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La naissance du titisme
Rares sont les régimes qui ont fait l'objet d'autant de controverses que le régime yougoslave. Ennemi numéro 1 de la bureaucratie soviétique pendant des années, en tant que premier dissident du bloc « socialiste » et briseur du monolithisme bureaucratique, il fut en même temps l'espoir et l'alibi de tous deux qui, faute de pouvoir ou vouloir combattre pour le socialisme, se contentaient de le découvrir partout.
En tous cas, la Yougoslavie posait et continue à poser un certain nombre de problèmes et, sans s'occuper de son évolution ultérieure, il serait utile d'examiner, à l'occasion du dix-neuvième anniversaire de la formation du premier gouvernement Tito (4 décembre 1943), premier indice d'une certaine liberté d'action vis-à-vis de Moscou, la nature sociale de son mouvement qui, après quatre années de guerre acharnée, a porté à la tête du pays le Parti Communiste Yougoslave.
La Yougoslavie d'avant-guerre, création du Traité de Versailles, était une nation hétérogène, composée d'une multitude de peuples ou peuplades slaves, aux langues et religions différentes, aux structures sociales dissemblables. L'unité nationale, à la différence des pays de l'Ouest européen, ne s'est pas faite sous la poussée des impératifs d'une économie capitaliste en expansion, et sous la direction d'une bourgeoisie développée, mais par l'intervention directe des puissances de l'Entente, avec l'accord sentimental toutefois des peuples slaves intéressés.
Economiquement, la Yougoslavie n'était qu'un simple appendice agricole de l'industrie allemande et, dans une moindre mesure, anglaise. L'industrie nationale était sous le contrôle du capital étranger ou en sa possession directe. La participation étrangère dans les secteurs essentiels dépassait largement la moyenne (91 % dans la métallurgie, 78 % dans les industries d'extraction et 73 % dans les branches chimiques). Comme dans tous les pays sous-développés, la consommation industrielle était très faible : 61 % du fer, 75 % du cuivre et 93 % de la bauxite étaient exportés.
Dans ces conditions, peu de place était laissée à la bourgeoisie indigène qui, cantonnée dans des branches secondaires - telles les industries alimentaires et le traitement des produits agricoles - n'avait pas le poids économique nécessaire pour cimenter une véritable unité nationale. En fait, l'État yougoslave d'entre les deux guerres n'était autre que la dictature de l'État serbe sur les autres peuples minoritaires, appuyé par l'étranger ; et n'ayant aucune réalité économique.
Pays essentiellement agricole, l'énorme masse du peuple yougoslave était composée de paysans qui, bien qu'en général propriétaires de leurs minuscules lopins, menaient une existence misérable, rançon d'une technique agricole archaïque et de l'aridité des terres, et étaient en fait sous la dépendance des riches propriétaires, des bourgeois des villes et des usuriers.
Peu de choses distinguaient donc la Yougoslavie de tant d'autres pays sous-développés situés en Asie, en Afrique ou ailleurs.
La guerre mondiale trouvait donc un État yougoslave extrêmement faible malgré son allure dictatoriale. Tiraillée entre les deux camps impérialistes, la Yougoslavie opta d'abord pour l'Axe. Mais, le 27 mars 1941, la signature d'un Pacte de non-agression avec l'Allemagne provoqua une série de grandes manifestations populaires qui permirent à la fraction pro-Alliés de s'emparer du pouvoir.
La réaction allemande ne se fit pas attendre : attaquée le 6 avril, l'armée yougoslave se vit contrainte de capituler, après une guerre éclair de quelques jours. Le roi et le gouvernement s'enfuirent à Londres, et la Yougoslavie disloquée était partagée en trois États « indépendants » sous contrôle allemand ou italien : Serbie, Croatie et Montenegro.
Au moment de l'effondrement de l'État yougoslave, le PC était encore un parti peu connu, peu implanté, et ne comptant que quelques milliers d'adhérents. Deux ans après, il se trouvait à la direction d'une armée tenant tête à près de 300 000 soldats allemands et gouvernait de fait un vaste territoire.
Cette progression extraordinaire n'aurait pu se produire sans la disparition pure et simple du pouvoir d'État autre que celui des occupants. Le mythe de l'unité yougoslave s'est évanoui après la débâcle. Les antagonismes entre les différents peuples, notamment l'antagonisme serbo-croate, écrasés avant la guerre par un régime de dictature se sont réveillés avec des forces accrues. Dans de nombreuses régions, la guerre prit un caractère ethnique et religieux, opposant Serbes orthodoxes et Croates catholiques. Les victimes des massacres nationalistes se chiffrèrent par centaines de milliers.
La seule résistance bourgeoise, celle des débris de l'armée yougoslave dirigés par le général serbe Mihaïlovitch, ne tardait pas à entrer dans le cycle des massacres et contre-massacres, et finit par combattre bien plus les croates que les allemands.
Finalement, seul le programme du PC yougoslave offrit un refuge à l'idéal nationaliste, seul le programme du PC permit de réunir sous le même drapeau serbes, croates, monténégrins et de réaliser une ébauche d'unité nationale.
