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- Lutte de Classe n°233
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Friedrich Engels, les sociétés préhistoriques et l’oppression des femmes
Ces universitaires affirment au contraire que la domination des hommes sur les femmes est le lot commun des sociétés humaines depuis au moins le paléolithique supérieur, c’est-à-dire 30 000 ou 40 000 ans avant le néolithique. Or le néolithique, qui se met en place il y a 8 000 à 12 000 ans selon les régions du monde, est une période de référence pour les marxistes. C’est ainsi que nous pensons, à la suite d’Engels, que le développement des forces productives qui a eu lieu à cette période, notamment les capacités de stockage, l’agriculture et l’élevage à une large échelle, qui a mené à l’accroissement des richesses, à l’apparition des classes sociales, de l’exploitation et de l’État, est la base matérielle d’une transformation profonde des rapports sociaux dont l’une des conséquences fut l’instauration systématique de la domination masculine, donc de l’oppression des femmes. En cherchant à démontrer que l’oppression des femmes est systématique depuis au moins le début du paléolithique supérieur, ces universitaires remettent de fait en cause le raisonnement d’Engels et en réalité le marxisme comme méthode pour comprendre les sociétés, leur évolution et la manière de les changer. Ils rejoignent ainsi ceux qui affirment que le marxisme est incapable d’expliquer la diversité des sociétés préhistoriques et leurs évolutions, que les liens du sang, les liens familiaux suffisent à tout expliquer. En rompant le lien entre évolution de la société et oppression des femmes, ils privent aussi tous ceux qui veulent combattre l’oppression des femmes d’une base politique solide, celle qui affirme que, en en finissant avec le capitalisme et les sociétés d’exploitation, on pourra en finir avec l’oppression des femmes comme avec toutes les oppressions. Ils alimentent ainsi, consciemment ou non, deux idées : soit la vieille idée réactionnaire remise au goût du jour que la domination des hommes serait le lot des sociétés humaines depuis pratiquement l’aube de l’humanité et qu’elle existera toujours, soit son pendant féministe faussement radical qui fait du combat contre le patriarcat le combat primordial et qui affirme que chercher à renverser les rapports sociaux ne sert à rien ou n’est que secondaire.
L’actualité de L’origine de la famille
Pour la compréhension des sociétés préhistoriques, de ces sociétés qui par définition n’ont pas laissé de témoignages écrits de leur organisation, les militants révolutionnaires ne peuvent que lire les études des scientifiques. Engels n’a pas fait autrement quand il publia en 1884 L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, en s’appuyant sur les études anthropologiques de Lewis Henry Morgan. Basées sur l’observation de la société iroquoise, ces études laissaient penser que, avant les sociétés divisées en classes sociales, les hommes et les femmes étaient organisés dans des sociétés économiquement égalitaires – Engels parlait de communisme primitif – sans exploitation, sans État, des sociétés qualifiées par Morgan de matriarcat primitif au sein desquelles, affirmait-il, les femmes dominaient. Ces études avaient à l’époque révolutionné la perception que l’on avait du passé préhistorique, en mettant en évidence le fait que la famille moderne, l’oppression des femmes, les classes sociales, la propriété privée et l’État ne sont pas un fait naturel, ni des phénomènes éternels, mais des produits de l’histoire des hommes et de la lutte des classes.
Pour Engels, il n’y avait pas de dogme. Comme il l’écrivit en 1891, il était prêt à revoir ses écrits si la documentation évoluait2, ce qui fut le cas au 20e siècle. Au-delà des étapes décrites par Engels dans son livre, qui s’appuyaient sur l’état des sciences à son époque, son aspect révolutionnaire réside dans l’application du raisonnement marxiste, matérialiste historique, à la compréhension de ce que sont les sociétés. Ce raisonnement permet de comprendre que l’histoire de l’humanité est déterminée par le développement des forces productives, par la façon dont les êtres humains s’organisent pour produire et se reproduire. C’est pourquoi cet ouvrage reste d’une actualité saisissante et donne toujours une base pour l’activité militante, notamment dans la compréhension que la société capitaliste est le produit d’une évolution, dans son analyse de l’État comme instrument de la classe dominante et finalement dans les moyens d’en finir avec l’exploitation et toutes les oppressions.
