L'âge du feu24/07/19621962Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

L'âge du feu

Quoique simple aspect particulier de la course générale aux armements à laquelle se livrent les grandes, et les moins grandes, puissances mondiales, la course à l'armement nucléaire que vient de relancer l'URSS n'est ni le moindre, ni le moins spectaculaire.

Son côté spectaculaire donne des ailes à l'imagination des moins doués et, s'il en était besoin, à côté de tous les méfaits supposés qu'attribue l'imagination populaire à la répétition des expériences atomiques, il ne se passe pas de semaine sans qu'un cri d'alarme, fondé, ne s'élève pour dénoncer les risques, bien réels, qu'elles font courir au maintien de la vie sur le globe en général, et à l'existence de l'espèce humaine on particulier. A vrai dire ces voix s'élèvent rarement ensemble et, puisque l'homme existe encore, on peut encore en rire, il est comique de remarquer à quel point les dénonciations solennelles dans l'un et l'autre camp ne sont jamais si solennelles que lorsque c'est l'autre camp qui fait exploser ses bombes.

Mais si ces explosions sont spectaculaires elles ne sont, elles aussi, qu'un aspect de la course à l'armement atomique. Cette course est parfois officialisée par les expériences, mais jusqu'à présent elle n'a pas cessé, avec ou sans expérience. La meilleure preuve en étant la facilité avec laquelle les deux Grands (à « facilité » on a reconnu qu'il n'était pas question de la France) reprennent leurs expériences, dans un délai infiniment plus court que ne l'exigerait une préparation ab nihilo, dès qu'il s'agit de surenchérir sur son adversaire. Et si les expériences, par leur multiplication, mettent en péril la santé du genre humain, la course à l'armement nucléaire est grosse de périls qui, pour n'être pas immédiats et constants, n'en sont pas moins infiniment plus graves.

La surenchère nucléaire est une partie importante de la course aux armements. Si l'énergie dissipée par une explosion thermonucléaire coûte moins que les millions de tonnes de TNT auxquelles elle correspond, ce sont à chaque fois des milliards de francs d'écoles, de vivres, d'eau même, à défaut d'autre chose, que les peuples d'Amérique du Sud, d'Afrique et d'Asie continueront d'espérer et que nos « civilisations évoluées » sacrifient au moderne Moloch qu'est un champignon atomique. Et pour ridicules que soient les efforts du gouvernement français pour se hisser au niveau des « Grands », les récents débats à l'Assemblée et les révélations que la presse a faites à cette occasion nous montrent qu'au moins en ce qui concerne les sacrifices nous ne serons pas en reste. Mais, et le modeste exemple de la France a au moins l'avantage d'être plus proche de nous, aucun pays au monde, quelqu'importance qu'il attache à l'armement nucléaire, ne néglige l'armement dit conventionnel. Il ne suffit pas à l'armée française d'avoir des bombes H, il lui faut aussi prévoir les fusées ou les bombardiers susceptibles de les transporter.

Et cette course aux armements a la même origine que celles qui aboutirent aux guerres de 14-18 et de 39-45 : primo, la nécessité pour l'impérialisme de maintenir sa domination et ses prérogatives par la force, aussi bien face aux peuples que face à d'éventuels concurrents, secondo, la nécessité non moins impérieuse de soutenir sa propre économie par la fabrication de matériel de guerre dont tous les citoyens du pays sont les acheteurs involontaires.

De nos jours, les explosions de bombes remplacent les parades militaires d'antan dont l'impérialisme allemand, par exemple, s'est si bien servi de 1936 à 1939 pour imposer sa loi à une partie de L'Europe sans tirer un coup de fusil (si l'on compte pour rien bien sûr les exécutions à la corde, au revolver et à la hache). Aujourd'hui ce n'est plus le bruit des bottes mais le fracas thermonucléaire qui frappe les peuples de crainte. Les moyens comme l'enjeu ont simplement changé d'échelle.

