Créole et politique en Martinique et en Guadeloupe29/10/20232023Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2023/10/235.jpg.484x700_q85_box-0%2C0%2C1383%2C2000_crop_detail.jpg

Créole et politique en Martinique et en Guadeloupe

Le 25 mai 2023, la Collectivité territoriale de Martinique (CTM) votait à l’unanimité moins une voix une délibération dont l’article 1 stipulait : « La Collectivité territoriale de Martinique reconnaît la langue créole comme langue officielle, au même titre que le français. »

La CTM est l’assemblée des élus locaux qui gère en partie les affaires de la Martinique sous la tutelle de l’État français. Dans les Caraïbes, ce dernier exerce son pouvoir depuis plus de trois siècles sur la Martinique et l’archipel de Guadeloupe. Il a gouverné sous diverses formes : en tant qu’État esclavagiste jusqu’en 1848, puis officiellement colonialiste jusqu’en 1946. Cette année-là, la Martinique et la Guadeloupe devinrent légalement départements français, ainsi que La Réunion et la Guyane. En 2015, la Guyane et la Martinique ont opté, après référendum, pour le statut de collectivité territoriale dans le cadre du droit commun français. Les statuts de ces territoires français d’outre-mer devraient encore changer prochainement, dans le cadre d’une décentralisation plus poussée par rapport à la métropole française.

Quoi qu’il en soit, les séquelles du colonialisme demeurent jusqu’à aujourd’hui. Après des décennies de luttes des travailleurs et de la population de Martinique et de Guadeloupe, ces séquelles s’érodent certes mais ne disparaissent pas.

Le 25 juillet 2023, le préfet Jean-Christophe Bouvier, représentant de l’État français en Martinique, écrivit au président de la CTM, Serge Letchimy, pour lui demander de suspendre la délibération citée ci-dessus, en invoquant l’article 2 de la Constitution française qui stipule que « la langue de la République est le français ». Letchimy lui a répondu dans une longue lettre en créole avec une traduction en français. Il y expliquait les raisons de son refus de suspendre la délibération sur le créole du 25 mai dernier.

Peu de temps après, ce préfet saisit le tribunal administratif. Ce dernier rendit sa décision le 4 octobre dernier et, contre toute attente, refusa la suspension de la délibération sur le créole. Petite victoire juridique donc pour Serge Letchimy et la CTM.

Mais, bien évidemment, ce problème n’est pas juridique mais politique et historique.

Le créole dans l’histoire

Le créole des Antilles s’est forgé durant les siècles d’esclavage, en Guadeloupe, Martinique et Haïti, comme c’est le cas des créoles de Guyane et de La ­Réunion, de l’île Maurice et des Seychelles. Dans certaines îles anglophones des Caraïbes ayant connu la colonisation française autrefois, comme la Dominique et Sainte-Lucie, le créole est parlé par bon nombre de personnes. Des reliquats de créole existent aussi à Trinité-et-Tobago et en Louisiane.

Le créole est d’abord un langage créé par les esclaves africains. Car ces derniers, arrachés de divers pays et ethnies du continent noir, parlaient des langues différentes et il y avait nécessité pour eux de se comprendre. Ils devaient aussi comprendre la langue des maîtres et se faire comprendre d’eux. C’est donc à 98 % à partir du français des 17e et 18e siècles que se forme le créole. Les esclaves transformèrent phonétiquement le langage des maîtres. Il y eut aussi un apport minoritaire de mots d’origine africaine, anglaise ou espagnole. Les onomatopées, les exclamations sont presque toutes d’origine africaine, ainsi que la musique de la langue. Ensuite, le génie populaire construisit une grammaire créole avec des temps, présent, futur, imparfait, etc., et une syntaxe.

Cependant, tout ce qui provenait des esclaves, tout comme les esclaves eux-mêmes, leurs danses, leur dialecte ou leur musique, a toujours été méprisé par les maîtres et la classe dominante. Les rassemblements d’esclaves qui dansaient, parlaient le créole ou chantaient étaient interdits. Longtemps encore après l’esclavage, ils ont été mal vus ou interdits et dispersés par la police. Des témoignages datant des années 1930 le confirment.

Pour les esclavagistes d’abord et les colonialistes ensuite, ces rassemblements étaient synonymes de complots, de révolte. Et sans doute certaines révoltes d’esclaves, ou du moins un état d’esprit de révolte, sont partis de tels rassemblements. Le plus célèbre d’entre eux aux Antilles françaises fut celui de Bois-­Caïman en Haïti, dans la nuit du 14 août 1791. Il fut le point de départ de la révolution et de la guerre victorieuse des esclaves de Saint-Domingue, devenu République d’Haïti en 1804.