En matière de préhistoire, le travail des scientifiques est à la base de l’avancée des connaissances. Mais les scientifiques n’existent pas au-dessus de la société. Ils en sont un des produits et leurs raisonnements peuvent être le reflet des influences du moment, d’autant plus quand le domaine qu’ils étudient concerne les sociétés humaines.
Pour un matérialisme dialectique
Depuis Morgan, l’anthropologie a ainsi connu de nombreux courants de pensée non seulement hostiles au marxisme, mais remettant en cause l’idée même que les sociétés humaines ont évolué. À la fin du 20e siècle, cette idée d’évolution est revenue en force avec un courant représenté en France par Alain Testart, un anthropologue décédé en 2013, qui sert aujourd’hui de référence à de nombreux universitaires. Pour Testart, les sociétés préhistoriques auraient évolué en se différenciant les unes des autres, telles les branches d’un même arbre, une image qui permet de mieux refléter l’immense diversité des sociétés traditionnelles dont on prit conscience au 20e siècle. Cependant Testart rejette explicitement le marxisme comme méthode permettant d’expliquer cette évolution. Selon la conception matérialiste, marxiste, « La production des idées, des représentations et de la conscience est d’abord directement et intimement mêlée à l’activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle. »3 Mais, pour Testart, si l’évolution technique, les causalités environnementales et démographiques, les relations avec des peuples voisins jouent un rôle évident, les liens de parenté, les obligations sociales liées au mariage « suffisent à expliquer tout – ils expliquent jusqu’à la forme de l’économie »4, sans qu’ils aient eux-mêmes à être expliqués par les conditions matérielles dans lesquelles les hommes vivent, ou par leur histoire. Ainsi Testart propose-t-il d’expliquer la lente évolution technique au paléolithique par la structure sociale des chasseurs-cueilleurs nomades d’alors, dont il suppose qu’elle ressemblait à celle des aborigènes australiens d’aujourd’hui5, chez qui les maris, parce que leur production est accaparée par la famille de leur épouse, qui vient d’un autre groupe de la société, ne sont pas incités à améliorer leurs techniques de production. Alors que Testart donne souvent une explication matérialiste à l’évolution de telle ou telle société, il couronne ses raisonnements d’un principe général – les liens de parenté suffisent à tout expliquer, y compris l’économie – qui l’amène à une position qu’en philosophie on nomme idéalisme, par opposition au matérialisme, car il fait procéder la réalité concrète, sociale ou matérielle, de la représentation que les hommes s’en font.
Testart nous ramène ainsi aux vieilles conceptions bourgeoises apparues à la fin du 18e siècle, selon lesquelles les idées mènent le monde. Cependant les liens de parenté, les obligations matrimoniales ne naissent pas de rien, mais de la nécessité pour les premières sociétés humaines de s’organiser afin d’assurer ne serait-ce que la reproduction biologique du groupe, ce qui est la base de l’économie. De même les systèmes de dons, d’échanges dans un certain nombre de sociétés peuvent être compris comme répondant à la nécessité à la fois économique et sociale de tisser des liens entre leurs membres, de les renforcer afin d’assurer leur pérennité, tout en garantissant un certain équilibre dans la répartition des ressources. On pourrait aussi objecter à cette manière de poser les problèmes à l’envers que, si les structures sociales du type de celles des aborigènes ont disparu partout sauf en Australie, c’est peut-être qu’elles étaient devenues un obstacle au développement et à l’usage de nouvelles techniques, plus efficaces, tandis que les structures des sociétés qui se sont alors développées permettaient aux hommes de profiter pleinement de ces nouvelles techniques. La relation entre l’économie et la structure de la société (l’État, le droit quand ils existent, les coutumes, les représentations religieuses, mythologiques, l’idéologie en général ) doit se comprendre de façon dialectique et historique, c’est-à-dire dans son évolution et dans les contradictions de tous ordres qui en sont le moteur.
