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- Lutte de Classe n°31
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Du 22 avril au 13 mai
Marx écrivait, à propos du coup d'État du 2 décembre de Napoléon III, que si l'histoire paraît se répéter, elle le fait la première fois sérieusement, et la seconde en farce. De nos jours, en France, seules les farces paraissent se répéter. Le 13 mai ne fut jamais qu'un canular dont la IVe République n'est morte que parce qu'elle était cardiaque, et le putsch du 22 avril ne fut qu'une baudruche, vite dégonflée, dont le ridicule ne céda qu'à celui de l'affolement des Debré, Malraux et consorts. Mais que dire alors du « putsch du 6 janvier 1962 ». Renforts de CRS autour de la capitale, mouvements de troupes, mobilisation de la police... parce qu'un journaliste avait aperçu Salan en Belgique, Si, le 22 avril des insurgés avaient surpris le gouvernement, cette fois ils ont encore réussi, mais en sens contraire. Le 22 avril il y eut un putsch sans que le gouvernement l'ait prévu, le 6 janvier le gouvernement avait prévu un putsch, mais pas les insurgés.
C'est risible, mais cela le serait surtout pour les habitants, réels ou supposés, de Mars ou de Vénus. Napoléon III se prenant pour son oncle offrait un spectacle ridicule et comique, mais il l'offrit pendant dix-huit ans. Et si son régime sombra, ce fut dans une guerre.
Une organisation fasciste existe en France. Elle fait beaucoup parler d'elle, mais elle est faible. Elle se confond pratiquement avec certaines formations de la police et de l'armée de métier. Il n'y a pas, pour l'instant, de « masses » accessibles à la propagande fasciste ou mobilisables par elle. Donc à brève échéance il n'y a pas à craindre le fascisme. Mais s'il ne faut pas surestimer le danger, il ne faut pas le sous-estimer non plus. Maintenant que l'organisation fasciste existe, les conditions politiques et économiques qui lui permettraient de croître rapidement peuvent surgir d'un moment à l'autre. L'infantilisme voulu de la propagande staliniste fait que les notions les plus claires ou les : plus simples sont corrompues, les mots de dictature, de fascisme ont perdu toute signification et par conséquent toute utilité. Donc si le fascisme, au sens que la chose a pris en Italie en 1920 et en Allemagne en 1933, ne frappe pas à la porte, si l'on ne fait qu'entendre son pas sur le gravier du jardin, ce n'est pas pour cela que nous n'avons pas à craindre un régime plus réactionnaire que le régime actuel.
Le régime actuel est un régime bonapartiste et le Parlement, quoique existant, ne joue aucun rôle politique, l'État ne gouverne que par l'armée et la police. Mais, il y eut dans l'histoire, y compris dans celle de la France, des régimes bonapartistes beaucoup plus « autoritaires » que le régime gaulliste. Du point de vue des libertés dites démocratiques, il n'y a guère de différences entre la IVe et la Ve République. Et le régime gaulliste peut très bien se transformer en une dictature politique où la presse serait encore plus muselée qu'elle ne l'est, où les libertés ouvrières seraient encore plus réduites. Se transformer à condition d'en avoir la force. Lorsque le pouvoir d'État se trouve ainsi face au pays sans même le cache-sexe parlementaire, c'est que les contradictions sociales sont trop violentes pour être amorties par le seul marais réformiste, et que le seul moyen que le grand capital conserve pour continuer à diriger la société, est de soutenir un type d'état qui tire son pouvoir des forces antagonistes qui le maintiennent en l'écrasant. C'est de là aussi qu'il tire sa haine congénitale du mouvement.
