- Accueil
- Lutte de Classe n°72
- La presse à créer
La presse à créer
Indépendamment de la façon même dont elles organisent - désorganisent, devrait-on dire - les luttes revendicatives des travailleurs, les Centrales syndicales dépendant des Partis Socialiste et Communiste ont perdu l'habitude et, de ce fait, dans une certaine mesure, la possibilité, de s'adresser directement aux masses, au public, dans un effort de propagande vis-à-vis de leur propre action. C'est évidemment lié à leurs méthodes de lutte, mais cet aspect, complémentaire du précédent a cependant une grande importance pour la compréhension du rôle joué par le réformisme et le stalinisme de nos jours. Ne concevant leur action qu'au niveau des tractations avec 1e patronat et le gouvernement, l'action directe des travailleurs est, pour eux, plus souvent gênante qu'utile, mais cependant nécessaire. Ils ne la suscitent que dans la mesure où elle justifie leur nécessité vis-à-vis des représentants de la bourgeoisie et de son État et, le plus souvent, ils la freinent. Mais c'est ainsi, aussi curieux que cela puisse paraître quand on songe au rôle qui ils ont joué lors de la grève des mineurs, que cette grève fut pour eux, et plus particulièrement pour l'appareil syndical stalinien, un véritable don du ciel. Depuis plusieurs années en effet ils pouvaient craindre que le pouvoir gaulliste n'en vienne à désirer se passer d'eux, au plus exactement, à penser pouvoir s'en passer. La grève des mineurs a montré à tous - patronat et hommes d'État - que sans la collaboration des grandes Centrales syndicales, et en dernière analyse du PCF, la bourgeoisie ne pourrait pas obtenir la même passivité, les mêmes sacrifices, de la classe ouvrière française.
Ainsi donc, si les directions syndicales n'utilisent pas vis-à-vis de la population (de l'ensemble des travailleurs et même de la petite bourgeoisie) les armes de propagande dont ils disposent, pour défendre et justifier auprès d'elle les actions menées par différentes catégories de travailleurs, c'est bien, le plus souvent, parce qu'elles se consacrent souvent à faire échouer ces actions. Mais, justement, la renonciation à l'utilisation de la propagande est un des moyens que réformistes et stalinistes utilisent pour saboter les actions grévistes qui les gênent, en les laissant isoler par la presse bourgeoise. Qui plus est, la propagande est parfois une action en elle-même, une action révolutionnaire.
Dans un numéro récent nous avons dit comment un syndicat révolution aire, ne représentant même qu'une petite fraction de la classe ouvrière et, à plus forte raison, une grande Centrale syndicale, aurait pu s'adresser aux paysans en lutte pour leur offrir, non des conseils ou des panacées pour changer leur sort, mais le soutien moral et physique des travailleurs de la ville. Mais un autre exemple plus proche de nous. Lors de la grève de la marine marchande l'ensemble de la presse bourgeoise, la radio et la télévision, ont fait grand bruit autour de la situation des passagers en instance de départ surpris par la grève et bloqués dans les ports. Et tous nos plumitifs de verser force larmes attendries sur les travailleurs que cette grève privait de plusieurs jours de vacances, sur les frais supplémentaires qu'elle entraînait pour des familles modestes et sur la déception de nombreux travailleurs d'Afrique du Nord voyant augmenter encore la durée du déjà long voyage nécessaire pour aller (autrement qu'en avion) passer leurs vacances auprès de leur famille. Tout cela est vrai, bien vrai. Et la presse en a largement profité pour isoler les marins de commerce, dresser au-delà des passagers eux-mêmes, toute l'opinion contre leur grève,(les Centrales s'y sont d'autant moins opposées que cet isolement moral leur a permis de trahir plus facilement la lutte des marins). Et, cependant, n'y avait-il là rien à dire ?
Il est bien évident que bien souvent lorsque des travailleurs d'un secteur déterminé de l'activité économique du pays entrent en lutte, cela peut gêner d'autres travailleurs. Lorsque cela n'est pas, l'une des formes de riposte utilisée par le patronat, consiste à provoquer artificiellement cet état de chose. C'est ainsi que le lock-out est souvent utilisé pour dresser contre des grévistes un nombre plus ou moins important de travailleurs d'autres ateliers ou d'autres usines, en les privant de leur travail, c'est-à-dire de leur salaire. Cette tactique est d'autant plus efficace que les revendications des grévistes sont plus corporatistes, c'est-à-dire peu propres à éveiller la sympathie d'autres travailleurs et, surtout, à être reprises à leur compte par les travailleurs touchés par le lock-out.