Pour survivre, les hommes doivent agir sur la nature. Ils le font en fonction des forces productives dont ils disposent et des organisations sociales qu’ils ont construites, dans lesquelles les techniques, la division du travail, les échanges évoluent. Cette évolution permanente fait naître au sein des sociétés de nouvelles contradictions qui donnent lieu à de nouveaux changements, à des évolutions et des révolutions, sources de nouveaux développements. Chaque génération s’élève ainsi sur les épaules de la précédente, construit son monde à partir des conditions qu’elle a trouvées pour vivre et croître et, agissant ainsi à son tour, elle modifie son propre environnement matériel, social, économique, se modifie elle-même et celle qui lui succédera. Que cela se fasse, selon les lieux, les circonstances, les groupements humains considérés, à des rythmes plus ou moins lents au regard de l’histoire de l’humanité, de façon plus ou moins perceptible même aux yeux d’un observateur d’aujourd’hui, et avec des résultats divers d’un groupe à l’autre, ce n’en est pas moins un fait indiscutable.
Pour Alain Testart cependant, « il n’est pas besoin de concevoir un mécanisme pour penser l’évolution des sociétés », « l’action humaine (de l’homme en société, agissant sur la société) est une condition nécessaire et suffisante de l’évolution des sociétés »6. Que l’action humaine soit nécessaire et suffisante, c’est une évidence. Les sociétés évoluent parce que les hommes les font évoluer, en fonction de ce qu’ils pensent. Encore faut-il déterminer quelles sont les idées qui émergent dans leur cerveau. Ces idées, ils ne peuvent les former qu’en fonction de leur place dans la société, des rapports qu’ils entretiennent avec les autres, de leur environnement, technique, démographique, et aussi de l’histoire et de la culture qu’ils se sont construites. Les structures sociales, les liens de parenté ne sont qu’un élément du tableau.
À partir de ce que l’on sait des 50 000 dernières années, on constate que, au-delà des évolutions particulières de chaque société, l’évolution globale des sociétés humaines s’explique fondamentalement par le développement des forces productives, par l’évolution des techniques que les hommes et les femmes mettent en œuvre. La quasi-totalité des sociétés de chasseurs-cueilleurs qui occupaient la planète au paléolithique supérieur ont ainsi fini par laisser la place, sauf en quelques endroits où cela n’a alors pas été possible (dans les déserts, sur la banquise), aux sociétés pratiquant l’agriculture et l’élevage à grande échelle. L’apparition d’un surproduit social permanent, la division du travail plus poussée ont entraîné des bouleversements dans les organisations sociales, dans les rapports humains et dans les liens de parenté. Mais ce néolithique, cette première révolution économique qui s’est étalée sur des millénaires, a été suivie de bien d’autres, pour conduire in fine aux sociétés industrielles modernes. Ce développement historique global, déterminé par l’évolution des forces productives, s’est fait au travers d’une multitude de sociétés aux trajectoires historiques particulières, qui, pour des raisons qu’il faudrait analyser en détail dans chaque cas, se sont séparées ou entremêlées, se sont imposées ou ont disparu, donnant à chaque société considérée son propre caractère.
La diversité des sociétés de la préhistoire
Dans son livre paru en 2020 Et l’évolution créa la femme, Pascal Picq, qui s’appuie largement sur Alain Testart, critique lui aussi à plusieurs reprises le marxisme en remettant en cause le lien entre l’économie et l’organisation sociale. Il écrit ainsi : « Les connaissances récusent l’évolutionnisme social naïf et idéologique et, surtout, le déterminisme qui prévaut encore entre système économique et organisation sociale hérité de la pensée marxiste. Cette dernière conserve son importance. Mais on voit bien que, pour les mêmes économies et les mêmes moyens de production, les systèmes sociaux diffèrent considérablement, et plus encore en ce qui concerne la condition des femmes. » Pascal Picq fait dire au marxisme qu’à un niveau de technologie correspond un seul type de société. En cela, il envisage le marxisme comme un matérialisme ossifié, mécanique et non dialectique, ce qui est peut-être une conséquence des ravages opérés par le stalinisme dans le domaine de la pensée scientifique, qu’il caporalisa et qui remplaça le matérialisme dialectique par une scolastique qui cherchait à tordre la réalité pour qu’elle rentre dans des cases prédéfinies.
