Grande-Bretagne : où en est le renouveau des grèves ?26/06/20232023Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2023/06/233.jpg.484x700_q85_box-0%2C0%2C1383%2C2000_crop_detail.jpg

Grande-Bretagne : où en est le renouveau des grèves ?

Le 21 juin 2022, une grève de cheminots très suivie a marqué la première étape d’une vague revendicative sans précédent en Grande-Bretagne depuis les années 1970. Au fil des mois, les luttes grévistes ont impliqué des millions de travailleurs du privé comme du public. Un an après, où en est ce renouveau et quel bilan en tirer ?

Depuis notre article précédent sur le sujet1, un constat s’impose : la remontée ouvrière des douze derniers mois n’a pas permis aux travailleurs d’arracher des concessions significatives. Comme l’écrivent nos camarades britanniques de Workers’ Fight : « D’une part, les patrons et le gouvernement refusent toujours d’accorder les hausses de salaire à la hauteur de l’inflation revendiquées depuis des mois par les travailleurs tous secteurs confondus. D’autre part, les directions syndicales persévèrent dans leur approche étroite et corporatiste des conflits dans les entreprises. »2 Nous revenons ici sur les traits marquants du sursaut en cours, sur ses limites et ses perspectives.

Douze mois de combativité retrouvée

En un an, les causes du mécontentement n’ont pas disparu, au contraire. L’hiver dernier, face à des factures énergétiques qui explosaient, bien des travailleurs ont eu à choisir entre se chauffer ou se nourrir. Aujourd’hui, l’inflation sur les produits alimentaires reste à 19 %. La population britannique, éprouvée par la crise de 2008 puis par la pandémie, paye aussi le prix du Brexit, voté en 2016 et appliqué depuis 2021. Chute des exportations, départs en masse des travailleurs européens : l’économie britannique est au bord de la récession, et ce sont les travailleurs qui trinquent.

Rien d’étonnant donc à ce que le monde du travail, après avoir longtemps encaissé les coups, ait retrouvé en 2022 le chemin de la lutte, avec pour objectif central des hausses de salaire au moins égales à l’inflation. Partie du rail, la vague de grèves a vite touché le courrier, avant de gagner à l’automne les écoles écossaises et les universités. En décembre, la fonction publique s’y est mise, bientôt suivie par les hôpitaux. Malgré la propagande antiouvrière des médias, la vague n’est pas retombée en 2023 : en février, les médecins hospitaliers et les enseignants anglais et gallois sont à leur tour entrés en lutte.

Les travailleurs ont souvent voté à 90 % en faveur de la grève, surmontant les innombrables obstacles juridiques mis en place sous Thatcher3. Ils ont mis en avant, en plus de la question salariale, le refus de conditions de travail dégradées, de la flexibilité et des suppressions de postes. L’année a aussi été marquée par des journées (1er octobre 2022, 1er février et 15 mars 2023) pendant lesquelles plus d’un demi-million de travailleurs ont fait grève et manifesté ensemble dans certaines grandes villes. En novembre 2022, plusieurs semaines de grève ont permis à des dockers de Liverpool et à des chauffeurs de bus de Hull d’obtenir des augmentations supérieures à 14 %. Mais les grèves dépassant deux ou trois jours ont été l’exception. Et il n’y a pas eu de grèves reconductibles débordant les dates fixées par les syndicats.

Une riposte sous contrôle des bureaucraties syndicales

En juillet 2022, Mick Lynch, le cheminot secrétaire du syndicat RMT4, a déclaré lors du grand gala annuel des mineurs de ­Durham : « La classe ouvrière est de retour. » Au moment où patronat et gouvernement étaient à l’offensive pour faire payer aux travailleurs la crise de leur système, la formule a fait chaud au cœur de bien des travailleurs revigorés par la reprise des luttes. Mais regarder où en est le mouvement dans trois des secteurs les plus mobilisés permet de mesurer les limites étroites dans lesquelles les bureaucrates syndicaux, même d’allure radicale comme Lynch, entendent contenir ce retour.

Dans le système de santé britannique, le NHS5, les grèves ont été nombreuses mais dispersées. Combatifs et populaires, les médecins hospitaliers ont plusieurs fois fait grève deux à trois jours d’affilée, encore récemment, du 14 au 17 juin. Mais leur syndicat a appelé à des actions à part des quatorze autres syndicats du NHS. Du côté des infirmières, des grèves elles aussi populaires ont poussé le gouvernement à négocier… pour ne proposer que 5 % d’augmentation, soit une baisse du salaire réel. Les syndicats RCN6 et Unite7 ont refusé ce recul, mais Unison8 et le GMB9 l’ont signé, avec pour résultat une division entre syndiqués, donc entre travailleurs. Pat Cullen, la secrétaire du RCN, jure que la lutte continuera « jusqu’à Noël », mais n’a pas encore annoncé de nouvelles dates de grève.

