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Bizerte

Présentés comme les derniers soubresauts d'une décolonisation difficile, d'une appréciation différente de ses délais selon qu'on est ex-colonisateur ou ex-colonisé, les combats de Bizerte tout en étant cela, sont aussi plus que cela.

Si l'on ne voit que l'aspect chronologiquement et géographiquement limité à la Tunisie, Bizerte, dernier bastion français en territoire tunisien, où les accords Bourguiba-de Gaulle de 1958 regroupèrent tous les éléments militaires français encore stationnés en Tunisie, représente bien l'ultime tête de pont à rebours de la présence de l'impérialisme français dans cette partie du Maghreb. Le fait que le « désaccord » ne porte pas sur le principe de l'évacuation de Bizerte, De Gaulle aurait dit à Bourguiba que seules des raisons d'opportunité retardaient l'évacuation de la base, mais sur l'absence d'un calendrier de ce départ, ne pourrait que confirmer ce caractère.

Mais Bizerte n'est pas seulement une fraction du sol tunisien occupé par les troupes françaises. C'est aussi une base militaire ayant une importance comme menace - et on l'a vu - vis-à-vis du peuple tunisien, mais tout aussi important pour l'impérialisme français sur le plan international.

Gibraltar n'est pas une séquelle d'une quelconque décolonisation et il n'empêche que les Anglais s'agrippent fermement à son rocher. Les USA, qui n'ont, et n'ont eu, de colonies au sens propre du terme sont cependant la puissance qui possède le plus de bases militaires au-delà de ses frontières.

Chacune d'elles a moins d'importance de nos jours qu'au temps où les grandes puissances militaires étaient les grandes puissances maritimes. Moins déterminées par les sites géographiques, elles peuvent plus aisément être déplacées. Même sans tenir compte du fait que ces bases sont aussi aéronautiques, sur le strict plan maritime, les moyens de détection ne sont plus strictement visuels, la portée de l'armement a augmenté, etc. Mais, dans leur ensemble, elles font de plus en plus partie de la politique de l'impérialisme mondial. En cas de conflit mondial, elles sont loin, de même que tout l'armement dit classique, d'être rendues inutiles par le progrès des armes à très longue portée. Par ailleurs, l'accession à 1°indépendance politique de la quasi-totalité des peuples coloniaux, nécessite de la part des impérialistes, qu'ils soient ex-puissances coloniales ou non, la possession de telles bases, véritables « huissiers » garantissant l'acquittement des créances détenues par l'impérialisme sur ces pays.

On peut presque dire que loin d'être des séquelles de la colonisation, ces bases militaires que les grandes puissances entretiennent à grands frais aux quatre coins du monde en sont une conséquence.

Il faut remarquer d'ailleurs que l'impérialisme américain tout en multipliant de par la planète, y compris sur le territoire d'autres impérialistes (moins puissants), de telles bases militaires, tient beaucoup moins à chacune d'entre elles que les vieilles dames impérialistes telles la France et i'Angleterre qui moins riches et vivant en grande partie sur leur passé, n'ont pas les mêmes possibilités matérielles et financières. Les USA peuvent en effet consentir plus facilement aux sacrifices financiers que nécessitent l'abandon d'une base et la création d'une autre. Sans compter le fait que c'est souvent grâce à l » 'aide économique » qu'ils accordent à un pays, que les USA obtiennent de celui-ci leur installation sur son territoire.

Sans préjuger des intentions de l'impérialisme français à propos de Bizerte, on peut dire que si sur le plan exclusivement militaire cette base n'est pas indispensable à l'OTAN (elle peut être remplacée par une base en Italie ou en Sicile), la position de la France au sein de ne gang impérialiste se trouverait affaiblie par sa perte. En effet, la loi qui règne dans de telles associations la donnant-donnant. La France perdant Bizerte devrait offrir à l'OTAN, en compensation, d'autres forces. Si de Gaulle a mené la guerre en Afrique et en Italie et a, en métropole, entre fin 1944 et l'armistice de 1945, mobilisé un million d'hommes, c'est bien parce qu'il espérait se voir offrir, grâce à cet apport, en plus d'une zone d'occupation, la rive gauche du Rhin et la concession définitive de la Sarre (qu'il n'a d'ailleurs pas obtenue). Toujours le donnant-donnant !