En réalité, la critique de Testart, de Picq et de quelques autres n’a rien de nouveau ni d’original. C’est un vieux débat qu’avait réglé Marx lui-même. Il écrivait en 1845 : « À chaque stade se trouvent donnés un résultat matériel, une somme de forces productives, un rapport avec la nature et entre les individus, créés historiquement et transmis à chaque génération par celle qui la précède, une masse de forces de production, de capitaux et de circonstances, qui, d’une part, sont bien modifiés par la nouvelle génération, mais qui, d’autre part, lui dictent ses propres conditions d’existence et lui impriment un développement déterminé, un caractère spécifique. » 7 Les hommes agissent, développent leurs techniques, modifient leurs relations sociales comme les relations qu’ils ont à l’extérieur de leur groupe, en un mot modifient leur société tout en étant conditionnés par elle, c’est-à-dire par les rapports qu’ils nouent et entretiennent entre eux.
Georges Plekhanov, à qui revint la tâche d’introduire le marxisme en Russie, discuta lui aussi de ce qu’a de fondamentalement dialectique la conception marxiste de l’évolution des sociétés humaines, en particulier dans les relations que des sociétés contemporaines entretenaient entre elles, le « milieu historique ». Il affirmait en 1895 : « Le clan est un type de communauté propre à toutes les sociétés humaines à un certain degré de leur évolution. Mais l’influence du milieu historique différencie fort le destin des clans dans les différentes tribus. Elle leur confère des traits pour ainsi dire individuels. Elle en ralentit ou elle en accélère la dissolution. Elle différencie notamment le processus de celle-ci ; et cette différenciation conditionne celle des formes sociales qui se substituent au clan. »8 Cela revient à dire que les sociétés préhistoriques, qui ont une longue histoire, sont elles-mêmes un produit de l’histoire.
L’influence du processus historique sur la différenciation des sociétés est une évidence, y compris quand on observe un tant soit peu les sociétés capitalistes modernes, qui ont à la fois des traits communs et des traits différents. Le même mode de production se décline différemment en fonction de l’histoire particulière de chaque pays, en relation avec les autres, ce que Trotsky appelait le développement inégal et combiné, qui fait de l’histoire des sociétés, non pas des histoires linéaires indépendantes, mais une histoire entremêlée, chaque société avançant autant du fait de la dynamique de ses propres contradictions que sous l’influence de ses voisines, de leurs propres contradictions ainsi que, à un autre niveau, des contradictions générales du mode de production qu’elles ont en partage.
Le néolithique, un changement fondamental
Au début du paléolithique supérieur, littéralement l’âge de la pierre ancienne en référence aux outils de pierre utilisés à cette période, plusieurs espèces humaines peuplaient encore la Terre. Seul Homo sapiens traversa cette période, ayant assimilé et/ou supplanté les autres espèces. Dans ces sociétés du paléolithique supérieur, les forces productives étaient encore si peu développées qu’il ne pouvait pas y avoir d’exploitation ni de division de la société en classes. La cohésion de ces sociétés n’était pas assurée par un État, une autorité publique spéciale s’imposant à ses membres, coupée de ceux-ci. Ces sociétés s’administraient elles-mêmes et ne pouvaient fonctionner que sur la base de la coopération. L’un des premiers problèmes des sociétés les plus primitives était d’assurer la survie du groupe et sa reproduction, ce qui d’une manière ou d’une autre mettait les femmes au centre de la société et ne pouvait pas conduire systématiquement à leur oppression, ce qu’ont confirmé un certain nombre d’observations ethnologiques. Avec un degré de développement des forces productives relativement faible, en ayant en commun l’absence d’exploitation du travail d’autrui, les hommes ont pu construire, dans des situations très diverses et pour des raisons qu’il faudrait pouvoir analyser en particulier, des structures sociales, des cultures très variées qui, au sein de cette même période du paléolithique, ont à leur tour ouvert certaines possibilités d’évolution que d’autres ne permettaient pas. La même cuisson de l’argile donnera des statuettes au paléolithique supérieur et, quelques millénaires plus tard, des vases permettant le stockage.
