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La faucille et le marteau
5 000 hectolitres de vin noyant les platanes de Theza (PO), des tonnes de pommes de terre renversées sur les routes et arrosées de gaz-oil, des pêches, des abricots volontairement détruits... telles sont au XXe siècle les manifestations de la colère paysanne.
Bien qu'il s'agisse encore d'une banale affaire de surproduction, le « malaise paysan » a pris cette année encore le caractère d'une crise aiguë. Quelles qu'aient été les circonstances locales barométriques ou politiques, partout, en Bretagne comme dans le Vaucluse, les paysans sont passés à l'action directe et ils ont tenté de mettre le Gouvernement « devant ses responsabilités ».
Depuis plusieurs années le malaise paysan et la recherche tâtonnante des moyens les plus adéquats de l'exprimer : distribution gratuite d'artichauts, destruction volontaire des surplus, prise d'assaut des préfectures, barrages routiers, grand rassemblement paysan, etc... sont une des constantes de la rubrique sociale et politique de la presse française, à chaque retour de l'été.
Mais quand les tomates servent de projectiles, quand des manifestants paysans s'affrontent avec les convois de CRS expédiés d'urgence vers les points « brûlants », quand il est possible de regrouper et d'organiser des actions d'envergure avec une poussière de petits producteurs isolés, quand les producteurs mettent à nu les contradictions d'une société où l'abondance signifie la catastrophe, les problèmes semblent se poser en termes nouveaux. Et les partis traditionnels se tournent vers la paysannerie et s'interrogent. Sans avoir l'outrecuidance de Guy Mollet qui déclare « La paysannerie française est en train d'accepter nos propres thèses », le Parti Communiste est partie prenante dans l'organisation de l'agitation dans le Midi et l'on retrouve ses militants à la tête d'organisations défendant la propriété privée et la petite exploitation familiale. Qui plus est, la « Nouvelle » gauche prétendument marxiste, séduite par ce mouvement qui lui est étranger, veut y trouver des raisons pour réviser les « vieilles » analyses.
A l'instar de la paysannerie des pays sous-développés, la paysannerie des pays capitalistes avancés serait-elle en passe de devenir la classe révolutionnaire ? La mise à sac et le sabotage des stocks des gros producteurs, importateurs de vin et d'agrumes en provenance d'Algérie, sont-ils les indices de la pénétration de la lutte de classe à la campagne ? Enfin, les mots d'ordre paysans sont-ils progressistes ?
En fait, se repose la question première de savoir quelle doit être l'attitude des partis ouvriers vis-à-vis des paysans. Doivent-ils les soutenir ? Comment et dans quelle mesure ? Ce n'est pas parce que les paysans se battent qu'ils sont révolutionnaires. Et ce n'est pas parce que les ouvriers ne se battent pas qu'ils ont cessé de l'être. « Le prolétariat est la seule classe vraiment révolutionnaire », écrivait Karl Marx dans le « manifeste Communiste », toutes les autres classes sont condamnées par l'histoire. Indépendamment de son degré de conscience et de combativité, la classe ouvrière est révolutionnaire parce que c'est elle qui détient la clé du devenir historique.
Dans un pays capitaliste avancé, comme la France, la petite paysannerie est le type même de ces classes condamnées, sans avenir économique et historique. Ce sont des survivances du passé, survivances bien vivantes et acharnées à survivre mais condamnées par toute l'évolution, et la forme de concentration prise par la production moderne. Les petits exploitants forment la majorité de la paysannerie française, mais la politique agricole est élaborée par une infime minorité de gros producteurs liés aux banques et au capital commercial. Ce capital commercial est pourtant celui qui opprime le plus le petit paysan indépendant. Et il ne peut y échapper. Le produit de son travail lui échappe dès qu'il entre dans le circuit commercial, circuit dont il n'est absolument pas maître et qu'il ne peut même pas contrôler. Prisonnier des banques qui accordent les crédits et vis-à-vis desquelles il est profondément endetté, prisonnier des négociants qui organisent l'acheminement des produits vers les marchés nationaux et internationaux et qui fixent les prix directement avec les paysans, prisonnier des grossistes qui limitent leurs stocks aux quantités nécessaires au maintien de leurs confortables bénéfices, prisonnier enfin de la politique gouvernementale qui favorise les gros producteurs, le petit paysan se voit extorqué, pillé de tous côtés et toutes les mesures qu'il réclame se retournent contre lui et favorisent ses exploiteurs.
Aujourd'hui encore, dans l'excès de sa colère, le paysan détruit ses propres richesses, sa propre récolte invendue, alors que les stocks des grossistes des Halles demeurent à un niveau normal et que les cours sur les marchés des grandes villes se maintiennent à un chiffre élevé assurant des bénéfices normaux et même encourageants.
Le seul bénéficiaire de cette destruction, c'est lui, le grossiste, et rien ne dit qu'il soit tout à fait étranger à l'encouragement ou à la provocation des révoltes du Midi qui le servent si bien et qui ne lui coûtent rien.
