglise qui détenait l'enseignement était le principal soutien de la monarchie.
Après la grève générale de 1917 et les mouvements qui suivirent l'après-guerre, le roi Alphonse XIII avait fait appel en 1923 à la dictature de Primo de Rivera. Cette dictature devait disparaître en 1930. Ce fut le roi lui-même qui appela le général Berenguer à la succession de Primo de Rivera. Ce ne furent donc pas les forces révolutionnaires qui renversèrent la dictature. La dictature était tombée d'elle-même, usée. Les partis bourgeois pour qui elle était de devenue gênante tant dans le domaine économique, financier que culturel s'étaient bien gardés de concourir à son renversement, même une fois la grand'peur de l'après-guerre disparue. Par contre lorsque Primo de Rivera disparut de la scène ces mêmes partis bourgeois se proclamèrent à qui mieux mieux « républicains », assurant que la dictature n'avait été voulue que par Alphonse XIII. Mais alors que Primo de Rivera avait disparu, que la majorité de la grande bourgeoisie se disait « républicaine », la monarchie poursuivait son existence et la bourgeoisie « républicaine » s'en accommodait très bien tout en la dénigrant. Trotsky décrivant les forces en présence écrivait le 14 janvier 1931 : « nous retrouvons... la monarchie perfide ; les fractions morcelées des conservateurs et des libéraux qui haïssent le roi et se mettent devant lui à plat ventre ; des républicains de droite toujours prêts à trahir et des républicains de gauche toujours prêts à l'aventure ; des officiers conspirateurs dont les uns veulent la république et les autres de l'avancement ; des étudiants mécontents que leurs pères observent avec inquiétude ; enfin les ouvriers grévistes dispersés dans différentes organisations et des paysans qui tendent la main vers les fourches et même vers les fusils ».
Cependant la chute de Primo de Rivera avait éveillé d'immenses espoirs dans le pays et c'est d'une façon massive que l'Espagne votait « républicain » en avril 1931 aux Cortès de Berenguer donnant une République au pays et obligeant le roi à s'exiler.
Toute l'attention des masses s'était donc concentrée sur ces Cortès et la bourgeoisie espagnole pouvait d'autant plus facilement canaliser le mécontentement général sur le terrain électoral que communistes et anarchistes lui laissaient le champ libre.
Trotsky dénonçait violemment l'Internationale Communiste qui, par sa politique en Espagne, laissait le prolétariat en plein désarroi : un an auparavant alors que la révolution creusait son chemin, Manouilsky, dirigeant de l'Internationale Communiste, « chef » des pays latins, décrétait que « les événements d'Espagne n'étaient pas dignes d'attention ». Après le soulèvement des masses travailleuses espagnoles dans les grandes villes le 15 décembre 1930, l'Internationale Communiste opérait un de ses tournants à 180° dont elle était coutumière et la Pravda sur un air dithyrambique parlait du « prolétariat qui s' assimile de plus en plus le programme et les mots d'ordre du parti communiste espagnol ». De l'indifférence la plus complète l'Internationale passait donc à un optimisme outrancier et mystique... mais sans parler des Cortès qui étaient le principal événement à l'ordre du jour. Or, quelle que soit la position adoptée vis à vis des élections, que ce soit celle du boycott, comme en 1905 en Russie, que ce soit celle de la participation, il fallait prendre position pour les masses, les prévenir de ce que seraient ces élections et les mettre en garde contre les illusions qu'elles pouvaient avoir. Les masses désillusionnées se seraient retournées ensuite vers ceux qui auraient prévu le déroulement des événements et les auraient écoutés.
Se tenant au-dessus de la mêlée, la Pravda parle beaucoup des sept heures, des comités d'usines, de l'armement des ouvriers, etc... tous mots d'ordre très valables en soi mais qui ne répondent pas à la politique du moment et restent des mots de propagande'85 mais ne parle pas des Cortès.
De leur côté, par principe, les anarchistes ne se mêlaient pas à la bataille électorale et refusaient de se battre pour le mot d'ordre des Cortès révolutionnaires constituantes proposé par Trotsky comme premier mot d'ordre mobilisateur après le boycott aux Cortès de Berenguer.
