- Accueil
- Lutte de Classe n°56
- Brûler Balzac
Brûler Balzac
Les remarques sur l'art abstrait du très fameux critique d'art russe, Nikita Krouchtchev, à la suite de sa visite d'une exposition de peinture soviétique, ont donné le signal d'une violente campagne de presse quasi officielle contre la peinture non figurative, le Jazz et la 13e symphonie de Chostakovitch, ce qui, pêle-mêle, représenterait, paraît-il, l'influence de la culture décadente de l'Occident.
On pourrait évidemment se réjouir de voir que les plus hautes personnalités de l'État Soviétique ont fait passer l'art et la culture au premier rang de leurs préoccupations. Il est même possible que certains membres du Parti Communiste Français y voient là le passage décisif du socialisme au communisme que Krouchtchev n'avait situé jusque là qu'aux alentours de l'an de grâce 1980.
Pourtant toute cette campagne ne laisse pas, par bien des aspects, d'être importante. Elle se place en effet sous le signe de la défense de « l'art soviétique », du « réalisme socialiste », ce qui n'est pas sans rappeler la période stalinienne, que les mêmes dirigeants dénoncent si violemment par ailleurs. Quand on sait, il est vrai, les nombreux chefs-d'oeuvres que le dit « réalisme socialiste » a donné au monde depuis qu'il est devenu la doctrine officielle en URSS - et notamment l'admirable floraison de portraits et statues de Staline de toutes sortes et de toutes dimensions des années 1930-1950, malheureusement fortement endommagés ces dernières années par certains vandales iconoclastes - on ne peut évidemment que comprendre sa défense passionnée par les dirigeants soviétiques. Ceux-ci ont cependant bien d'autres arguments à leur disposition. Tout d'abord la « théorie » du réalisme socialiste serait, paraît-il, du marxisme. Celui-ci affirme en effet que chaque école littéraire ou artistique a ses racines dans l'état social qui l'a vue naître. De là l'idée stalinienne du « réalisme socialiste » : l'art soviétique doit avoir ses racines dans la société soviétique ; la société soviétique a pour rôle de construire le socialisme ; donc le rôle de l'art et de la littérature devient celui - et celui-là seul - de chanter cette construction du socialisme. Bien entendu, les dirigeants de l'URSS ayant le monopole dans la direction de cette construction, il s'agit de chanter leur manière à eux de construire ce socialisme et non n'importe laquelle. Il est évident aussi que tout art ou littérature qui ne se donne pas ce but explicite devient du coup réactionnaire et bourgeois.
Pourtant le fait que la critique marxiste pense pouvoir expliquer, en partie d'ailleurs, un ensemble d'oeuvres artistiques ou littéraires, a posteriori, par les influences sociales qu'ont subies leurs auteurs, n'a jamais signifié que l'intérêt des oeuvres en question se réduisait a cela. Encore moins peut-on décréter a priori le genre d'oeuvres que telle société doit faire naître. Chacune des diverses sociétés historiques, même lorsque les rapports de classes ne changeaient pas, a connu une très grande diversité de styles artistiques. Il est probable, et souhaitable, qu'une société socialiste verrait fleurir elle aussi d'innombrables écoles artistiques ou littéraires - dont nous sommes bien entendu tout à fait incapables de nous faire une idée avant qu'elles existent.
« ...Notre peuple, nous dit la « Pravda » (d'après « Le Monde » du 4.12.62), rejette catégoriquement l'abstractionnisme dans lequel se sont subitement avisées de verser certaines personnes peu nombreuses ... » Ce qu'est le véritable jugement du peuple russe nous n'avons guère de possibilités de le savoir. De toute façon, pour qu'il ait pu faire un choix, il aurait d'abord fallu qu'il ait la possibilité de connaître des oeuvres diverses. Or, depuis l'époque où Staline devint le tout-puissant despote du Kremlin, quel choix a eu le peuple soviétique à qui on imposait les seules oeuvres qui répondaient aux canons du « réalisme socialiste ».
Enfin, argument des arguments, l'art abstrait ou le jazz permettrait l'introduction des influences bourgeoises en Union Soviétique. Si la seule menace envers le socialisme en URSS est celle de l'art « occidental « , ne doutons pas de sa pérennité. On voit mal en effet un citoyen soviétique voulant rétablir la propriété privée parce qu'il aime le « Nouvelle-Orléans ». Est-il beaucoup de visiteurs du Parthénon - quelle qu'ait pu être leur émotion artistique - qui soient devenus de ce fait des militants de l'esclavagisme ? Et si cette crainte était logique il faudrait lacérer la Joconde de peur de voir renaître les Borgia.
En fait, les raisons de cette campagne contre certaines formes d'art sont à chercher bien ailleurs que dans les arguments officiels.
