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- Lutte de Classe n°55
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La « révolution » yéménite
Depuis deux mois la République s'est installée aux portes de l'ARAMCO, à Sanaa. Un « imam » tout puissant, « le victorieux par la grâce de Dieu », a été vaincu par un groupe d'officiers, s'appuyant sur le mécontentement populaire, qui ont aboli la royauté et proclamé la république. Si l'imam Badr a pu s'échapper des ruines de son palais et installer un camp à la frontière séoudo-yéménite, le général Sallal, avec l'aide égyptienne, fait facilement face à la menace extérieure de la coalition du roi Séoud d'Arabie Séoudite et du prince Hussein de Jordanie qui ont donné leur soutien à l'imam Badr.
Dans ce Moyen-Orient où règnent des princes et des rois des Mille et Une Nuits, aux revenus fabuleux, aux trains de vie somptuaires, dans la meilleure des traditions des fastes des princes d'Arabie, le nouveau venu de l'histoire, le peuple, ne supporte plus sa misère et l'état d'arriération générale de ces pays.
Dès 1945, l'Asie se révoltait et les révolutions chinoises et indo-chinoises donnaient la mesure de la politisation de ces peuples. L'Afrique ne devait s'ébranler que quelques années plus tard. Le Moyen-Orient traversé par les deux influences voyait l'histoire de sa propre émancipation commencer dès 1948 avec un premier putsch du même Sallal, putsch qui devait avorter et se solder pour Sallal par sept années de forteresse. Mais le monde arabe commençait à entrer en scène. En 1951, Mossadegh nationalisait les pétroles d'Abadan. L'impérialisme ripostait en créant de toutes pièces le Koweit, La révolution égyptienne de juillet 1952, entraînant la proclamation de la république en juin 1953, faisait de l'Egypte un centre d'attraction pour les autres peuples arabes et Radio-Le-Caire pouvait lancer des appels à l'émancipation de tout le Moyen-Orient. La réforme agraire égyptienne - aussi limitée soit-elle - n'en reste pas moins le symbole de la victoire, et l'effigie de Nasser se vend en cachette dans tout le monde arabe.
L'impérialisme a fait du Moyen-Orient une chasse gardée par des imams et des chah à sa solde à qui il verse des redevances allant jusqu'à un milliard par jour, redevances qui ne représentent qu'une miette des bénéfices tirés du pétrole. De tels régimes ne laissent pas de place au développement de la bourgeoisie nationale, et les forces qui la composent - petite bourgeoisie de commerçants, hommes d'affaires, intellectuels et paysans - cherchent à prendre le devant de la scène.
Au Yémen, c'est à elles que s'adressent le général Sallal et le docteur Baydani, ministre de l'économie.
Si dans de nombreux pays sous-développés, l'armée est la seule force structurée qui intervient dans ces révolutions comme expression de la bourgeoisie nationale (comme ce fut le cas en Egypte), au Yémen, bien que l'imam ait possédé une armée régulière de bédouins, une gendarmerie et une police, environ 30 000 hommes en tout, les insurgés ne purent s'appuyer que sur un millier de soldats. La création d'une force nationale est l'une des premières tâches du nouveau gouvernement. D'après l'actuel ministre de la défense, ils ne purent s'appuyer sur les militaires de l'imam soit parce qu'ils ont été choisis parmi les tribus les plus arriérées du pays, soit parce qu'ils n'ont reçu aucune formation militaire sérieuse ». Pour ce qui est de l'aviation, l'imam Badr avait bien acheté une vingtaine d'appareils au bloc de l'Est, mais il n'y avait qu'un seul pilote militaire (actuellement sous-directeur de l'aviation civile),
I1 est donc certain que sans l'aide égyptienne les dirigeants actuels n'auraient pu prendre le pouvoir à moins d'organiser les masses populaires en forces actives. Mais, tant en Egypte qu'au Yémen, les nouveaux régimes n'ont rien de « socialiste » ni même de « populaire ». Le reporter du Monde, Eric Rouleau, écrit le 7 décembre 1962 : « Le souci du Docteur Baydani de ne pas effaroucher les possédants va jusqu'à exclure toute modification dans l'état actuel de la propriété foncière ». « La féodalité, a-t-il déclaré aux journalistes, a disparu avec la famille royale dont les biens ont été confisqués. Il n'est plus désormais question de réforme agraire ». Or, 80 % des Yéménites vivent de l'agriculture. Les déclarations du ministre de l'économie, ne prêtent pas à interprétation.