La bourgeoisie avait donc les mains libres.
Mais en fait « le bloc des républicains et des socialistes s'est placé sur le terrain du changement républicain afin de retenir les masses de se rendre sur le chemin de la révolution socialiste » (L. Trotstky) et non pas pour assumer les tâches démocratiques que les masses républicaines attendaient.
En effet, dans l'essentiel, l'économique et le social devaient rester immuables. L'Armée et l'Église se maintenaient également, solides piliers de la réaction.
La République avait bien voté une loi agraire que devait appliquer un Institut de la réforme agraire. Le peuple avait espéré que la terre des latifundias serait distribuée gratuitement. En pratique elle ne le fut que moyennant une indemnité. Quatre ans après la République, seuls, 18 000 ha étaient repris aux grands propriétaires, car, même si le Conseil Exécutif de l'Institut de la Réforme Agraire fixait des mesures d'expropriation, cela restait sur le papier et n'arrivait pas à exécution. Au début de 1935 une loi venait modifier la première et permettait aux gros propriétaires de protéger leurs biens en les affermant en domaines de cent ha.
Devant la carence gouvernementale la faim poussait des paysans à cultiver les terres en friches. Entre 1932 et 1933, 6 250 ha sont occupés. Dans beaucoup de cas le gouvernement légalise le rachat de ces terres, mais parfois les paysans sont expulsés avec la paye de l'ouvrier agricole ou cela se termine par des emprisonnements. Il y a en 1934, 425 000 chômeurs dans les industries agricoles et forestières.
La République s'avère donc incapable de réaliser une réforme agraire qui permettrait à la bourgeoisie nationale de se développer.
Pour se défendre contre un retour éventuel de la réaction, la République aurait dû transformer l'Armée. La seule mesure que sut prendre le gouvernement fut d'offrir la possibilité aux officiers, de prendre leur retraite immédiatement avec solde entière. Mais alors que cela visait à éliminer les monarchistes, ce furent les quelques officiers républicains qui, étouffant dans cette caste réactionnaire, quittèrent l'Armée.
La République s'attaque à l'Eglise en lui enlevant le monopole de l'enseignement. Elle vote les lois de laïcisation. Mais en 1933, lors des élections qui vont donner une majorité réactionnaire aux Cortès, le gouvernement issu de cette Chambre s'empressera de faire voter les crédits pour mettre les dépenses du culte à la charge de l'État.
En fait la « révolution pacifique » n'a pas renversé les bases sociales de la semi-féodalité. Elle n'a pu accoucher d'une société nouvelle. Les masses payaient très cher leurs illusions électorales. La bourgeoisie espagnole, tard venue dans le concert européen n'avait pas suffisamment d'envergure pour trancher les racines moyenâgeuses du pays. Seul le prolétariat, qui lui n'avait rien à perdre pouvait le faire à sa place, et c'est pourquoi, historiquement, seul le prolétariat espagnol pouvait accomplir les propres réformes démocratiques de la bourgeoisie : réforme agraire, unité nationale, création d'une armée démocratique, séparation de l'Église et de l'État.
De telles réformes ne pouvaient se faire que par la mobilisation des millions de travailleurs, prolétaires industriel et agricole, petits paysans asservis par le fermage et l'impôt. Seule une direction prolétarienne pouvait avoir suffisamment d'envergure pour accomplir cette tâche car seule cette direction ne craignait pas - mais au contraire le souhaitait - l'approfondissement de la révolution qui aurait posé très rapidement la nécessité de la dictature du prolétariat. Seul un véritable parti révolutionnaire prolétarien était donc capable de mener la révolution de 1931 à son terme. Ce parti n'existait pas.
L'absence d'une direction révolutionnaire authentiquement prolétarienne en 1931 allait coûter cher au peuple espagnol. Car plus que Franco, l'histoire fait « payer » les erreurs et les faiblesses passées d'une classe.
Ce qui ne fut pas accompli par le prolétariat en 1931 permit le soulèvement de Franco en 1936 et dans la mesure où le prolétariat ne parvint pas au cours des années de lutte contre Franco à se donner une véritable direction révolutionnaire, cela, permit la défaite de 1939.