Dans ce contexte, la revendication de l'arrêt des expériences atomiques, pour nuisibles qu'elles soient, revient à casser le miroir dans lequel on se voit vieillir. L'arrêt des expériences atomiques est l'arrêt d'une certaine forme d'utilisation de la menace militaire, d'une certaine forme d'intimidation des peuples, et n'est en aucun cas le début du désarmement, même limité aux armes nucléaires. L'arrêt des expériences atomiques de 1958 à 1961 n'a rien été, sinon le prélude à une nouvelle série d'expériences. Prélude qui n'était peut-être que le temps nécessaire à sa préparation. D'ailleurs, en ce jour J de la mondiovision, ceux qui régissent et torturent le globe reviendront-ils peut-être à des formes d'intimidation, moins dangereuses pour eux-mêmes, en transportant les bruits de bottes à domicile. Il est infiniment peu vraisemblable qu'un accord semblable à celui qui était intervenu sous l'égide de la SDN, avant la Deuxième Guerre mondiale, à propos des gaz de combat, intervienne à propos de l'armement atomique. L'industrie atomique, les recherches à ce propos, que les buts en soient pacifiques ou militaires, sont trop importants, à la fois socialement, économiquement et militairement, pour que qui ce soit y renonce. Cela ne veut pas dire que les armes de destruction massive seront, en cas de troisième guerre, utilisées systématiquement : un emploi massif en un court délai des seuls stocks existant actuellement dans le monde, seraient d'après certaines estimations, susceptibles d'entraîner la perte irrémédiable de l'humanité. Mais étant donné la faiblesse numérique, la faiblesse en hommes, des puissances du bloc occidental face à la puissance dans ce domaine du bloc sino-soviétique et des pays du « tiers-monde » que l'impérialisme risque d'avoir à affronter en cas de conflit généralisé, on conçoit que les États-Unis, en particulier, puissent difficilement renoncer à utiliser la terreur de la foudre atomique. Si Les États-Unis consentaient à arrêter définitivement les expériences nucléaires, il est vraiment peu probable qu'ils consentent à s'engager à ne pas utiliser ce type d'armes en cas de guerre, et surtout qu'ils stoppent leurs recherches et la construction de matériel de ce type. Les masques à gaz qui traînent encore dans bien des caves françaises ou allemandes, montrent bien quel crédit accordaient nos dirigeants respectifs en 1939, à leurs propres engagements.

Néanmoins l'initiative qu'avait prise en 1955 l'Union Soviétique d'arrêter unilatéralement ses propres expériences avait contraint les États-Unis à en faire autant. Aucun accord n'était intervenu, ni sur l'interdiction des expériences, ni à fortiori sur la non-utilisation en cas de conflit, mais aucune expérience n'a plus eu lieu... jusqu'à ce que l'URSS décide l'année dernière de reprendre les siennes. Ce qui a amené les USA à s'empresser avec soulagement d'en faire autant. Puis, aujourd'hui, les Russes à recommencer.

Il n'est pas question pour nous de reprocher à l'URSS de vouloir se mettre en mesure de résister à une attaque impérialiste. Il n'est même pas question de lui reprocher quoique ce soit, mais simplement de constater une fois de plus quel mépris ses dirigeants ont des peuples et particulièrement de ceux qui mettent leur confiance en eux. C'est un lieu commun un de rappeler que la majeure partie de la propagande pacifiste de l'URSS était basée sur l'arrêt des expériences atomiques, et qu'il faut un cynisme sans nom pour arriver à justifier leur relance par l'URSS au nom de cette propagande. Les dirigeants russes se justifient avec les mêmes ternes qu'utilisent les dirigeants américains. Pour les premiers, c'est la force de L'URSS qui est la sauvegarde de la paix, c'est donc elle qui doit être la plus armée. Et pour les seconds, c'est l'inverse. Si l'ensemble de la population américaine était persuadée que c'était ses propres dirigeants, et non les dirigeants russes, qui mettaient la paix du monde en péril, les gouvernants américains auraient plus de mal avec leur propre peuple qu'avec tous les autres réunis. Si le Kremlin ne cherchait que l'équilibre des forces, il y serait plus vite arrivé, suivant son propre exemple de 1958, en renonçant lui-même à cette course infernale. Il aurait eu là, comme premier allié, lu peuple américain lui-même. En réalité le Kremlin a aussi ses peuples à terroriser, et pour le faire il a pris le risque de relancer le monde dans la ronde des apprentis sorciers,

En effet, comment croire à la sincérité des dirigeants de l'URSS quand on lit leur déclaration à propos de cette reprise des expériences.

