Concessions... ou falsifications !07/05/19631963Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Concessions... ou falsifications !

En 1920 la guerre contre la Pologne est sur le point de trouver une conclusion, Wrangel est défait, la paix est proche. Le problème qui se pose alors, après trois ans de guerre civile qui a entièrement détruit la République Soviétique (la production moyenne est tombée à 10 % de ce qu'elle était sous le tsarisme dans certaines branches), le problème donc est de nourrir 110 millions d'hommes et de « tenir » sur le plan international. C'est dans ce contexte que se place la question des « concessions » à accorder aux pays capitalistes, auxquelles a fait allusion la presse occidentale récemment après la publication par la revue soviétique « Kommunist » d'un texte « inédit » de Lénine présenté comme une justification de la coexistence pacifique.

Bien que le texte publié par le « Kommunist » sur cette question soit inédit, il est peu probable que l'intervention de Lénine présente des arguments nouveaux par rapport à ce qu'il disait depuis un mois dans tous ses discours, devant de nombreux militants du PC (b) et des syndicats. On peut donc sans risquer de se tromper définir avec exactitude sa position.

Le problème des « concessions » ne se limite d'ailleurs pas, ainsi que pourrait le laisser supposer le compte-rendu du Monde du 23 avril, au Kamtchatka. En effet, il revêt trois aspects.

La location à bail d'une baie pétrolifère du Kamtchatka qui de fait, ainsi que l'écrit Lénine, n'appartenait pas aux Russes : « Le Kamtchatka appartenait à l'ancien empire russe. C'est exact. On ignore à qui il appartient en ce moment. Il semblerait qu'il soit la propriété d'un État qui s'appelle la République d'Extréme-Orient, mais les frontières mêmes de cet État ne sont pas exactement déterminées. Il est vrai que certains documents sont en voie d'élaboration à ce sujet. Mais premièrement, ils ne sont pas encore établis, et deuxièmement, ils ne sont pas encore ratifiés. Le Japon règne sur l'Extrême-Orient, il peut y faire tout ce qu'il veut. Si nous donnons à l'Amérique le Kamtchatka, qui nous appartient juridiquement, mais dont le Japon s'est emparé en fait, il est clair que nous y gagnerons. » (Lénine, oeuvres complètes, Edition de Moscou, Tome 31) La concession pour dix ans de ce territoire aux États-Unis aurait donc, du strict point de vue économique, l'avantage de donner ne serait-ce qu'un quart de la production du pétrole de cette région à l'URSS qui, autrement, n'aurait rien eu du tout (c'est ce qui s'est finalement passé, car il ne s'agissait que d'un projet qui ne se réalisa jamais).

Un deuxième aspect des « concessions » consistait à louer à bail également un certain nombre de terres en friche, en quadrillant le territoire de telle sorte qu'une concession « capitaliste » soit entourée, afin que les paysans russes apprennent les méthodes de culture modernes et que le danger de trop grande concentration capitaliste soit écarté, ceci allant de pair d'ailleurs avec une propagande intense pour rallier la masse paysanne et les empêcher de prendre fait et cause pour le capitalisme ; mais ce danger, Lénine l'envisageait non pas d'un coeur léger, mais presque, persuadé qu'il était qu'une mobilisation complète de la classe ouvrière dans ce sens était suffisante pour l'écarter.

Le troisième aspect n'a pas directement trait aux concessions, mais se plaçant exactement à la même époque, dans le même contexte, il fait partie d'une même politique. C'est du traité commercial avec l'Angleterre qu'il s'agit. Traité qui permettrait d'acheter des machines (machines-outils, locomotives, etc...) que l'URSS ne pouvait fabriquer rapidement, et qui devaient lui permettre dans un délai très court de remettre à flot son industrie et réaliser le plan d'électrification sans lequel elle ne pouvait vivre.

Du strict point de vue économique les « concessions » donc présentaient un certain nombre d'avantages immédiats qui à eux seuls pouvaient justifier leur acceptation. Mais ce qui est beaucoup, plus important c'est l'éclairage politique qu'elles recevaient et qui n'avait rien à voir avec une quelconque coexistence avec l'impérialisme, pacifique ou pas.