D'autre part la désorganisation, la disparition totale même de l'appareil d'État et de l'administration d'avant-guerre a permis au PC non seulement de s'implanter dans de nombreuses régions, mais d'y créer une administration et une structure étatique à sa dévotion. Et cela d'autant plus efficacement, qu'il a su, au cours des guérillas en milieu paysan, adapter son programme aux sentiments de cette catégorie prépondérante de la population. Dès 1941, il fut l'artisan de la formation des comités populaires, qui permettaient pour la première fois à la paysannerie yougoslave de participer d'une manière active à la vie politique. L'appui de cette énorme masse paysanne a fait de Tito le véritable et le seul dirigeant nationaliste.
Fort d'avoir derrière lui la majorité de la population, le conseil antifasciste - sorte de parlement titiste - réuni à jajtse en décembre 1943, a décidé la formation d'un gouvernement yougoslave démocratique et populaire, en opposition au gouvernement en exil du roi pierre ii. la rupture de facto entre les deux résistances est devenue rupture de jure.
Cette rupture ne pouvait pas ne pas avoir une répercussion considérable sur le plan international. Pierre II et Mihaïlovitch étaient en effet les protégés de la Grande-Bretagne. Staline - soucieux de respecter la répartition en sphères d'influence des Balkans, répartition qui réservait à la Grande-Bretagne une participation de 50 % dans les affaires yougoslaves - ne voulait pas que l'excès de son lieutenant yougoslave le place en mauvaise posture envers ses alliés. On parla même à Moscou de « coups de poignard dans le dos de l'Union Soviétique ». Si Staline n'a pas désavoué publiquement Tito (qui agissait d'ailleurs en toute sincérité vis-à-vis de l'URSS), c'est uniquement parce que l'Angleterre s'était inclinée devant le fait accompli et avait décidé de soutenir le nouveau gouvernement.
Après la formation du gouvernement Tito, les événements se précipitèrent. L'Allemagne a subi de graves défaites à Stalingrad, en Italie, en Afrique du Nord et l'armée des partisans yougoslaves opposés à une armée allemande réduite et affaiblie gagnait du terrain, jusqu'à la victoire totale et la libération complète du territoire national, consacrée par l'entrée des unités de partisans à Belgrade en octobre 1944.
La Yougoslavie fut ainsi le seul pays d'Europe Centrale à se libérer de l'occupation allemande par ses propres moyens.
Pour la plupart des historiens la rupture entre la Yougoslavie et l'URSS est le fruit d'une évolution dont les racines se cachent dans cette période à partir de la formation du gouvernement de Jajtse. C'est incontestable en ce sens que c'est pendant cette période que le PCY. a conquis les forces et les appuis permettant plus tard de résister aux pressions russes. Mais on ne peut que s'inscrire en faux envers ceux qui expliquent cette rupture par des raisons idéologiques. Malgré les affirmations de certains, dont les dirigeants yougoslaves, la rupture ne se fit pas entre un « socialisme » bureaucratique et un « socialisme » populaire et démocratique. Non seulement le PC yougoslave n'était pas plus « socialiste » que le PC russe, mais il n'avait rien de socialiste, sauf le nom. Le PCY a conquis le pouvoir grâce à une politique qu'aucune bourgeoisie n'aurait désavouée. On serait même tenté de dire que le PC fut le seul parti bourgeois conséquent. D'ailleurs, aucun des actes du PCY. une fois au pouvoir ne permettrait de lui décerner le qualificatif de socialiste. Même la nationalisation de l'industrie, acte pourtant nullement socialiste en soi, fut moins un acte voulu, que la consécration d'une situation de fait. Comme dit Kidritch, un des dirigeants yougoslaves : « La première apparition du type socialiste de notre économie n'a pas fait suite à une nationalisation formelle, mais à la confiscation des biens des traîtres à la nation ».
En fait, la cause profonde de la rupture réside dans la politique nationaliste qu'impose le PC russe à ses valets. Les différents dirigeants des PC nationaux mènent à l'intérieur de leurs pays une politique nationaliste, tout en dépendant en même temps de la bureaucratie russe. Ceci est possible tant que les intérêts de l'URSS et les impératifs d'une politique nationaliste à l'intérieur ne sont pas en opposition. Mais dès qu'il y a une divergence entre ces deux impératifs, la situation des dirigeants staliniens devient intenable. Ou bien ils se rangent sans équivoque du côté de la bureaucratie russe, s'ils n'ont qu'une faible assise sociale dans leur propre pays et si leur existence même dépend de leur dévotion à Moscou, ou bien - et tel fut le cas de Tito - poussés par la pression nationaliste de leur base sociale, ils sont acculés bon gré mal gré, à la rupture.
Et ce danger, qualifié en rhétorique stalinienne de révisionnisme, survivra tant que les différents Partis Communistes nationaux resteront de simples agences diplomatiques pour le compte de la bureaucratie russe.