Cependant, le développement du Yémen à partir des bases actuelles, présente pas mal de difficultés. L'ïmam n'aurait laissé dans les caisses de l'État que quelques 50 millions de nouveaux francs. Tout est à mettre sur pied, aucune administration, aucune archive, aucun budget. Qui apportera les capitaux nécessaires au développement de l'économie ? La R.A.U. a accordé un prêt de un million de livres (dix millions de NF). Sallal devra donc compter avec les banquiers anglo-américains pour survivre.
L'intervention militaire et économique de l'Egypte ne peut manquer de poser la question de la dépendance du Yémen par rapport à l'Egypte. Nasser a subi un échec retentissant en Septembre 1961 avec le soulèvement de l'armée syrienne contre Le Caire, entraînant l'effondrement de la R.A.U. L'expédition yéménite lui permet de marquer des points. L'ingérance égyptienne n'est pas sans provoquer de graves problèmes au sein du gouvernement Yéménite. Le docteur Baydani, ministre de l'économie, est un homme du Caire et pour l'instant les forces nationales yéménites sont trop faibles pour se passer de l'aide égyptienne. Actuellement Sallal fait savoir qu'il tranchera la tête « à quiconque oserait dénoncer les Egyptiens comme des impérialistes » mais proclame vivement : « Nous sommes un peuple indépendant, chaque pays arabe a ses traditions et ses moers ».
Les rivalités entre bourgeoisies naissantes comme celles de ces pays « indépendants » ou émancipés du féodalisme ne permettent guère d'unité ni de fédération. Le problème du gouvernement Sallal sera de survivre tout en donnant les garanties nécessaires aux pourvoyeurs des finances.
Les déclarations pour tranquilliser les impérialistes sont nombreuses. A l'intérieur, des jeunes officiers revenant d'exil et taxés de « castrisme » auraient été emprisonnés une semaine, le temps de leur faire comprendre que la situation n'était pas la même. Les déclarations sur la réforme agraire sont là pour empêcher tout fol espoir qui pourrait susciter chez les paysans des « actes inconsidérés ». A l'extérieur, le gouvernement de Sanaa répète qu'il n'a nullement l'intention de s'engager « en dehors des frontières présentes du Yémen ».
Ainsi, pressée par les problèmes sociaux intérieurs et tenir de tranquilliser ses maîtres impérialistes, la République du Yémen sera, comme la République Egyptienne, un État bonapartiste qui ne pourra d'ailleurs permettre que très faiblement à une bourgeoisie nationale d'exister et de se développer.
Le coup d'État du général Sallal ne porte un coup à l'impérialisme que dans la mesure où il signifie pour les masses le refus du passé. Dans sa voie de l'émancipation du Moyen-Orient, la République Yéménite est un pas que peut encore accepter l'impérialisme. Si les pétroles de l'ARAMCO étaient réellement en danger, on pourrait s'attendre à une riposte rapide. L'échec de Mossadegh a montré qu'en ce qui concerne le pétrole, l'impérialisme ne cède que lorsqu'il a trouvé une autre solution.
Mais les petits monstres comme Koweit ne sont pas toujours viables. Et si l'impérialisme possède, de par le monde, bien des ressources pétrolières inexploitées ou sous-exploitées qui lui permettent de ne pas être trop sensible aux revendications des peuples qui ont le malheur d'en posséder dans leur sous-sol (s'ils nationalisent le pétrole ils seront le plus souvent dans l'impossibilité de le vendre), le mouvement d'émancipation est bien trop général maintenant pour que la domination impérialiste ne soit pas en danger partout à la fois sur le globe. C'est ainsi par exemple que l'opinion publique mondiale a appris à la fois que le second producteur de pétrole du Common-Wealth était le tout petit protectorat de Brunéi au nord de l'Ile de Bornéo, et que des combats se déroulaient dans sa capitale tandis que la ville pétrolière de Séria, était aux mains d'insurgés réclamant l'indépendance.