À Royal Mail (RM)10, les postiers ont fait 18 journées de grève en 2022. Mais Dave Ward, le chef du Communication Workers’Union (CWU), principal syndicat des travailleurs des postes et télécommunications, est prêt à brader leurs combats pour un plat de lentilles, comme il l’avait déjà fait en 2007, après une série de grèves réussies. Alors qu’en février les adhérents ont revoté à 96 % pour la grève (la législation impose de renouveler ce mandat tous les six mois), Ward leur a recommandé d’accepter l’offre de la direction de RM, pourtant très inférieure à leurs revendications : 6 % d’augmentation en 2023-2024, 2 % en 2024-2025, et une prime de 500 livres. Le projet d’accord inclut des allongements d’horaires et, de plus, RM vient de supprimer 10 000 postes et se refuse à réintégrer 200 salariés mis à pied pour fait de grève. Des débrayages sauvages ont accueilli cette offre indigne et Ward, peu confiant dans l’issue du vote sur ce marchandage, a fini par en proposer une nouvelle mouture à peine améliorée. En attendant, les grèves sont suspendues.

Dans les chemins de fer aussi, le succès des grèves a permis aux directions syndicales de se faire réinviter à la table des négociations. En 2023, Mick Lynch a proposé aux adhérents du RMT employés par Network Rail (NR)11 de voter en faveur d’un accord incluant une hausse du salaire de 9 %, inférieure à l’inflation. Il a obtenu une majorité, à un prix élevé : non seulement l’amputation du pouvoir d’achat réel, mais aussi la division entre cheminots, puisque les 40 000 employés de NR ne seront plus appelés à la grève. Cette approche corporatiste, voire micro-corporatiste, comme dans la santé, affaiblit la force de frappe des travailleurs. Un exemple récent : le RMT a appelé à la grève le 2 juin dans 14 entreprises ferroviaires sur 25, tandis que le syndicat des conducteurs, l’ASLEF, a appelé le 3. Les uns et les autres ont expliqué qu’ils produiraient ainsi des perturbations aux effets plus visibles. Mais une occasion de plus a été ratée pour les travailleurs de faire l’expérience directe du « tous ensemble ». À l’heure où nous écrivons, les dirigeants du RMT et de l’ASLEF sont en pourparlers, mais on ose à peine croire qu’il en sortira enfin des actions communes.

Le gouvernement et l’opposition face aux grèves

Le gouvernement conservateur de Rishi Sunak a d’abord fait le sourd, avant de proposer, là où il est aux commandes, des augmentations qui, insuffisantes, sont en fait des baisses. Il a dénigré les grévistes et agité l’épouvantail d’une loi sur le service minimum12. Comme cela se fait en France et ailleurs, Sunak a tenté de détourner l’attention du terrain social en montant en épingle un prétendu chaos migratoire. Faire des travailleurs migrants et de leurs familles des boucs émissaires à un moment où les entreprises britanniques crient à la pénurie de main-d’œuvre paraît surréaliste. Mais c’est tout ce que Sunak a trouvé pour faire diversion.

À en juger par le sondage grandeur nature des élections locales du 5 mai, les manœuvres de Sunak ont fait long feu : son gouvernement reste très impopulaire et, dans le monde du travail, on ne fait pas la moindre confiance à ce millionnaire quand il s’engage à « diviser par deux l’inflation » ou « réduire les listes d’attente au NHS ». Cependant, si des législatives avaient lieu demain, l’opposition travailliste, malgré le rejet des Tories (le Parti conservateur dirigé par Sunak), aurait du mal à l’emporter sans s’allier aux Verts et aux libéraux-­démocrates. Le leader du Parti ­travailliste (le Labour Party), Keir Starmer, se distingue peu de Sunak. Se prétendant juste meilleur gestionnaire du capitalisme et meilleur chasseur de clandestins, il a tapé sur les doigts des députés travaillistes qui ont osé se montrer sur les piquets de grève. Pas de quoi susciter l’enthousiasme dans l’électorat populaire.

Quelles perspectives pour les travailleurs ?