Quant aux mesures prises par le Gouvernement pour apaiser la colère des petits exploitants, les leaders paysans eux-mêmes les jugent mesures dilatoires, à double tranchant. Et pourtant ces mesures : arrêt des importations et de l'exportation, prime à la transformation et à la mise en conserve des tomates, etc..., étaient réclamées par les paysans aux-mêmes. Mais laissons la parole à un « militant » paysan Pouquet (Le Monde du 4 juillet 1963) :
« L'aide à l'exportation promise bénéficiera plus aux expéditeurs qu'aux producteurs ... ne sachant pas d'avance quelle part de leurs achats sera destinée à l'exportation et quelle part prendra le chemin du marché intérieur, les négociants se gardent bien de tenir compte du montant de l'aide prévue quand ils offrent un prix aux producteurs. »
Ainsi l'aide à l'exportation revient aux trusts commerciaux qui achètent directement aux paysans. Il en est de même pour la prime de 5 centimes par kilo pour tous les abricots envoyés à la conserverie, prime versée pour toute quantité transformée en dépassement des chiffres de 1961. Les conserveries coopératives locales marchent depuis longtemps au maximum de leurs possibilités, par contre les industriels possédant des installations modernes et de grandes dimensions pourront absorber des quantités bien supérieures à celles des années passées et empocheront ladite prime. Quant à la prise en charge des frais de transport, le même leader paysan explique fort lucidement :
« En encourageant les envois de fruits à Avignon,. Lyon ou Paris, localités où sont installées les grosses conserveries, le gouvernement ne fait que déplacer le problème. Les confitures produites avec ces fruits seront forcément d'un très bas prix de revient et concurrenceront la production de nos conserveries coopératives locales qui sera mise plus tard sur le marché. »
On pourrait faire des démonstrations analogues pour les autres mesures prises, mais il suffit de savoir que dès qu'elles furent connues, les grosses organisations syndicales paysannes, la FNSEA et la CGA, se sont déclarées satisfaites et que l'agitation ne s'est poursuivie qu'à la base. Et c'est là le problème.
D'organisation politique ou syndicale indépendante, les petits paysans ne peuvent en avoir. La présence de groupes d'extrême-droite et de militants communistes qui essayent de profiter du mouvement ou de prendre la tête de certaines organisations ne change rien à la réalité. La colère paysanne légitime et justifiée ne peut rien pour elle-même, elle sert des intérêts qui lui sont étrangers. En régime capitaliste, il n'y a pour eux aucune solution possible. Leur sort est lié à la transformation révolutionnaire de la société. Et cette transformation ne peut être que l'oeuvre du prolétariat.
Aussi pour un militant révolutionnaire, le problème n'est pas de choisir les revendications pour la paysannerie, ni de l'aider dans sa recherche tâtonnante de solutions définitives ou momentanées à sa situation. De solution, nous avons vu qu'il n'y en avait pas. Mais le prolétariat peut, et doit, être solidaire des paysans en lutte ; il doit l'être indépendamment des mots d'ordre et de la politique poursuivie par les paysans.
Un trait d'union relie le paysan à l'ouvrier. L'un et l'autre créent des richesses, mais ni l'un ni l'autre ne peut profiter du fruit de son travail. La solidarité qui les unit est une solidarité de classes exploitées et pillées par le Capital. Ce que la classe ouvrière peut faire pour la paysannerie, personne d'autre qu'elle ne peut le faire. Sans promettre la lune, des organisations ouvrières dignes de ce nom pourraient prendre un certain nombre de mesures pratiques pour manifester dans les faits cette solidarité. Dans les périodes de crise ouverte, il serait possible par exemple d'acheter aux paysans leurs surplus invendus à des prix supérieurs à ceux qu'offrent les négociants, mais de toute manière sans comparaison avec les cours des grandes villes. Les syndicats pourraient très bien organiser le transport des marchandises et leur vente en usine dans des conditions avantageuses pour tous. Les syndicats pourraient aussi envoyer des renforts de volontaires vers les lieux où la police et les CRS se préparent à « casser du paysan ». Bien sûr, ces mesures ne sont pas des « solutions » permanentes et elles ne sauraient l'être de toutes manières, les syndicats ne peuvent le faire que parce qu'ils peuvent compter sur le dévouement et la solidarité des ouvriers. Parce qu'ils ne recherchent, en l'occurrence, ni le profit, ni des avantages : ils se déclarent solidaires et le traduisent dans les faits. Tout simplement.
Mais ces mesures auraient des conséquences incalculables sur le plan de la propagande, elles prouveraient aux paysans que les producteurs ouvriers et paysans peuvent prendre en mains la direction de leurs propres affaires, qu'ils peuvent organiser et contrôler eux-mêmes les opérations de transport, de commerce, etc.., qui intéressent l'agriculture. et que c'est là la seule chance pour eux d'échapper aux banques, aux trusts, aux commerçants. enfin, que la classe ouvrière est leur seule véritable alliée, qu'elle le montre par des actes et non par des discours de comices agricoles, enfin qu'elle est la seule classe capable de prendre en mains la direction de la société dans l'intérêt de tous les producteurs.
Quand nous disons les syndicats, c'est bien entendu de syndicats animés par un parti ouvrier révolutionnaire dont nous parlons. Les syndicats actuels ont depuis longtemps abandonné même la référence aux quelques phrases qui figurent encore dans leurs statuts sur l'abolition du salariat.
La politique que les organisations ouvrières pourraient mener vis-à-vis des paysans n'est qu'un des aspects de la politique révolutionnaire qu'elles devraient mener à tous les instants au nom du prolétariat, si elles étaient fidèles aux idées et aux hommes qui les ont créées.
Mais la permanence des problèmes et des crises, et aussi la permanence des solutions que le prolétariat pourrait trouver à ces problèmes et à ces crises montre que, quoique peuvent en dire les théoriciens « modernes », s'il manque dans ce pays une organisation révolutionnaire du prolétariat, les conditions objectives pour la construire, elles, ne font pas défaut.