Mais ce que le régime gaulliste ne peut pas faire, un autre le pourrait peut être. Un putsch militaro-policier pourrait amener au pouvoir un régime bonapartiste, qui ressemblerait au précédent, mais qui serait dirigé par Salan ou par Juin et qui restreindrait un peu plus les libertés démocratiques. Cette faction ne rencontrerait l'opposition violente du régime actuel que dans la mesure où son arrivée au pouvoir ne pourrait se faire qu'au travers d'une guerre civile. Tant que les conditions actuelles ne changeront pas, d'ici un an, d'ici un mois, les forces de la gauche, la réactivité spontanée de la classe ouvrière sont trop importantes pour que la bourgeoisie se risque, sans y être contrainte, à un tel pari. Mais, dans la mesure où les organisations de la gauche continuent leur politique, un nouveau 13 mai peut se renouveler exactement dans les mêmes conditions. Massu s'appellerait Salan et Juin serait de Gaulle. Un nouveau putsch, même aussi superficiel que celui du 22 avril, pourrait rencontrer la même démission que lors du 13 mai des organisations et des partis de la Ve République. Au lieu de se faire voter les pleins pouvoirs, ce qu'aucun parti, même le PCF, ne lui refuserait, De Gaulle se les attribuerait... pour les offrir au Maréchal Juin, afin que celui-ci protège les « institutions de la République'' contre les légionnaires de Salan. Juin se ferait ensuite plébisciter et le Parti Communiste, s'il est encore légal, l'attendrait là, fermement, pour demander au pays de « dire non au fascisme ». La distance qui nous sépare d'une telle éventualité n'est pas grande, mais nous n'en sommes pas là, heureusement.
Le PCF et certaines centrales syndicales s'orientent vers la constitution dans les entreprises et les quartiers de ce qu'ils appellent des « comités anti-fascistes ». La dernière décade a déjà vu ce que ces organisations entendent faire de ces organismes : des assemblées bavardes, pacifistes et inefficaces, qui loin de regrouper les forces anti-fascistes, les écartent de l'activité en déconsidérant gravement toute forme d'action.
Mais le seul espoir, c'est qu'au travers de cette orientation, étant donné la conscience croissante qu'ont de vastes couches de la population de la réalité, sinon de l'imminence, du danger fasciste, ces « comités » regroupent, hors du cadre fossilisé des appareils syndicaux et politiques, des forces neuves, déterminées et non corrompue ; par la pratique journalière de la scolastique réformiste ou staliniste.
Le bonapartisme allemand (extraits) L. Trotsky - 1932.
Des notions comme le libéralisme, le bonapartisme, le fascisme ont un caractère de généralisation. Les phénomènes historiques ne connaissent jamais une répétition complète. II ne serait pas difficile de montrer que même le gouvernement de Napoléon III, comparé au régime de Napoléon Ier, n'était pas « bonapartiste », non seulement parce que Napoléon III était par son sang un Bonaparte douteux, mais aussi parce que son attitude envers les classes, en particulier envers la paysannerie et le lumpen-prolétariat, était tout autre que celle de Napoléon Ier. En outre, le bonapartisme classique était issu d'une époque de grandioses victoires militaires que le Second Empire n'a nullement connue. Si l'on cherchait une répétition de TOUS les traits du bonapartisme, il s'avérerait que le bonapartisme été un phénomène unique, non renouvelable, c'est-à-dire qu'il n'existe pas un bonapartisme en général, mais qu'il y a eu une fois un général Bonaparte venu de Corse. La chose ne serait pas très différente avec le libéralisme et avec toutes les autres notions générales de l'histoire. Mais si l'on parle du bonapartisme par analogie, on doit par conséquent montrer quels sont ceux de ses traits qui, les conditions historiques données, ont trouvé leur expression la plus complète.
Le bonapartisme allemand actuel est d'un caractère extrêmement compliqué et pour ainsi dire combiné. Le gouvernement Papen serait impossible sans le fascisme. Toutefois le fascisme n'est pas au pouvoir. Et le gouvernement Papen n'est pas le fascisme. D'autre part, le gouvernement Papen du moins sous sa forme actuelle, serait impossible sans Hindenbourg qui, malgré la défaite finale de l'Allemagne dans la guerre, incarne dans la mémoire de larges couches populaires les grandes victoires de l'Allemagne et symbolise son armée. La réélection de Hindenbourg avait tous les signes d'un « plébiscite ». Pour Hindenbourg ont voté plusieurs millions d'ouvriers, de petits bourgeois et de paysans (social-démocratie et parti du Centre). Ils n'apercevaient nullement en lui un programme politique quelconque. Ils ont voulu avant tout éviter la guerre civile et ont élevé sur leurs épaules Hindenbourg comme arbitre suprême de la nation. C'est en cela que réside la fonction la plus importante du bonapartisme : en s'élevant au-dessus des deux camps belligérants pour protéger l'ordre et la propriété, il réprime au moyen de l'appareil militaro-policier la guerre civile, empêche celle-ci, ou n'en permet pas la ranimation.