Aujourd’hui, des grèves continuent dans les musées et les bibliothèques, au ministère de l’Intérieur, etc. Le renouvellement récent de votes en faveur de la grève dans différents secteurs (notamment parmi les cheminots RMT et ASLEF) montre que la colère n’a pas disparu, la détermination à riposter non plus. Le sentiment que les grèves en pointillé et isolées les unes des autres ne permettront pas de gagner est répandu : bien des travailleurs expriment l’aspiration à une grève générale où se retrouveraient tous les exploités.

Mais cette perspective n’est pas défendue par le Trades Union Congress (TUC)13, censé pourtant incarner une certaine solidarité ouvrière. Il se contente d’en parler, sans pousser aucun des syndicats ni aucune des fédérations qu’il chapeaute à faire converger les grèves. Alors que les travailleurs sont confrontés à des difficultés grandissantes, les directions des grands appareils syndicaux s’abritent derrière le prétexte de l’illégalité des grèves de solidarité pour ne pas appeler à une riposte d’ampleur. En fait, ces appareils ont moins peur de la loi que de leur base. Certes, effrayés des attaques légales qui pourraient leur tomber dessus si les luttes s’amplifiaient, ils ont surtout peur de grèves qui, en faisant tache d’huile et en se prolongeant, permettraient aux travailleurs du rang d’éprouver leur force collective en tant que classe, et d’échapper à leur tutelle.

Ce qui sera crucial dans les mois à venir, ce sera donc la capacité des travailleurs à faire sauter les carcans que les directions syndicales ont réussi jusqu’à présent à leur imposer. La vague de grèves actuelle n’a pas encore la puissance de celles des années 197014. Mais les travailleurs britanniques n’ont pas dit leur dernier mot. En pleine crise, les milliards s’accumulent aux sommets de la société. Des sommes indécentes ont été englouties dans les funérailles d’Elizabeth II et le couronnement de Charles III. Les géants des télécommunications licencient par dizaines de milliers tout en annonçant de confortables bénéfices. Les rois de la grande distribution et de l’agroalimentaire, les banquiers et les énergéticiens se gavent. Cela se sait et rend d’autant plus insupportable l’explosion du coût de la vie pour celles et ceux qui n’ont que leur travail pour vivre, ou plutôt survivre.

Face à une classe dirigeante fermement décidée à présenter l’ardoise aux classes populaires, la seule issue reste un mouvement d’ensemble. Il ne pourra prendre corps que si les travailleurs, contournant les bureaucrates syndicaux, prennent en main, à travers leurs assemblées générales et leurs comités de grève, leurs propres mobilisations, pour qu’elles deviennent l’explosion sociale massive que la bourgeoisie et ses complices craignent tant.

18 juin 2023

1Lutte de classe n° 226, septembre-octobre 2022.

 

2Éditorial de Class Struggle n° 118, printemps 2023.

 

3De retour aux affaires entre 1997 et 2010, les travaillistes n’ont jamais retiré cet arsenal.

 

4Le National Union of Rail, Maritime and Transport Workers, syndicat des travailleurs du transport.

 

5Fondé il y a 75 ans, le National Health Service (NHS) est en crise : il manque 150 000 soignants et 7 millions de patients sont en attente d’un rendez-vous ou d’un traitement.

 

6Le Royal College of Nursing (RCN), École royale des soins infirmiers, association professionnelle fondée en 1916, est depuis 1977 un syndicat infirmier.

 

7Produit de la fusion en 2007 des deux syndicats Amicus et TGWU, Unite the Union (communément appelé Unite) compte 1,2 million de membres en Grande-Bretagne et en Irlande. Il est affilié aux Partis travaillistes britannique et irlandais.

 

8Né en 1993 de la fusion de trois syndicats du secteur public, Unison est le plus gros syndicat britannique (1,2 million de membres), affilié lui aussi au Parti travailliste.

 

9Produit d’un regroupement de syndicats en 1982, le General, Municipal, Boilermakers’ and Allied Trade-Union (abrégé en GMB) compte un demi-million de membres de tous secteurs industriels et des services. Il est affilié au Parti travailliste.

 

10Royal Mail : entreprise de tri et de distribution du courrier privatisée à 100 % depuis 2015.

 

11Network Rail : entité parapublique chargée de la maintenance des infrastructures ferroviaires.

 

12Service minimum, encadrement strict du droit de grève : cela existe déjà. Il s’agit donc d’abord de gesticulation politicienne.

 

13Organe fondé en 1868 pour fédérer l’ensemble des organisations syndicales.

 

14En 1974, elles avaient poussé le Premier ministre conservateur à démissionner. Pendant « l’hiver du mécontentement » de 1978-1979, des hausses de salaire parfois importantes avaient été arrachées dans le privé.

 

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