Le néolithique, littéralement l’âge de la pierre récente, que l’on disait auparavant de la pierre polie, s’étala sur plusieurs millénaires, une période pendant laquelle les populations apprirent à stocker la nourriture, certaines se sédentarisèrent. Les jardins qui existaient probablement à la fin du paléolithique dans certaines sociétés, on parle de sociétés horticoles, furent remplacés par des champs irrigués, à la terre fendue par des araires. La division du travail s’accrut, devint un phénomène général, et non plus marginal ou ponctuel. Le surplus de la production que permettaient les nouvelles techniques permit à des groupes humains au sein de ces sociétés de se libérer de la production alimentaire. Il devint l’enjeu de la lutte entre des classes sociales opposées en train d’apparaître. Chose impossible jusque-là, le travail d’autrui devint exploitable et ceux qui se mirent à dominer finirent par mettre en place un organe de contrainte sociale que l’humanité n’avait jamais connu jusqu’alors, l’État, ayant pour fonction essentielle de maintenir un certain équilibre dans des sociétés en proie à des contradictions de plus en plus violentes, tout en préservant les intérêts des couches sociales dominantes et possédantes.
Cette préhistoire, des débuts du paléolithique supérieur au néolithique, a vu se succéder environ 1 500 générations d’hommes et de femmes, qui se sont organisées dans des milliers de sociétés, qui ont connu des dynamiques de développement fort variées quant à leur rythme et aux degrés qu’elles ont atteints, qui ont toutes connu des évolutions particulières sur pratiquement l’ensemble de la planète, dans tous les environnements, dans toutes les conditions matérielles possibles.
En observant les peuples dits traditionnels, ces centaines9 de peuples sans État ayant survécu jusqu’à aujourd’hui ou ayant été observés dans les deux ou trois siècles derniers, on sait que ces sociétés ont pu être celles de chasseurs-cueilleurs, de nomades, de semi-sédentaires ou de sédentaires, des sociétés pratiquant l’horticulture à divers degrés, avec ou sans richesse, avec ou sans propriété autre que celle fondée sur l’usage. L’esclavage n’existait que dans certaines de ces sociétés sans État, dont l’économie était très particulière. Pour ces sociétés sans État, sont distingués au moins trois systèmes politiques, celui où l’autorité est basée sur la reconnaissance, l’influence ou la richesse, celui de la démocratie primitive, basée sur les conseils, comme chez les Iroquois décrits par Morgan, et celui dit en organisation lignagère, en lignée héréditaire, de façon patrilinéaire ou matrilinéaire, conférant le pouvoir à l’individu le plus ancien de la lignée.
La diversité des sociétés préhistoriques est en réalité plus vaste, car il faudrait tenir compte de toutes celles, l’immense majorité, qui ont disparu sans laisser de traces ni écrites bien sûr, ni archéologiques, qu’il est impossible de décrire de façon détaillée parce qu’elles ont fusionné avec d’autres, ou parce qu’elles ont évolué pour donner des sociétés plus modernes, celles qui ont inventé les États et qui ont fait entrer l’humanité dans l’histoire proprement dite. Les sociétés observées par les ethnologues sont celles dont l’évolution n’a pas pris cette voie, parce que le milieu dans lequel elles existent ne l’a pas rendu nécessaire ou ne l’a pas permis. Et encore, celles qu’on peut observer aujourd’hui sont celles qui ont survécu à la poussée des sociétés modernes, capitalistes, de leur colonialisme et de leur impérialisme. Elles n’ont pas pu survivre à cette poussée sans évoluer.
Non, l’oppression des femmes n’a pas toujours existé !
