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La démocratie de M. Servan-Schreiber

« L'année terrible », c'est ainsi que Servan-Schreiber dans un article paru dans l'Express du 19 octobre 1961, qualifie l'année 1947. « Un coup dur » avait dit à l'époque M. Lefaucheux, directeur des Usines Renault à propos des mêmes événements. Pour Servan-Schreiber comme pour Lefaucheux, la dislocation de la Sainte Alliance, Parti communiste-Parti socialiste-MRP, à la suite des coups de boutoirs donnés par la classe ouvrière, était bien le plus grand malheur qui pouvait arriver. Le gauchisme de l'Express est au niveau de celui de l'ancien directeur de la RNUR

Pour Servan-Schreiber, 1947 représente l'époque heureuse de l'entente nationale la plus complète : « Les MRP mettaient la question laïque loin derrière l'intérêt national, ils étaient les garants de la paix religieuse. Maurice Thorez, de toute son autorité, exhortait les travailleurs à faire fonctionner la machine de production avant de songer à leurs revendications particulières. Les socialistes dirigeaient et, pour la première fois depuis les quelques mois éphémères du Front Populaire avaient en main les moyens de réaliser le socialisme. »

La période 1945-1947 est, avec le Front Populaire, la plus belle escroquerie des partis de gauche vis-à-vis de la classe ouvrière. Après la « libération », alors que les masses pleines d'espoir et certainement d'illusions, espéraient voir améliorer leur niveau de vie avec la fin de la guerre, seuls les Partis ouvriers en qui elles avaient confiance, pouvaient les tromper et leur faire accepter le « Produire d'abord, Revendiquer ensuite » et les nombreuses explications fournies à l'époque sur le fait qu'il fallait accepter de travailler dur, avant de pouvoir envisager de « répartir » la production nationale. Superbe logique que rapidement la réalité mit en échec.

Quand la classe ouvrière vit les militants du Parti communiste assurer la place de garde-chiourme, dénoncer au patron les ouvriers qui revendiquaient un meilleur salaire, ceux qui protestaient contre la suppression de la viande au repas de la cantine, etc., quand la classe ouvrière entendit Maurice Thorez demander aux mineurs qui protestaient contre le manque de sécurité, de continuer leur tâche et de ne pas retarder la production par de telles revendications, dénoncer les médecins « saboteurs » qui donnaient des arrêts de travail complaisants, et qu'elle pouvait lire dans l'Humanité qu'il ne fallait pas aller au bal le dimanche pour être en forme le lundi à la production... Quand la classe ouvrière vit que les prix augmentaient à une allure vertigineuse et qu'elle ne devait pas revendiquer d'augmentations de salaire... alors la classe ouvrière n'eut pas la même réaction que M. Servan-Schreiber. Elle arrêta les machines.

Fin janvier 1946, les rotativistes déclenchaient la première grève importante pour une amélioration du niveau de vie. En août 1946, une grève des Postiers affectait pour la première fois le secteur public. En avril « le monstre de Billancourt » débrayait. Commencée le 25 avril, la grève ne devait se terminer complètement que le 16 mai. Trois semaines de grève pendant lesquelles les événements se précipitèrent. La grève Renault servit de catalyseur aux conflits. Pour Servan-Schreiber : « C'est alors qu'une grève intervient aux usines Renault. Grève insolite. Tous les syndicats, et d'abord la CGT. tous les partis, y compris le Parti Communiste ont désavoué les revendications immédiates qui compromettaient la reconstruction du pays. Ensemble ils ont bloqué les grèves. L'affaire Renault éclatant, les ministres communistes demandent à Ramadier un certain nombre de mesures d'apaisement pour éviter d'être débordés. En attendant, ils restent solidaires ».

Il faut ajouter qu'à l'époque, la classe ouvrière française n'était pas la seule à troubler la Sainte Alliance. Le peuple indochinois eut le mauvais goût de ne plus se laisser exploiter et, comme le dit Servan-Schreiber « il s'agit de prendre des décisions militaires. Les communistes refusent. Ils veulent une autre politique que la répression. Ramadier insiste : il ne peut pas faire autrement pour l'instant, que les communistes prennent patience. Il est à peu près entendu : à l'Assemblée les députés communistes s'abstiennent, les ministres votent pour le gouvernement et y demeurent ».

Participer à un gouvernement de répression ne gène pas les communistes. Mais la grève Renault prend de suite une telle ampleur que la participation des communistes au gouvernement n'est plus possible sans se déconsidérer complètement aux yeux des travailleurs. La bourgeoisie a utilisé le Parti communiste pour remettre en marche son économie, elle va pouvoir le « remercier ». Vincent Auriol « révoquera » les ministres communistes le 30 avril. (fait que Servan-Schreiber place deux mois au moins après. Peut-être l'ignore-t-il, ce qui ne serait pas étonnant de la part d'un « spécialiste » comme lui).

Sur le plan international, c'est la fin de la Grande Amitié américano-soviétique, la coupure entre les deux blocs. Pour les socialistes, les grèves Renault sont une bonne occasion de « révoquer » les communistes et d'avoir ainsi l'air de bons agents d'exécution vis-à-vis des États-Unis qui demandent à leurs chantres la rupture avec les partis communistes et leur éviction de tout gouvernement.

En 1947, les masques unitaires, tant sur le front international que national, tombent. Les forces sociales en présence apparaissent plus clairement et la grande escroquerie politique du gouvernement tripartite prend fin.

C'est ce gouvernement que M. Servan-Schreiber donne comme exemple de démocratie et qu'il souhaite revoir en France. C'est sur un ton délirant qu'il écrit à propos des conditions de ce tripartisme : « Tout était possible pour la France. Concrètement politiquement possible. Bien davantage qu'en 1936 où toutes les défenses des intérêts établis tenaient solidement en place. Bien plus qu'en 1871, où le peuple n'était qu'une abstraction politique, le pouvoir appartenant tout entier à une fraction du pays. En vérité, jamais depuis la grande révolution, depuis 1789, de pareilles conditions n'ont été réunies ».

Voici donc, le type de gouvernement démocratique pour lequel la « gauche » se « mobilise », la grande démocratie rénovée pour laquelle se réserve M. Mendès-France et dont M. Servan-Schreiber se fait le héraut et le prophète.

M. Servan-schreiber nous aura au moins prévenus en noir sur blanc de ce qu'elle serait.

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