Pendant longtemps encore, de l’abolition de l’esclavage jusqu’aux années 1960 et 1970, le créole fut méprisé et sous-estimé par l’administration coloniale. Il était considéré comme la langue des vié neg, c’est-à-dire des Noirs de bas étage, vulgaires et ignorants. Dans les années 1960, certains enseignants ont été suspendus de l’Éducation nationale non seulement parce qu’ils étaient militants anticolonialistes, mais aussi parce qu’ils s’adressaient en créole à leurs élèves.

De même, le créole fut méprisé par la petite bourgeoisie et la bourgeoisie, non seulement blanches mais aussi noires.

À partir des années 1960, apparaissent les revendications nationalistes d’organisations prônant l’autonomie et l’indépendance et revendiquant le créole comme langue nationale antillaise. Une organisation trotskyste-communiste révolutionnaire, la Ligue antillaise des travailleurs communistes, ancêtre de notre actuelle organisation Combat ouvrier, fut la première organisation à rédiger entièrement en créole certaines de ses publications, tel un petit bulletin diffusé parmi les travailleurs de l’émigration antillaise en France. Il parut pendant près de vingt-deux ans, de 1965 à 1987. Il était intitulé Gros ka. Nous faisions ainsi coup double, car nous réhabilitions dans le même temps le terme Gros ka, peu connu alors, qui désigne le tambour sur lequel la musique traditionnelle apparue sous l’esclavage se joue et se danse.

À partir des années 1960, des réunions publiques, des meetings furent organisés entièrement en créole. Dans les procès, certains militants utilisèrent le créole face aux juges, ce qui obligea ces derniers, Blancs venant de l’Hexagone pour la plupart, à faire venir un traducteur agréé par les tribunaux.

Dans le même temps, des chercheurs en linguistique ont commencé à étudier et codifier les créoles de différents pays. De dialecte ou de patois, le créole devint officiellement une langue reconnue par l’Unesco (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture). Il est la langue principale utilisée en Haïti, et devenue officielle en 1987. Dans les médias de Martinique et de Guadeloupe, même si le français est utilisé à 98 %, le créole est aujourd’hui admis, ce qui était inconcevable voire puni il y a une cinquantaine d’années. La population est totalement décomplexée face au créole. Personne n’a plus honte de parler créole. Il est même parlé avec fierté. C’est le résultat de la lutte des organisations anticolonialistes, nationalistes et aussi communistes révolutionnaires.

Créole et classes sociales

Le créole étant la langue des esclaves noirs, il s’est tout naturellement transmis après l’abolition de 1848 à leurs descendants directs, les ouvriers agricoles, les paysans pauvres et les travailleurs. Géographiquement, le créole provient des plantations, des campagnes. C’est la langue des pauvres et des exploités du système esclavagiste, de l’économie de plantation.

Après la Deuxième Guerre mondiale s’est constituée, dans les villes, une petite bourgeoisie noire : enseignants, médecins, avocats noirs. Dans cette classe, parler créole était plutôt mal vu autrefois. Les parents et les maîtres d’école interdisaient à leurs enfants de parler le créole et les punissaient pour ce fait. S’adresser en créole aux parents ou à l’instituteur est vu, encore aujourd’hui, comme un manque de respect. Pour réussir dans la vie, disaient les premiers Noirs de la petite bourgeoisie, il fallait savoir parler français, donc ne pas parler créole. Parler le français était une preuve d’ascension sociale réussie.

Dans les classes pauvres, existait aussi cette répression du créole. Maintenant, dans leur grande majorité, les travailleurs et leurs enfants parlent le créole entre eux tout naturellement, certains étant, encore aujourd’hui, entièrement créolophones.

Créole et nationalisme

Les organisations nationalistes utilisent le créole comme une arme politique, comme élément d’unification du peuple martiniquais ou guadeloupéen, toutes classes confondues. Ils en font une des preuves de l’existence d’une nation guadeloupéenne et martiniquaise.

Certains groupes nationalistes exercent de fortes pressions sur leurs militants pour qu’ils écrivent et parlent uniquement le créole. À tel point qu’il est permis de se demander si, en cas d’indépendance, ils rejetteraient le français. Ce qui serait une stupidité.