En effet, sur le plan politique le problème le plus important pour l'URSS à la fin de 1920 est de tenir en attendant que la révolution ait lieu dans les pays avancés. Dans un discours à la Conférence de la Province de Moscou du PC (b) R. sur « Notre situation extérieure et intérieure et les tâches du Parti' » Lénine disait :

« Quand il y a trois, ans nous nous demandions, quelles étaient les tâches et les conditions de la victoire prolétarienne en Russie, nous disions toujours nettement que cette victoire ne saurait être durable si elle ne devait pas être appuyée par la révolution prolétarienne en Occident ; que l'on ne pouvait apprécier correctement notre révolution que du seul point de vue international. Pour parvenir à une victoire durable, nous devons parvenir à la victoire de la révolution prolétarienne dans tous les pays capitalistes, ou, pour le moins, dans plusieurs des principaux pays capitalistes. Après trois ans d'une guerre dure et acharnée, nous voyons dans quelle mesure nos prévisions se sont ou non réalisées. Elles ne se sont pas réalisées en ce sens qu'il n'y a pas eu une solution simple et rapide de la question. Certes, personne parmi nous ne s'attendait à ce qu'une lutte aussi inégale que celle de la Russie contre toutes les puissances capitalistes du monde pût se prolonger pendant trois ans. Il est apparu qu'aucune des parties, ni la République des Soviets de Russie, ni le reste du monde capitaliste n'a connu ni la victoire ni la défaite ; mais en même temps il est apparu que si nos prévisions ne se sont pas réalisées de façon simple, rapide, directe, elles se sont cependant réalisées dans la mesure où l'essentiel nous a été acquis, l'essentiel étant la possibilité pour le pouvoir prolétarien et la République des Soviets de subsister, même au cas où la révolution socialiste tarderait à s'accomplir dans le monde. »

Ce discours était prononcé le 21 novembre et le projet sur la concession du Kamtchatka date du 23 novembre. Les deux sont donc indissolublement liés. Il faut tenir et, pour ce faire, reconstruire, attirer les capitalistes si cela est possible, les mettre dans l'impossibilité de déclencher trop rapidement une nouvelle guerre en faisant des concessions secondaires, en leur donnant un certain intérêt en URSS, en profitant du fait que : « Notre situation est telle que, sans avoir remporté une victoire internationale, seule victoire sûre à nos yeux, nous avons de haute lutte conquis la possibilité d'exister à côté des puissances capitalistes, contraintes maintenant de nouer avec nous des relations commerciales » (Lénine, ibid).

Car en nouant des relations commerciales, non seulement la Russie se garantissait contre une attaque immédiate de la part des impérialistes concernés mais, de plus, elle affaiblissait le camp capitaliste de plusieurs manières.

Tout d'abord par la valeur de l'exemple, l'URSS existant, tout demeurait possible pour les partis communistes. Ensuite son exemple était actif et il ne faut pas oublier que le deuxième congrès de l'IC s'était tenu en juillet 1920 et que la Russie y avait résolument pris la tête de la Révolution mondiale en organisant et en coordonnant la lutte des masses révolutionnaires européennes. Il lui fallait donc tenir pour affaiblir le capitalisme en renforçant les forces révolutionnaires et jamais, à aucun moment le fait de signer un accord économique n'a pu signifier pour Lénine le renoncement à une forme quelconque de propagande et d'action auprès des masses. Les concessions qu'il faisait n'étaient que secondaires, les capitalistes d'ailleurs ne s'y sont pas trompés qui voulaient bien acheter le Kamtchatka mais non le louer pour quelques années seulement, car là, ils se savaient perdants.

