Bruits de bottes08/08/19611961Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Bruits de bottes

Commentant les informations de certains journaux sur l'éventualité d'un nouveau putsch dans le courant du mois d'août, un rédacteur du Monde écrivait récemment que depuis quelques années la vie politique française était marquée par l'existence, en fond sonore, d'un bruit de bottes s'éloignant ou se rapprochant selon les circonstances mais toujours insistant. Il aurait pu ajouter que la situation politique internationale était marquée, elle aussi, par un cliquetis d'armes que l'on fourbit et qui, ces derniers jours, se fait singulièrement insistant lui aussi.

La guerre pour le moment ne se livre que sur les ondes et elle n'oppose que Kennedy et Krouchtchev dont les discours se répondent d'une semaine sur l'autre. Les choses n'iront-elles pas plus loin c'est la question que chacun commence à se poser, avec un peu d'angoisse. L'époque des Horace et des Curiace est révolue et ce ne sont pas les chefs d'État qui s'affrontent lorsque des menaces on passe aux actes, S'il s'agit bien d'une partie de poker, toute la presse l'a affirmé, où chacun des adversaires affirme ne pas vouloir céder sans cependant vouloir résolument déclencher une guerre mondiale, indiscutablement les enchères s'élèvent et le ton monte. A l'augmentation du budget militaire des USA, aux renforts alliés installés en Europe et à la mobilisation éventuelle de réservistes français et anglais, Krouchtchev a rétorqué par des mesures semblables. La situation a sa propre logique et puisqu'il s'agit d'une épreuve de force ce n'est que par de telles enchères que les deux K. peuvent se répondre. L'énorme concentration en hommes et en matériel de chaque côté de la frontière des deux Allemagne qui en résultera n'est certes pas en soi un facteur de paix : chacune des courses aux armements que l'histoire récente a connues s'est terminée par la destruction de ces armements, sur les champs de bataille.

Impossible de dire si les dirigeants des deux blocs pourront trouver, provisoirement, un modus vivendi, Kennedy a proposé que des négociations secrètes s'engagent et Krouchtchev a accepté la formule. On peut cependant dire que si le bloc occidental n'a pas apparemment un intérêt vital à déclencher un conflit armé maintenant, en ce sens que la situation des États-Unis n'est en rien comparable à celle de l'Allemagne de l'entre deux guerres, de moins en moins les USA accepteront de voir les positions de l'impérialisme reculer un peu partout dans le monde. Et si les différents impérialistes regroupés dans le camp occidental acceptent, de plus ou moins bonne grâce d'ailleurs, de voir leurs empires coloniaux ou leurs sphères d'influence leur échapper mais rester dans la sphère impérialiste, il n'en va pas de même lorsque ce n'est pas le cas, ou lorsque ce sont les intérêts directs des USA qui en sont cause. Et quoique les dirigeants de l'Union soviétique ne soient pour rien dans l'évolution actuelle des ex-pays coloniaux, cette évolution est en grande partie rendue possible par l'existence de l'URSS et la coupure du monde entre les deux blocs. C'est pourquoi, bien que ce qui est en jeu à Berlin n'ait rien à voir avec ce type d'intérêt, il y a une telle interdépendance entre tous les problèmes politiques actuels, que les USA ne peuvent pas plus reculer devant Krouchtchev à Berlin sans risquer d'être submergé par la marche des peuples sous-alimentés vers la conquête d'une vie meilleure, qu'ils ne pourraient éviter, s'ils s'engagent un jour dans la guerre contre ces peuples, de la faire aussi à l'URSS même si celle-ci se tient prudemment à l'écart comme elle a cru pouvoir le faire en 1939.

Et comme tous les problèmes politiques se tiennent vraiment, ce n'est qu'à la lumière de la situation internationale qu'on peut juger d'un éventuel putsch militaire en France. Il est difficile de savoir quelles sont les intentions des « colonels » et des gens de l'OAS, car elles peuvent bien être n'importe quoi. Mais il est certain que les gens qui font à l'heure actuelle état d'informations n'ont guère été informés de la préparation du putsch du 22 avril. Le moins qu'on puisse dire est que les militaires avaient alors gardé le secret. Pourquoi ne le serait-il plus aujourd'hui ? Mais de toutes façons le problème n'est pas de savoir s'il y aura une nouvelle tentative des hommes du 22 avril (on a vu au procès Challe que l'intelligence politique de ces grands chefs militaires ne dépasse guère celle de l'adjudant de carrière) mais d'évaluer les chances de succès d'une telle tentative. Les gens qui se disent informés prétendent que le putsch se fera au mois d'août, pour profiter de l'absence d'une grande partie de la population de la capitale et de la dispersion aux quatre coins du pays du prolétariat des grandes villes.

Il est évident que s'il y avait à l'heure actuelle la possibilité d'une dictature militaire, c'est à dire si elle était nécessaire à la sauvegarde des intérêts de la bourgeoisie, le choix du mois d'août permettrait probablement de surprendre plus facilement le pays.

Or, le problème ne réside pas dans la prise du pouvoir. Une dictature militaire aurait pour objet d'interdire les organisations politiques, pratiquement toutes sauf celles d'extrême droite, anéantir les syndicats et pour cela il faudrait, la classe ouvrière étant loin d'être vaincue, qu'elle la brise. L'épreuve de force n'aurait pas lieu en août, au moment du putsch, mais ses auteurs ne pourraient l'éviter en septembre ou en octobre. La question est donc : la bourgeoisie française a-t-elle à l'heure actuelle, intérêt à courir le risque d'une guerre civile contre une classe ouvrière forte, combative et décidée, malgré des directions incapables ou traîtres. La réponse est évidemment non, si l'on ne considère que la situation intérieure en France.

Mais, par contre, si les dirigeants du monde s'orientent vers une guerre planétaire dans un délai rapproché, il sera nécessaire pour la bourgeoisie française, comme pour toutes les bourgeoisies occidentales, de mettre au pas « ses » prolétaires pour pouvoir les envoyer mourir dans les futures boucheries impérialistes. En France c'est bien sûr l'armée d'Indochine, d'Algérie et des putschs, qui fera ce travail, ou tentera de le faire. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle de Gaulle, même si ces gens veulent sa mort, ne peut les détruire physiquement.

Mais c'est justement à cause de cette nécessité où se trouve la bourgeoisie de réduire le prolétariat pour pouvoir faire la guerre, qui fait que le déclenchement d'un conflit ne dépend pas seulement de ce que disent ou ne disent pas, font ou ne font pas, les grands maîtres des deux blocs. En dernière analyse la guerre dépendra de la possibilité pour la classe ouvrière de se forger dans un délai suffisamment rapide une direction capable.

Partager