Pratiquer deux langues vaut mieux que n’en pratiquer qu’une seule. Le peuple de Porto Rico, île voisine, est entièrement bilingue : anglais et espagnol. Et il ne s’en porte pas plus mal. Bien au contraire.

Les nationalistes veulent unifier la population sous le créole et la bannière « Martinique » ou « Guadeloupe », mais il existe deux Martinique et deux Guadeloupe : celles des riches, des possédants, des capitalistes, et celles des pauvres, des travailleurs, des ouvriers agricoles. Certes, ils savent tous parler le créole mais ont des intérêts diamétralement opposés. Les premiers exploitent les seconds, même en créole. Les premiers veulent perpétuer leur domination sur les seconds, même en créole. Les premiers sont liés au capitalisme et à l’impérialisme mondial. Les seconds ne possèdent rien que leur force de travail.

Certes, Serge Letchimy, dirigeant noir local, en refusant de céder à l’injonction du préfet Jean-Christophe Bouvier, représentant blanc de l’État français, de supprimer la délibération faisant du créole la langue officielle, a satisfait une bonne partie de la population. Entrait aussi en jeu le fait qu’en Martinique et en Guadeloupe existe encore un fort sentiment d’oppression raciale. La décision du tribunal administratif qui déboutait le préfet a été vue dans la population comme une petite revanche sur l’histoire, l’oppression coloniale et ses séquelles.

Cependant, entre un travailleur noir et un médecin, un avocat ou chef d’entreprise noir, le premier est plus opprimé, plus colonisé que les seconds.

Tous ne sont pas égaux face aux classes aisées et à la bourgeoisie.

Le créole, langue des travailleurs

Letchimy est lié à un parti de gouvernement, le Parti socialiste. Ce dernier est un soutien de gauche de la bourgeoisie française. Comme Aimé Césaire, Letchimy mêle cette orientation politique à une dose de nationalisme modéré. Il veut faire croire à la population et aux travailleurs qu’en se propulsant premier défenseur de la langue créole il est aussi leur premier défenseur. Rien de plus trompeur. Dans sa réponse au préfet, Serge Letchimy déclare notamment : « À tout jamais pour moi et pour nous, la langue créole, cet impensé pour certains, nous dessine, nous définit, nous attache à un lieu et à un moment petitement ou largement circonscrit. » Qui sont les « nous » ? Ce sont tous les Martiniquais, travailleurs comme bourgeois, que Letchimy ramène à sa propre personne.

Les Martiniquais et Guadeloupéens pauvres, exploités, membres de la classe ouvrière, parlent le créole tout le temps, eux, du matin au soir. Ce sont eux qui font évoluer cette langue vivante, qui l’enrichissent en forgeant des expressions nouvelles qui deviennent ensuite des expressions génériques. Ce créole, provenant du génie populaire et du tréfonds des champs et des lieux d’exploitation féroce ou des quartiers pauvres, est souvent lié à ce que vivent les travailleurs au quotidien dans leur labeur, leurs peines et leurs joies. Les paroles du Gro Ka ou du Bélè, danses traditionnelles locales, en sont issues.

Dans les milieux sociaux aisés et chez les notables, le créole n’est pas naturel mais emprunté. Les politiciens, dont Letchimy, parlent le créole de temps en temps pour « faire peuple », mais la plupart du temps ils parlent français. Il y a chez eux, dans l’emprunt du créole, une dose plus ou moins grande de démagogie.

Dans l’usage qui est fait du créole existe la différenciation entre les classes sociales.

En Martinique et en Guadeloupe, les travailleurs et les classes populaires sont les seuls à parler le créole naturellement, spontanément.

Certes, si demain l’État français modifiait la Constitution pour déclarer la langue créole langue officielle en Guadeloupe et en Martinique, ce serait un point de marqué contre le mépris colonialiste historique. Mais, sous le régime de l’exploitation capitaliste, le sort des travailleurs resterait inchangé. Être exploité officiellement en créole ou en français ne changerait rien de fondamental pour les travailleurs.

Les préoccupations politiques de Serge Letchimy et des notables ne vont pas dans le sens des intérêts des travailleurs et des pauvres, mais dans le sens opposé : c’est-à-dire perpétuer d’une façon ou d’une autre l’ordre bourgeois, l’ordre capitaliste de domination sur les travailleurs et la classe laborieuse.

20 octobre 2023

 

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