Sans même qu'il y ait lock-out, la grève de certains travailleurs, ou de certaines catégories de travailleurs, peut provoquer un ralentissement ou même un arrêt total d'autres industries. Cas de la grève des mineurs par exemple. Mais il est évident que c'est dans les services publics et dans les transports, qu'ils soient nationalisés ou privés, que ce phénomène est le plus manifeste. Au point que le gouvernement a pu profiter du mécontentement de la population parisienne, y compris des ouvriers, lors de la grève du métro du 27 juin pour limiter le droit de grève dans la fonction publique. Et c'est là, qu'au delà du choix des revendications - non corporatives - , du choix du moment - maximum d'efficacité pour le minimum de gêne apportée aux autres travailleurs - , les responsables, les organisateurs d'un mouvement de grève de tant soit peu d'importance, se doivent de faire effort pour informer les autres travailleurs, pour informer l'ensemble de la population. Et les grandes Centrales syndicales disposent, en particulier auprès de la population ouvrière, d'un appareil de propagande, sinon d'un crédit, largement suffisants pour répondre efficacement aux campagnes de la presse bourgeoise. On a pu en juger justement lors de la grève des mineurs : alors que cette grève risquait, par la sympathie qu'elle rencontrait dans le public ouvrier, par son importance, par sa durée, par son enjeu, d'aboutir à une grève générale, les syndicats ne pouvaient rester sans rien faire ; ils ont donc organisé « la solidarité », c'est-à-dire des collectes, et ont fait un réel effort d'information, mais qui était cette fois inutile sur ce terrain, la cause des mineurs étant gagnée dès le départ auprès du grand public populaire. Il faut dire que cela permet aujourd'hui à la CGT, de dire qu'elle a arrêté la grève parce que la « solidarité » ne permettait pas aux mineurs de tenir plus longtemps. Par contre, on n'a rien vu de tel dans les entreprises, dans les quartiers ouvriers, durant la grève des marins qui a pourtant duré près de trois semaines. Pas le moindre petit tract pour expliquer ce que nous écrivions plus haut c'est-à-dire que, à moins de renoncer à se défendre, aucun travailleur, lorsqu'il entre en lutte, ne peut penser que son action ne nuira absolument pas à d'autres travailleurs, d'une façon ou d'une autre.
Lorsque la lutte d'une catégorie de travailleurs nuit à d'autres travailleurs il faut bien voir que les désagréments - si pénibles soient-ils - procurés par les grévistes à d'autres salariés, sont mineurs par rapport à ceux qu'ils endurent aux-mêmes. La grève est une arme de défense des travailleurs, la seule, finalement, dont ils disposent pour échapper un peu à la domination des exploiteurs. Mais c'est une arme dont l'utilisation est pénible, sinon dangereuse. Ils ne l'utilisent pas de gaîté de coeur, sans raison vitale ou profonde. Et quand ils se résolvent à entrer en lutte, la grève leur fait perdre, leur salaire souvent et, parfois, leur emploi. Finalement, les principaux, les seuls responsables sont les exploiteurs.
Car les marins qui se sont mis en grève l'ont fait pour défendre leurs salaires, leur droit à la nourriture, au logement et à quelques loisirs, tandis que les armateurs qui les ont acculés la grève, comme seul recours contre leur intransigeance, l'ont fait, eux, pour sauvegarder des profits fantastiques qu'ils ne veulent pas voir réduire, même d'une miette. Durant les dix dernières années, par exemple, un Monsieur Fraissinet propriétaire de la compagnie du même nom, et pas une des plus grosses, a pu s'offrir une part importante d'une compagnie aérienne (Air-Algérie). Il possède d'ailleurs bon nombre de choses à Marseille. Que dire de Paquet ou de la Compagnie Générale Transatlantique qui possède, elle, le reste d'Air-Algérie, sans compter de multiples participations dans d'autres sociétés.
Par ailleurs, et il faut bien le comprendre aussi, de la lutte de quelque catégorie que ce soit de travailleurs dépend, de façon plus ou moins directe, le sort de tous les autres. Quand des travailleurs entrent en grève, presque toujours, c'est pour tous les travailleurs qu'ils se battent, même s'ils n'en ont pas très conscience eux-mêmes, même si cela n'apparaît pas nettement de prime abord. Tout le monde a nettement senti, lors de la grève des mineurs, combien il était important pour tous, qu'ils n'aient pas répondu à la réquisition.
