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La chute de Kassem
Bien que quelques combats sporadiques continuent encore, l'Irak vient de changer de maître. Pour plus de sûreté, la radio des insurgés a fait mourir Kassem par deux fois ; tout d'abord écrasé sous les décombres de son palais, en vrai tyran de légende et puis, plus simplement, fusillé par la suite. Ainsi disparut celui qui gouvernait l'Irak depuis le 14 juillet 1958 et qui se vantait d'avoir échappé, durant quatre années et demi de pouvoir, à pas moins de 38 attentats. Il est vrai qu'instruits sans doute par l'expérience, les insurgés ont mis le prix qu'il fallait pour le trente-neuvième !
L'histoire du gouvernement Kassem correspond à un schéma qui s'est répété des dizaines de fois et probablement se répétera encore bien souvent dans tous les pays sous-développés d'Asie, d'Afrique ou d'Amérique Latine. Un homme, souvent un militaire, prend le pouvoir par un coup d'État, en chassant un gouvernement pourri et haï par le peuple. Les débuts du nouveau régime se déroulent dans une atmosphère d'enthousiasme, le peuple attendant tout de lui. Puis les désillusions commencent, parce que le nouveau régime essaie à la fois de ménager la chèvre et le chou, c'est-à-dire les masses populaires d'un côté, la minorité de privilégiés et les intérêts impérialistes de l'autre, et ne fait en réalité que mécontenter les premières et à la longue inquiéter les seconds. D'où les forces centrifuges qui se manifestent au sein de la belle union nationale du début, la répression qui suit automatiquement frappant à gauche, puis même à droite, les désillusions qui se font de plus en plus fortes jusqu'à ce qu'il ne reste plus comme appui au dictateur que son armée et sa police. Le dernier acte se joue lorsque ces forces armées, ou une fraction de celles-ci, abandonnent le chef qu'elles ont suivi jusque là, sacrifiant soit à la pression populaire, soit à celle de l'impérialisme. C'est là l'histoire de Kassem.
Lorsque, à la tête de sa division, il renverse le régime du roi Fayçal et de son ministre Nouri Saïd, Kassem reçoit l'appui de toute la population irakienne et de toutes les tendances politiques, depuis les officiers pro-nassériens jusqu'au Parti Communiste - qui est l'un des plus puissants du Moyen-Orient.
Il se montre pourtant incapable de régler les problèmes de l'Irak. La réforme agraire est promise, mais elle est à peine amorcée. Les compagnies pétrolières étrangères continuent à réaliser leurs bénéfices, mais la classe ouvrière ne voit pas son niveau de vie augmenter. L'agitation populaire est grandissante. Le Parti Communiste est alors mis hors la loi et des centaines de militants sont jetés en prison. Le rapprochement du début avec Nasser cesse bientôt, Kassem se pose rapidement non en allié, mais en rival de l'Egypte au sein du monde arabe. Il revendique même pour l'Irak le Koweit, à la fois sans doute, dans le but de s'emparer des « royalties » que les compagnies étrangères versent à l'émir de ce petit État plus ou moins artificiel - ce qui serait une excellente affaire pour l'État irakien - et d'ouvrir certaines perspectives de rechange aux officiers irakiens qui rêvent d'un grand État arabe, dans le temps où l'on s'oppose à l'Egypte. Un putsch d'officiers pro-nassériens est écrasé à Mossoul en 1959 et les tenants de l'union avec l'Egypte sont exclus de l'armée, arrêtés ou même exécutés.
Dans le nord du pays, la minorité kurde, réclamant son autonomie, se révolte. Des maquis s'organisent dont l'armée irakienne se montre d'ailleurs incapable de venir à bout. Enfin en décembre 1961, l'Irak Petroleum Company refusant d'augmenter la part des « royalties » qu'elle verse à l'État irakien, se voit retirer 95 % de son périmètre de recherches qui est confié à une compagnie nationale. Il est vrai que l'exploitation actuelle du pétrole n'existe que sur les 5 % qui sont laissés à l'Irak Petroleum Company. La mesure n'atteint donc pas ses profits actuels, mais constitue une menace pour l'avenir.
Ainsi, sur différents fronts, Kassem n'eut bientôt plus comme seul recours que la répression. Or, cette répression elle-même se montrait inefficace : les naquis kurdes se maintenaient, tenant en échec l'armée irakienne et l'agitation continuait dans les milieux ouvriers ou étudiants. C'est sans aucun doute cette dernière raison qui a amené l'armée à abandonner la carte Kassem pour en jouer une autre. L'Intelligence Service n'est peut-être pas absente non plus de son choix.
Ce que sera le futur régime irakien, il n'est pas difficile de le deviner, Car il a toutes chances de ressembler comme un frère à feu celui du général Kassem. S'il s'en différencie, ce ne sera que par une volonté de répression accrue contre les forces populaires. L'arrivée au pouvoir du colonel Abdel Salam Aref ne laisse aucune illusion là-dessus : le peuple de Bagdad a été invité à ne pas bouger et surtout à ne pas descendre dans la rue, preuve de la confiance que les nouveaux chefs irakiens ont en lui. D'ailleurs, il semble bien que les seuls sursauts populaires aient été effectivement pour s'opposer au coup d'état et que, si on a encore si peu de nouvelles, c'est que l'armée a dû, au préalable, nettoyer Bagdad de ceux que le « Conseil National de la Révolution » appelle « les agents communistes » qui feraient paraît-il « des tentatives désespérées pour provoquer le chaos dans les rangs du peuple » (en réalité, pour essayer d'empêcher les communistes détenus dans les prisons de Kassem d'être massacrés par les hommes d'Aref).
Pour l'instant bien sûr, la junte au pouvoir multiplie les promesses à tous les vents, sans crainte aucune de se contredire. Mais ces incohérences de programme n'ont qu'un seul but : gagner du temps, rallier lés hésitants et faire tenir dans l'expectative ceux qui auraient pu s'opposer au coup d'État militaire.
Maintenant que les nouveaux maîtres de l'Irak ont besoin de la passivité, sinon de l'appui des masses populaires, ils saluent « la glorieuse insurrection kurde », tout en parlant de la nécessité de réaliser l'unité de la nation arabe, de même qu'ils promettent au peuple la liberté et la sécurité tout en assurant les compagnies pétrolières étrangères qu'elles peuvent poursuivre librement leur exploitation. Quand demain, ils penseront avoir le pouvoir bien en mains et qu'il leur faudra décider dans ce programme contradictoire, leur choix sera vite fait. A Bagdad, comme à Paris ou Moscou, l'armée reste la gardienne de l'ordre.