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La gangrène
Que les fusillades de dimanche dernier qui ont, pour une fois, inversé le rapport morts musulmans - morts européens habituel depuis de longues semaines, aient été le fait de membres du FLN agissant de leur propre initiative en échappant au contrôle de leurs dirigeants, d'une décision de ces derniers ou, au contraire, d'une provocation montée par l'OAS, il est peu probable qu'elles puissent remettre en question les accords intervenus à Evian, ni même la décision récente de fixer le référendum d'autodétermination au juillet.
Il peut, bien entendu, s'agir d'une mise en scène de l'OAS et, encore que difficile à prouver, cela ne poserait pas de problème politique. Mais si, comme il est vraisemblable, ce sont des combattants FLN qui se sont livrés à une action de représailles et d'intimidation vis-à-vis de la population européenne (l'exécution « publique » d'otages enlevés les jours précédents le laisse penser), il peut venir à l'esprit qu'il s'agit d'une rupture du « cessez-le-feu » ou, du moins, que le gouvernement français va s'empresser d'interpréter le fait dans ce sens.
Il ne s'agit pas ici de s'interroger sur la plus ou moins bonne foi des différents protagonistes : autant il serait insensé de croire tout ce que disent les gouvernants français et les dirigeants algériens, autant il serait stupide de penser qu'ils font systématiquement le contraire de ce qu'ils affirment. Ici comme ailleurs il faut se garder des simplifications outrancières.
Le GPRA sait que d'ici quelques semaines l'Algérie sera indépendante et a affirmé, par la voix de Saad Dahlab qu'il serait stupide de remettre en cause les accords d'Evian à cause des actions de l'OAS. D'autant plus que tout ce qui se passe en Algérie, tant en ce qui concerne les actes de l'OAS qu'en ce qui concerne l'incapacité du Gouvernement français de les éviter, était aisément prévisible bien avant Evian. Il est donc exclu que le FLN décide de reprendre les combats, Mais, si l'on ne prend que la situation dans les grandes villes, Alger et Oran, il est bien évident qu'il est difficile aux cadres FLN de ces villes d'imposer aux masses musulmanes d'endurer, sans réagir, les provocations continuelles de l'OAS et surtout la situation sanitaire et alimentaire catastrophique qui règne dans leurs quartiers. A quoi bon l'indépendance dans six semaines si, d'ici là, ils sont morts de privations ou faute de soins. Les raids de dimanche, s'ils sont bien le fait du FLN, peuvent très bien avoir été décidés à l'échelon local, tant pour éviter les réactions brutales et incontrôlées des masses musulmanes elles-mêmes (le FLN en ne réagissant pas contre l'OAS pourrait perdre tout ou partie du crédit qui lui permet de les « tenir » ) que pour faire pression sur la population européenne en la considérant responsable des crimes OAS, ce qui serait sans doute loin d'être inefficace, sinon justifié.
De telles représailles ne pourraient amener le gouvernement français à revenir sur les accords d'Evian que si elles se généralisaient... et encore.
Il n'est pas exclu, au reste, que gouvernement français et GPRA attribuent pudiquement, d'un commun accord, la chose à l'OAS - à tort ou à raison - (Cela aiderait d'ailleurs le GPRA à éviter qu'elle ne se renouvelle).
En fait, dans la situation actuelle, ce type d'actes est déterminé par l'existence de l'OAS, On peut presque dire que le gouvernement français s'y attendait depuis longtemps et en avait pris, dans une certaine mesure, son parti en ne détruisant pas l'OAS, chose qu'il lui est impossible de faire.