Dans la période de plein emploi que nous connaissons actuellement les patrons se tiennent les coudes pour ne pas céder aux revendications et ne pas faire ainsi de la surenchère sur les salaires. Cette politique les amène même, souvent, à préférer manquer de personnel et de main-d'oeuvre. Dans la mesure où une catégorie quelconque, mettons les marins de commerce, fait reculer sur ce terrain ne serait-ce qu'une fraction du patronat, cette victoire sert à tous les travailleurs, car c'est une brèche dans le front patronal. On peut dire beaucoup de choses de la quatrième semaine da congés payés mais il est certain qu'une fois qu'une fraction de la classe ouvrière l'eut obtenue, les autres catégories de travailleurs purent ou pourront, plus facilement l'obtenir à leur tour.
Mais les travailleurs sont solidaires les uns des autres, c'est-à-dire liés les uns aux autres, de multiples façons. Car si l'on envisage que la solidarité patronale amène les employeurs à préférer manquer de personnel plutôt que de céder aux revendications légitimes des travailleurs, sans oublier que d'un autre point de vue ils ont toujours tendance à utiliser le minimum de main-d'oeuvre à un maximum de tâches en augmentant l'intensité et la durée du travail, on se rend compte que plus la grève de certaines catégories de travailleurs - services publics par exemple - gêne ou risque de gêner la population, plus le sort et les intérêts de celle-ci sont liés au sort et aux intérêts des grévistes.
Les PTT qui étaient autrefois un modèle d'exactitude, sont aujourd'hui, par suite du manque de personnel, le royaume de la pagaie. Les lettres sont acheminées avec du retard, quand elles ne se perdent pas, ce qui n'arrivait pratiquement jamais il y a quelques années. A certaines heures, ou en période d'été par exemple, il est impossible d'obtenir une communication avec la province.
La SNCF, pour la même raison, n'arrive pas à assurer convenablement le départ et le retour des vacanciers dans les grandes villes. La presse bourgeoise n'a pas insisté sur les jours de vacances, perdus par les salariés qui n'ont pas pu prendre le train aux dates où la. SNCF refusait les billets de congés payés (samedi 3, dimanche 4 août). Elle n'a pas insisté non plus sur les conditions dans lesquelles les travailleurs ont pris le train certain vendredi soir 2 août dans les gares parisiennes, ou même, à Austerlitz, ne l'ont pas pris. Il est vrai que ce n'était pas dû à une grève mais aux économies faites sur le personnel, aux deux sens du terme, par la direction des chemins de fer.
Que dans les hôpitaux de Paris les malades voient ces jours-ci leur ration alimentaire diminuer bien que le prix de journée payé par la Sécurité Sociale atteigne des hauteurs astronomiques (près de 10 000 anciens francs par jour) n'attire pas l'attention des valets de plume de la bourgeoisie. Que dans les mêmes hôpitaux, ainsi que ceux de province, le manque de personnel, dû autant à l'insuffisance des traitements qu'aux compressions, fasse risquer quotidiennement leur vie aux malades et compromette fréquemment leur guérison, cela non plus ne mérite pas une larme, car cela non plus n'est pas dû à une grève : Au contraire même.
Lorsque les travailleurs des services publics, en particulier, défendent leur niveau de vie et leurs conditions de travail ils défendent tous les travailleurs, en fin de compte, car tous les travailleurs sont des usagers du métro, des postes, du train, du bateau, ou, malheureusement, parfois de l'hôpital. L'exploitation à laquelle sont soumis les travailleurs de la fonction publique fait courir à tous les usagers des risques, souvent graves sinon mortels et, au moins, diminue leur bien-être ou leur confort quand elle ne restreint pas les avantages sociaux qu'ils peuvent avoir en amputant leur temps de vacances, comme le fait la SNCF, ou en restreignant la portée de la remise qui leur est consentie sur les billets de congés payés.
Voilà, à peu près, parmi bien d'autres choses, ce que tous les travailleurs, et une grande partie de la population, auraient dû lire dans la presse et les tracts syndicaux pendant la grève des marins.
Mais c'est de l'hypocrisie de seulement le déplorer, car il est bien évident que ni la CGT ni les autres Centrales, ne peuvent se livrer à ce type de propagande. Et c'est pourquoi le devoir de tous les militants ouvriers, de tous les révolutionnaires, est de contribuer à créer dans les entreprises une presse, indépendante des appareils, ouvertement révolutionnaire, qui se consacre à ce type de tâche.