Et tout d'abord dans la bêtise de la bureaucratie au pouvoir. L'époque stalinienne a exigé, pour accéder aux postes importants de l'État Soviétique, d'être non pas une personnalité brillant par sa culture et son intelligence mais un plat arriviste prêt à accepter et à proclamer n'importe quoi sur l'ordre du chef génial.
Mais il est encore une raison bien plus profonde que l'ignorance et l'inculture des bureaucrates au pouvoir, c'est leur crainte des conséquences qu'un libre épanouissement de l'art pourrait provoquer dans le pays. Ce qu'ils reprochent, par exemple, à la 13e symphonie de Chostakovitch, ce n'est pas tant sa forme musicale en elle-même, que le fait qu'une partie - la meilleure d'après certains - soit directement inspirée de « Baby-Yar », un poème d'Evtouchenko sur l'anti-sémitisme. Or, pour Krouchtchev, l'anti-sémitisme n'a pratiquement plus aucune existence en URSS. Un poème sur ce sujet n'a donc plus de raison d'être et, par voie de conséquence, une musique inspirée de ce poème ne peut être que mauvaise. Il est vrai d'ailleurs qu'on ne peut guère admettre la musique et blâmer le poème, et que celui-ci mène tout droit à s'interroger sur la réalité soviétique qui se cache derrière la fiction officielle.
Ainsi, les rapports entre l'art et la littérature sont beaucoup trop étroits et nombreux pour que l'on puisse permettre une libre activité de l'un tout en maintenant l'autre en tutelle. Or, une libre activité de la littérature, cela signifie une libre discussion des idées, une véritable liberté de pensée et de critique. C'est cela que la bureaucratie redoute. Et s'il est infiniment peu probable que cette liberté de pensée puisse permettre une influence importante de la bourgeoisie en URSS, il est par contre presque certain que cela signifierait rapidement une mise en question du régime de la bureaucratie par la classe ouvrière.
Pour l'éviter, les bureaucrates tentent donc de freiner le timide essor des activités artistiques qui se développait en URSS depuis le XXe Congrès. Et pour ce faire, ils ne trouvent pas de meilleur moyen que celui déjà employé par Staline, c'est-à-dire essayer d'imposer des canons officiels auxquels chacun serait tenu de sacrifier.
Cela n'est cependant pas encore réalisé. Les nouvelles générations de l'intelligentsia soviétique ont incontestablement cru, d'après tous les témoignages que nous pouvons en avoir, à l'entrée dans une ère nouvelle où le conformisme serait de plus en plus battu en brèche. Pour elle, la dénonciation de Staline a signifié la dénonciation de ce conformisme officiel. Et une fois l'espoir né, il est bien difficile de l'étouffer. Ainsi a-t-on vu, paraît-il, lors d'une rencontre entre dirigeants politiques et écrivains et artistes, Evtouchenko polémiquer avec Krouchtchev sur les mérites de Chostakovitch. Un débat semblable eut été inimaginable au beau temps de la dictature de Staline, les divergences artistiques, mêmes non explicites, ayant alors pour conclusion le camp de concentration... pour l'artiste bien entendu. De même on voit apparaître dans la presse russe, à côté des articles des critiques officiels reprenant les accusations des dirigeants politiques, les protestations de quelques intellectuels. Cela non plus n'aurait pas été publié du temps de Staline.
Si une partie des nouvelles générations intellectuelles tente ainsi de faire front à l'offensive officielle, c'est aussi sans doute parce qu'elle se sent plus ou moins soutenue par une partie du pays. Bien entendu, le prolétariat n'aurait rien à perdre mais tout à gagner à une plus grande liberté d'expression. Mais, pour le moment nous ne le voyons pas se manifester dans le débat. Il est très probable, par contre, que le désir de liberté pour les arts et la culture de l'intelligentsia, doit être partagé par une fraction des couches privilégiées elles-mêmes. Il est impossible qu'un certain nombre de directeurs d'usines, d'administrations, ou d'ingénieurs, assurés matériellement d'un certain confort, n'aspirent pas en tant qu'individus à jouir plus librement de la culture et de l'art.
Le problème de la bureaucratie est de concilier ce désir avec la crainte de voir remettre sa propre domination et ses privilèges en question. Plus son poids social dans le pays sera important et plus elle pourra se permettre de laisser libre cours à son désir de vivre pleinement dans tous les domaines. Au contraire, plus elle sentira son existence instable et plus elle acceptera d'être bridée en certains domaines pour pouvoir survivre, quitte même à laisser étouffer par ses dirigeants toute vie artistique et culturelle.
Par son attitude actuelle, Krouchtchev montre en tous cas qu'il reste bien méfiant envers la stabilité de la couche sociale qu'il représente.