« Quiconque, s'il est équitable et impartial, doit convenir que puisque les États-Unis ont commencé les premiers essais nucléaires et ont effectué avec leurs alliés bien plus d'explosions nucléaires que l'Union Soviétique, la partie adverse, l'Union Soviétique, qui n'a toujours procédé à des essais nucléaires qu'en réponse aux expériences américaines, a le droit d'être la dernière à réaliser des expériences nucléaires dans le monde. »

Qui espèrent-ils convaincre de ce droit ? Les équitables et impartiaux dirigeants des États-Unis ? Non bien sûr. Le peuple américain ? Si celui-ci pouvait le croire la guerre ne serait pas à craindre. Peuvent-ils croire un seul instant que les États-Unis accepteront que l'URSS soit la dernière à procéder à des expériences atomiques si celles-ci marquent un avantage de l'URSS ? Non sûrement pas.

Des peuples bien moins puissants que l'URSS ont montré qu'il n'était pas nécessaire de posséder de bombes atomiques pour s'opposer efficacement aux plus grandes puissances, y compris les USA Ces peuples il est vrai, tels l'Algérie et Cuba, disposaient de la formidable, de l'infinie puissance des peuples révolutionnaires. Puissance dont n'est pas dépourvu le peuple russe, mais que ses dirigeants craignent beaucoup plus que les armes nucléaires d'en face. Le choix qu'ils viennent de faire en est une nouvelle preuve. Parce que, par ailleurs, comment les dirigeants qui se disent socialistes, comment des dirigeants qui disent espérer « que les peuples, notamment ceux des pays impérialistes entendent cet appel (du Congrès Mondial pour le désarmement et pour la paix) et y répondent en décuplant leur lutte... » (Éditorial Humanité du 23.7.62) peuvent-ils concilier cela avec la menace d'utiliser contre ces mêmes peuples (sinon contre qui donc) des armes de destruction massive et aveugle. Parler d'utiliser de telles armes c'est avouer que l'on renonce définitivement à s'appuyer en cas de guerre sur le prolétariat et la population des pays impérialistes adverses. Il faut dire que ce n'est pas une découverte et que nous le savions déjà par l'attitude de l'URSS dans la dernière guerre mondiale.

Mais s'il est vrai qu'il y a de toute chose une leçon à tirer, ces expériences peuvent ne pas servir qu'aux ingénieurs atomistes. Partout, les dirigeants du monde, grands ou petits, ne comptent que sur la force pour faire valoir leurs « droits ». Même l'Egypte ne tient pas à rester à l'écart, et elle tente au moins de faire régner sa loi dans un rayon de 600 km. Pour futiles que paraissent les espoirs des gouvernants français dans le domaine atomique, il faut remarquer que ces espoirs ont été partagés par tous les dirigeants français qui se sont succédé à la barre du pays depuis dix ans. C'est de Gaulle qui a fait exploser la première bombe A française mais c'est Mendès-France qui l'avait décidée. Et pour Pierrelatte, Servan Schreiber, porte-plume du dernier nommé, expliquait gravement dans un récent « Express » que ce qui était mauvais n'était pas Pierrelatte en soi, car il n'est de rayonnement que nucléaire, mais que la bombe H soit aux mains de de Gaulle.

Pour les prolétaires, pour les peuples asservis, ce doit être un exemple. point de droit sans la force. l'humanité est sortie des cavernes mais n'est pas encore sortie de la barbarie. ce n'est pas par des mots, par des suppliques, des pétitions ou des bulletins de vote que nous mettrons fin à la terreur atomique, aux guerres petites ou grandes, et que nous conquerrons notre émancipation.

C'est par la force. Et dans ce sens aucun effort n'est ridicule. De Gaulle et Nasser n'ont aucun espoir de parler aussi haut et aussi fort que les plus Grands, mais ils savent qu'ils doivent s'armer pour pouvoir ne serait-ce que parler dans le monde qui est le leur.

De même le prolétariat. Ce n'est pas parce qu'il ne peut pas disposer pour le moment d'armes même « conventionnelles », qu'il ne doit pas s'apprêter moralement au combat. Dans sa situation particulière, et finalement privilégiée, une fois cela fait, les armes viendront toutes seules.

« Qui veut la paix, prépare la guerre » disent les Grands pour justifier leur politique d'armement. Nous devons le dire aussi, mais pas préparer la même guerre, tout simplement.

Partager