Car il n'est paradoxal qu'à première vue que l'incapacité où se trouve le gouvernement français de réduire l'OAS et d'empêcher ses meurtres abominables, l'ait amené à accélérer le processus de transfert des pouvoirs, d'indépendance de l'Algérie, en fixant une date rapprochée pour le référendum d'autodétermination et en hâtant le remplacement de l'armée française par des troupes musulmanes, En effet, pour ceux qui ne voient pas que les accords d'Evian consacraient une défaite (pas totale, mais défaite quand même) de l'impérialisme français, il pourrait sembler que par l'OAS - dont la direction se confond avec l'État-Major - la bourgeoisie française continue la guerre d'Algérie sans le dire. En conséquence, le fait que le gouvernement français ne réduise pas l'OAS signifierait que les accords d'Evian ne seront pas appliqués. Or, c'est tout le contraire qui se produit. Et cela parce que la bourgeoisie française n'a accepté de traiter en Algérie avec le FLN que parce qu'elle ne pouvait pas le vaincre. L'OAS se sert des forces de l'armée française, mais ne dispose pas de plus de forces qu'elle. Ce n'est pas l'OAS qui permettrait à la bourgeoisie française de changer le rapport de forces ALN - Armée française.
Les actions de l'oas sont la continuation de la guerre d'algérie car elles en sont des séquelles, mais elles ne signifient pas que la bourgeoisie française ait la volonté de continuer la guerre (ou plus exactement la conviction de pouvoir la gagner).
L'impérialisme français évacuera l'Algérie à brève échéance. D'ici la fin de l'année, il ne restera que quelques dizaines de milliers de soldats français répartis dans quelques bases. La bourgeoisie française ne peut plus gouverner directement en Algérie, elle le sait parce que l'ALN le lui a prouvé les armes à la main. Elle ne peut donc envisager de sauvegarder tout ou partie de ses intérêts économiques et financiers que par l'intermédiaire du futur État algérien, L'OAS ne se bat pas, même si ses propres troupes croient le contraire, pour remettre en cause l'indépendance de l'Algérie, car ni elle ni personne ne pourrait la remettre en cause.
Il est évident cependant que l'impérialisme français se servira de ses bases militaires comme d'un moyen de pression on sur le futur État algérien. Il est évident aussi que l'existence de ces bases rendra possible l'existence de l'OAS au sein de la population française, existence qui sera aussi un moyen de pression de l'impérialisme français sur l'État algérien. C'est pourquoi, finalement, l'impérialisme français perd plus qu'il ne gagne, en ce qui concerne ses intérêts en AFN, à l'actuelle politique de l'OAS qui ne peut aboutir qu'au départ de la majorité des Européens d'Algérie.
Non point que ceux-ci aient tellement à craindre pour leur vie, une fois l'indépendance acquise, mais parce qu'ils pourront difficilement, eux, imaginer que les Algériens ne tirent pas vengeance des crimes affreux, honteux ou absurdes auxquels ils se sont laissés entraîner. Et l'on meurt encore plus vite du manque de sommeil que du manque de nourriture.
L'objectif de l'OAS n'est pas en Algérie mais en France. Son but est de construire un parti fasciste susceptible de prendre le pouvoir en cas de circonstances favorables. Le problème particulier est que depuis dix-sept ans il ne s'est pas trouvé en France de bases de masses permettant, non pas de prendre le pouvoir, ce qui est de toutes façons, exceptionnel et ne peut se produire que dans une période de crise extrêmement grave, mais simplement de recruter les éléments d'un parti numériquement puissant. Les guerres coloniales qu'a livrées la France ont abouti à faire que l'idéologie, la doctrine, la mentalité fasciste fleurissent au sein de l'appareil coercitif de l'État bourgeois, au sein de la police et de l'armée, mais sans qu'elles se développent dans le pays de la même façon, Or, les éléments fascistes de l'appareil d'État ont trouvé cette base de masse en Algérie, parmi la population « pied-noir ». Et même plus, car si son implantation était en métropole ce qu'elle est en Algérie parmi la population européenne, l'OAS serait au pouvoir depuis longtemps.