Il est dans l'ordre des choses aujourd'hui que les vieilles puissances comme la France et l'Angleterre voient leur positions dans le monde diminuer constamment, et que leur affaiblissement soit relativement plus grand que celui de l'impérialisme dans son ensemble, puisqu'il se fait souvent au profit de l'impérialisme américain.

Il est impensable, même sur le strict plan militaire, qu'une base comme bizerte puisse tenir longtemps en pays résolument hostile. son avenir n'est pas français. tout au plus pourra-telle par un compromis subtil être « internationalisée » dans le cadre de l'o.t.a.n. l'impérialisme français peut accumuler les morts et bombarder des manifestants désarmés, il ne changera pas ce fait.

De même que l'appui et le soutien que les différents gouvernements français depuis 1955 ont apportés à Bourguiba, homme disposé aux compromissions avec l'impérialisme, s'il en fut, n'ont pas empêché que, même sous une forme tronquée, dénaturée ou édulcorée, celui-ci soit contraint de représenter tant soit peu les désirs des masses populaires de son pays. Comme tous les régimes semblables nés des concessions faites aux revendications nationales des masses pour sauvegarder les intérêts économiques impérialistes, le régime Bourguiba est contraint d'aller jusqu'au bout des revendications nationales et contraint aussi, pour survivre, de s'attaquer parfois à certains intérêts impérialistes.

Dans le cas présent, on a dit beaucoup de choses concernant les motivations plus ou moins secrètes de l'actuel « radicalisme » de Bourguiba. On a dit qu'il voulait redorer son titre de « combattant suprême ». On a dit aussi qu'il voulait aux yeux de l'opinion arabe, et sans doute aux yeux de son propre peuple, effacer le discrédit que lui valut le soutien de fait qu'il avait apporté à la France contre le FLN sur la question du Sahara. Tout cela est certainement vrai. Bourguiba apparaît maintenant à bon compte comme intransigeant vis-à-vis de la France. Il apparaît aussi qu'il s'est battu contre elle pour obtenir la partie du Sahara qu'il revendique. S'il cède, c'est à cause de la disproportion des forces...

Tout cela est certainement vrai et bien digne de l'homme politique reçu en grande pompe par De Gaulle, il y a quelques mois. Les combattants tunisiens qu'on a jetés sans armes, sans préparation, sans rien d'une offensive militaire sérieuse pourtant à la portée même de la petite Tunisie, sont morts beaucoup plus pour permettre à Bourguiba de jouer son rôle, que pour libérer le Maghreb (les soldats français, eux, sont morts pour encore moins que cela).

Si la Tunisie est aujourd'hui indépendante (du moins de jure) c'est grâce à la lutte du peuple tunisien, des fellaghas qui transmirent leur nom aux combattants algériens, et c'est malgré Bourguiba. Sans lui et ses pareils, cela fait longtemps probablement que l'armée française aurait dû évacuer non seulement Bizerte, mais encore l'Algérie.

Dans la lutte qui oppose les peuples à l'impérialisme, celui-ci use de toutes ses armes, la force, les canons, les bombes, ou la ruse : des hommes comme Bourguiba et ses manoeuvres. Mais les quinze années que nous venons de vivre, après le deuxième conflit mondial, ont montré que l'impérialisme ne pouvait tout au plus que ralentir sa défaite. Et les hommes comme Bourguiba, qu'il a su utiliser à cet effet, sous la pression des événements, en se retournant parfois même contre lui pour se survivre, seront comme lui finalement balayés.

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