La troisième façon d'affaiblir le capitalisme c'était de profiter de ses dissensions internes en les dressant les uns contre les autres. C'est ce qui fut fait en 1918 à Brest-Litovsk, c'est qui fut projeté en 1920 à propos du Kamtchatka. En effet, le Japon et les États-Unis avaient des intérêts antagonistes sur le Pacifique et leur opposition ne pouvait se régler que par les armes, il était donc normal de profiter de ces querelles pour empêcher une coalition qui rayerait l'URSS de la carte. Durant la guerre civile déjà le Japon serait intervenu aux côtés des capitalistes s'il n'avait été trop occupé par la Chine et la Corée qu'il avait envahies et dont le profit immédiat était pour lui beaucoup plus grand. Mais cette situation de « neutralité » du Japon risquait d'être remise en question, il fallait donc utiliser un allié capitaliste, en l'occurrence les États-Unis contre le Japon et les laisser s'expliquer ensemble en comptant les points. Et c'est en ce sens que la concession du Kamtchatka, demandée d'ailleurs sous la forme d'une vente par les États-Unis et non comme le dit Le Monde, proposée par la Russie qui n'avait pas les moyens de faire cette proposition, doit être considérée et replacée dans son contexte. Il est certain que cette forme d'utilisation des antagonistes du capitalisme n'a qu'une fort lointaine ressemblance avec les divers pactes d' « assistance mutuelle ». signés par Staline, qui impliquaient eux, un abandon de la lutte révolutionnaire dans les pays signataires.

Il résulte de ce qui précède que les concessions, tant territoriales que commerciales, ne furent qu'un moyen parmi d'autres de renforcer l'URSS pour lui permettre d'attendre activement la révolution mondiale. Et ce n'est d'ailleurs pas par hasard que les baux étaient d'une durée très courte (10 ans pour le Kamtchatka alors que les baux bourgeois pour des concessions territoriales sont traditionnellement de 49 ou 99 ans), car personne n'aurait pu supposer que la révolution mondiale serait reportée au calendes par la bureaucratie.

Et quant à utiliser le fait que, sur le territoire soviétique, puissent coexister des formes capitalistes et socialistes de l'économie pour justifier la politique actuelle de l'urss il faut vraiment que les staliniens et krouchtchéviens fassent du caviardage et jouent aux citations tronquées pour y arriver. car dans toutes ses interventions pour persuader les militants de la nécessité des « concessions », lénine soulignait que ce n'était que la guerre remise sur un autre terrain et en attendant une guerre inévitable entre les deux systèmes, le capitalisme ne pouvant supporter l'existence d'un état ouvrier. ainsi le 6 décembre : « je disais (...) que nous sommes maintenant passés de la guerre à la paix, mais sans oublier que la guerre reviendra. tant que le capitalisme et le socialisme subsistent, ils ne peuvent pas vivre en paix : soit l'un, soit l'autre l'emportera à la fin, il faudra chanter un requiem soit pour la république des soviets, soit pour le capitalisme mondial. ce n'est qu'un sursis de guerre ». « nous n'avons jamais cru qu'après s'être battus et avoir fait la paix, la brebis socialiste et le loup capitaliste s'embrasseraient ». et le 21 décembre : « mais, camarades, les concessions avec les assises capitalistes, c'est la guerre tant que nous n'aurons pas renversé le capital dans les autres pays, tant que celui-ci sera bien plus fort que nous, il pourra à tout moment lancer contre nous ses forces, nous porter la guerre.(...) ce serait une grave erreur de croire que le traité de paix sur les concessions est un traité de paix avec les capitalistes. c'est un traité au. sujet de la guerre, mais il est moins dangereux pour nous, moins dur aussi pour les ouvriers et les paysans, moins dur qu'à l'époque où l'on jetait contre nous les meilleurs tanks et canons. aussi devons-nous employer tous les moyens pour arriver à développer, au prix d'arrangements économiques, nos forces économiques, aider au relèvement de notre économie. il est évident que les capitalistes ne respecteront pas les traités, nous disent les camarades qui redoutent les concessions. nous leurrer d'espoir que les capitalistes respecteront les traités est une chose parfaitement impossible. ce sera la guerre, et le dernier argument qui reste en général un argument dans les relations avec la république socialiste, c'est la guerre ».

Il est douteux que le texte publié par le « Kommunist » qui est daté du 20 décembre puisse dire autre chose que ce qui fut exposé le lendemain.

Mais il est certain que Krouchtchev est le digne continuateur de Staline en ce qui concerne les falsifications de textes, La bureaucratie n'a pas changé de nature en changeant de « chef , et n'a en cette occasion changé ni de politique extérieure ni de méthodes « intellectuelles ».

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