Le problème qui se pose à l'OAS est de rapatrier le maximum de cette population et donc de creuser un fossé infranchissable - ou considéré comme tel - entre elle et la population musulmane. L'actuelle politique de l'OAS n'a pas, à l'échelon des dirigeants, d'autre but. L'OAS peut arriver peut-être à des affrontements sanglants, à ce que le FLN se livre à des actions de représailles, à ce que les masses musulmanes tentent d'envahir les quartiers européens et à les y massacrer, ou les y faire massacrer par l'armée mais l'OAS n'arrivera pas a éviter l'indépendance de l'Algérie. Ses dirigeants le savent tout comme les actuels dirigeants politiques de la bourgeoisie française.
La révolution algérienne n'est pas terminée, c'est en tout cas un souhait que l'on peut faire. Mais la guerre d'Algérie l'est pratiquement. Nous assistons aux derniers combats, horribles certes, mais guère plus que ceux que nous avons ignorés pendant sept ans. La moyenne journalière des morts est très inférieure à celle qu'elle a été pendant la guerre, avant le cessez-le-feu.
Mais ce qui n'est pas terminé, c'est le rôle de l'OAS dans la vie politique française. Il est certain que la lutte pour les travailleurs français et leurs organisations ne fait que commencer,
Certes, ce n'est pas parce que l'Algérie sera indépendante que l'OAS disparaîtra. La partie de la population européenne qui restera en Algérie continuera pendant un certain temps à fournir des contingents terroristes qui seront ravitaillés en armes et en matériel par les bases militaires que la France conservera là-bas. Ce sera un ces moyens, et non des moindres, de pression de l'impérialisme français sur l'évolution interne de l'Algérie.
Le GPRA eut préféré que ce soit l'armée française, ou plutôt les gendarmes français qui anéantissent l'OAS, mais, comme il était prévisible, l'OAS ne pouvait pas être détruite par l'appareil d'État français. Même le suicide des scorpions se piquant soi-disant eux-mêmes est une fable.
C'est ce qui explique que le GPRA souhaitait, au départ, que la date du scrutin d'autodétermination soit plus éloignée de quelques mois. Il tenait à ce que l'OAS soit détruite par les forces françaises. Les bouclages, la répression, les opérations de police sont déjà impopulaires lorsqu'elles sont faites par l'armée française contre des Européens, mais le GPRA ne tenait pas du tout à se trouver dans la situation de faire effectuer cette répression contre les Européens par des forces musulmanes. Tant qu'à faire il eut préféré que la potion soit avalée par le gouvernement français. C'était une vaine espérance et c'est pourquoi maintenant le GPRA est partisan, comme le gouvernement français, d'une date rapprochée.
Nous allons donc hériter (et c'est là le prix dont nous paierons le fait d'avoir laissé le peuple algérien combattre seul contre notre impérialisme) de cadres fascistes, ceux de l'armée et de la police, et de quelques centaines de milliers d'hommes et de fermes déracinés, aigris, décidés à faire payer aux métropolitains tout ce qu'eux ont enduré, ou cru endurer. Ce ne sera pas suffisant pour qu'un État fasciste puisse s'installer grâce à eux en France. Du moins, tant qu'une crise économique importante n'amène pas quelques centaines de milliers de chômeurs, de petits commerçants ruinés, d'intellectuels déclassés à rejoindre leurs rangs pour construire un État nationaliste fort, pur, patriotique et débarrassé de la racaille judéo-arabo-socialo-communiste afin éventuellement de rejoindre une sainte-alliance anti-bolchevique décide à rendre l'Oural et le Caucase à leur destination première.
Cela sera au moins suffisant pour qu'il se constitue en France des bandes assassinant les militants ouvriers, dispersant les meetings à la bombe ou à la grenade, plastiquant à gauche et à droite, surtout à gauche. Et il faudra que la France connaisse de longues années sans crise pour que ces gens-là se réintègrent à la « société française » et se reconvertissent au culte exclusif de l'automobile du dimanche, du frigidaire et de l'appareil de télévision.