En ce qui concerne les relations entre les hommes et les femmes, de nombreux scientifiques affirment aujourd’hui que rien ne permet de penser que les sociétés humaines ont d’abord existé sous la forme d’un matriarcat primitif, où les femmes auraient dominé l’ensemble de la communauté en y disposant des leviers du pouvoir. Un tel matriarcat ne se rencontre dans aucune société observée par les ethnologues et aucun indice archéologique n’y conduit. Engels ne parlait d’ailleurs pas non plus de matriarcat. Mais le fait que les femmes ne dominent pas ne veut pas dire qu’elles sont opprimées. Ainsi Heide Goettner-Abendroth, dans son livre Les sociétés matriarcales10, limite le sens du mot matriarcat, en affirmant que les sociétés qu’elle décrit ne sont pas des sociétés où les femmes dominent les hommes, un patriarcat inversé, mais des sociétés égalitaires, y compris entre les sexes, et organisées autour des femmes.
En ce qui concerne la division sexuelle du travail, c’est-à-dire la répartition entre les sexes des tâches nécessaires à la survie du groupe, celle-ci semble commune à la quasi-totalité des sociétés dites traditionnelles observées, y compris les plus égalitaires des chasseurs-cueilleurs, y compris les sociétés horticultrices décrites par Heide Goettner-Abendroth. Cela conduit à penser, comme Engels l’avait déjà noté dans L’origine de la famille, qu’une telle division devait probablement exister de façon élémentaire avant le néolithique.
L’existence de la division sexuelle du travail, comme l’absence de sociétés dominées exclusivement par les femmes, ont conduit des scientifiques à chercher des sociétés primitives ignorant les classes sociales où les femmes seraient opprimées. Ils estiment en avoir trouvé en nombre, que ce sont des « faits irréductibles et incontestables ». Nombre de ces observations sont contestées par d’autres scientifiques. Mais, au-delà des controverses de spécialistes, ce sont les interprétations que certains en font et les conclusions qu’ils en tirent que nous considérons comme entachées par les pressions du moment.
Selon eux, la domination masculine est une caractéristique commune aux sociétés préhistoriques, et donc à toutes les sociétés connues ayant existé jusque-là. Ils tirent cette conclusion de leurs observations, malgré toute la diversité des organisations sociales des sociétés préhistoriques, malgré les observations et les interprétations contraires, malgré les millénaires écoulés, malgré les milliers de sociétés disparues sans laisser de trace. Ils réintroduisent, consciemment ou pas, mais par la bande, la « nature humaine », ou tout au moins ils font de cette oppression un trait invariant des sociétés humaines, comme si ces dernières n’avaient de ce point de vue pas d’histoire. Les partisans du structuralisme au milieu du 20e siècle, qui cherchaient à la suite de Claude Lévi-Strauss à n’étudier que la « structure » des sociétés au travers de traits invariants, niaient déjà de fait, par leur choix de sociétés « sans histoire », que l’histoire ait un sens, et que celui-ci conduise l’humanité à la possibilité de se débarrasser de la société de classes, et donc de renverser le système capitaliste. Pascal Picq, prenant comme référence le mode de vie des grands singes, conclut, malgré quelques précautions d’usage, que « toutes les données de l’éthologie [l’étude des comportements animaux] comme de l’ethnographie inclinent vers des sociétés dominées par la violence des mâles et la coercition des femmes ». Il présente même la domination masculine comme une constante dans l’histoire des sociétés préhistoriques, avec des différences de degrés, soit avec « des sociétés de plus en plus violentes, notamment à l’encontre des femmes », soit avec « une accentuation de la violence vers la fin de la préhistoire ». Dans sa démonstration, il fait néanmoins preuve de prudence, car il admet non seulement que les ethnologues voient les choses avec les lunettes que la société leur a posées sur le nez, avec leurs propres préjugés, mais il doit aussi tenir compte des nombreuses « exceptions » observées dans tous les types de sociétés dites traditionnelles. Finalement, si dans un certain nombre de sociétés, qu’elles soient celles de chasseurs-cueilleurs ou qu’elles soient horticoles, les femmes sont méprisées, rendues en quelque sorte invisibles, violentées, ou ont très peu de pouvoir, c’est donc loin d’être systématique. Aussi, quand Pascal Picq écrit que « l’espace des possibles sociétaux ne se joue pas entre des sociétés dominées par des femmes/matriarcat ou des hommes/patriarcat, on va plutôt d’une situation d’égalité entre femmes et hommes à des inégalités de plus en plus marquées, jusqu’à des formes très coercitives d’antagonisme social », il résume l’état des recherches et des études des scientifiques de la préhistoire. Mais quand il conclut cette même phrase par : « toutes ces sociétés étant dominées par les hommes », il fait un choix, non pas ethnologique, mais en réalité politique, idéologique, de présenter les choses sous l’angle de la domination invariante des hommes. Cette attitude correspond à certaines tendances idéologiques actuelles qui, faisant du patriarcat la cible de tous les combats, décident d’ignorer la nécessité de renverser le système capitaliste pour pouvoir en finir avec l’oppression des femmes.
On ne peut d’ailleurs juger de l’oppression des femmes dans les sociétés dites traditionnelles avec l’idée qu’on en a aujourd’hui. Dans les sociétés que les ethnologues ont décrites, les sphères d’activité des hommes et des femmes semblent souvent très séparées mais complémentaires, les hommes accaparant les sphères du politique, des relations avec les autres groupes, qu’elles soient pacifiques ou guerrières, les femmes ayant des pouvoirs réels dans la production de nourriture. Sans doute, avec au début du néolithique l’apparition de la richesse stockée, accumulée, plus encore avec l’apparition des classes sociales et de l’exploitation du travail d’autrui, les relations extérieures, la guerre, les échanges devenant fondamentaux pour le développement des sociétés, ces différences deviendront des vecteurs de domination des hommes sur les femmes, les femmes étant reléguées à la production de nourriture et à la reproduction de la force de travail.
Le choix de Pascal Picq et d’autres, redisons-le, est plus social et politique que scientifique. Celui que nous faisons l’est aussi, mais il s’inscrit, lui, dans la perspective de la lutte consciente de l’humanité pour s’affranchir de toutes les formes d’oppression et d’exploitation. Ce n’est qu’avec le néolithique que l’oppression des femmes est devenue systématique, un fait général, en changeant de caractère sous la pression de l’évolution des forces productives, où, « même à la maison, ce fut l’homme qui prit en main le gouvernail ; la femme fut dégradée, asservie, elle devint esclave du plaisir de l’homme et simple instrument de reproduction »11, un changement global et déterminant pour l’humanité.
Ce choix, qui est au cœur du marxisme, permet d’armer politiquement ceux qui sont révoltés par l’oppression des femmes et qui cherchent une solution. En comprenant que cette oppression est le produit de l’évolution des forces productives à un stade qui a vu naître l’accumulation de richesses et l’exploitation, on comprend qu’on n’en finira avec une telle oppression qu’en en finissant avec la nécessité d’accumuler et d’exploiter. En renversant le capitalisme, en organisant rationnellement l’économie à l’échelle de la planète, la classe ouvrière sera en mesure de construire un monde où chacun recevra selon ses besoins et travaillera selon ses capacités, quel que soit son état de santé, un monde où les structures collectives permettront aux femmes de sortir définitivement du foyer et de participer pleinement à la vie publique, un monde où les unions ne se feront pas selon des contraintes économiques. Ce n’est qu’à ces conditions que l’égalité entre tous pourra devenir réelle y compris entre les sexes.
20 juin 2023
1Pour la science n° 537, juillet 2022, dossier p. 36-47 ; Pascal Picq, Et l’évolution créa la femme, Odile Jacob, 2020..
2Introduction de 1891 à la réédition de L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État.
3Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande, 1845.
4Commentaires d’Alain Testart sur son livre Le communisme primitif, 1985.
5Alain Testart, Avant l’histoire, Gallimard, 2012.
6 Ibid.
7Marx et Engels, L’idéologie allemande, 1845.
8Plekhanov, Essai sur le développement de la conception moniste de l’histoire, chapitre V, 1895.
9Amnesty International parle de 5 000 peuples autochtones représentant aujourd’hui près de 500 millions de personnes, la définition de peuples autochtones étant large.
10Paru chez Des femmes-Antoinette Fouque en 2019.
11 L’origine de la famille, chapitre II.3