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États-Unis : après les élections de mi-mandat
L’année dernière, à l’approche des élections de mi-mandat, les sondages montraient que Biden était aussi impopulaire que Trump. Les conditions de vie étant de plus en plus dégradées du fait de l’inflation et des autres problèmes de l’économie, il semblait que le Parti démocrate, qui détenait tous les leviers du pouvoir fédéral, allait payer le prix fort dans les urnes.
Mais les démocrates ont échappé à la claque électorale prédite par les commentateurs. Non seulement ils ont gardé le contrôle du Sénat, mais ils y ont gagné deux sièges. À la Chambre des représentants, ce fut une courte défaite, avec une perte de seulement cinq sièges sur 435. En outre, ils ont remporté plusieurs élections décisives de gouverneurs. Ils ont probablement bénéficié de la récente décision de la Cour suprême d’annuler l’arrêt Roe v. Wade et donc le droit à l’avortement. Quant aux républicains, ils ont certainement été handicapés par des candidats farfelus au Sénat et aux postes de gouverneurs dans des États-clés.
Dans l’ensemble, le taux de participation a approché 48 %, ce qui en fait le deuxième taux à une élection de mi-mandat en près d’un siècle, après celui de 2018. Dans le même temps, dans les grandes villes considérées comme des bastions démocrates, la participation a été en forte baisse. À Chicago, où elle avait atteint 60,7 % des inscrits en 2018, elle s’est écroulée à 46,1 %. Même évolution à Cleveland, où elle est passée de 54,5 % à 46,1 % ; à Philadelphie, de 52 % à 47 % ; dans le comté de Los Angeles, de 57 % à 43,9 % ; ainsi qu’à New York et à Detroit, passant de 41 % à 33 % dans les deux villes.
Si les républicains n’ont finalement obtenu qu’une faible majorité en sièges à la Chambre des représentants, leur avance sur les démocrates se chiffre à 3,5 millions de voix, ce qui constitue une inversion de la répartition traditionnelle de leurs électorats respectifs. Par ailleurs, les gains des républicains ont été répartis de manière plus ou moins homogène dans les différentes circonscriptions. Dans celles déjà acquises aux républicains, ceux-ci ont vu leur score progresser, tandis que dans celles considérées comme des bastions démocrates, ces derniers ont perdu des voix.
Si les gros titres de la presse ont surtout retenu les bons résultats des démocrates, les analystes des deux partis ont rapidement souligné que les élections de 2022 marquaient une nouvelle forte poussée vers la droite.
Cela dit, parler de « gauche » et de « droite » à propos des démocrates et des républicains n’est pas approprié. Ces deux grands partis ont été les seuls à alterner au pouvoir pour diriger l’appareil d’État de la bourgeoisie au cours des 166 dernières années. En effet le système électoral américain favorise le bipartisme. Les termes « gauche » et « droite » sont devenus des étiquettes utilisées pour distinguer les discours et les électorats des deux partis bourgeois. Ainsi, les travailleurs se sont rangés dans le camp des démocrates pendant une bonne partie du 20e siècle et les couches plus aisées dans celui des républicains.
Quoi qu’il en soit, le soutien de la classe ouvrière aux démocrates ne cesse de diminuer depuis des années et, à l’approche des élections, cette tendance s’est confirmée : le vote ouvrier pour les démocrates a baissé de près de 15 % en 2022.
Le glissement des travailleurs blancs vers le camp républicain n’est pas nouveau. Il remonte au moins à l’élection de Reagan en 1980, voire plus loin encore. Mais, en 2022, l’écart en faveur des républicains a été de 33 points, soit 8 points de plus qu’en 2020.
Le recul des démocrates dans les électorats noir, latino et asiatique a été beaucoup moins important mais, à bien des égards, il pèse encore plus lourd. En grande majorité issus de la classe ouvrière, ces électeurs constituent depuis longtemps une sorte de socle sur lequel les démocrates comptent. En 2022, 80 % de l’électorat noir votait démocrate – ce qui reste considérable – mais ce résultat représente une baisse de sept points depuis les dernières élections de mi-mandat et s’inscrit dans la continuité de l’érosion qui a suivi la période 2008-2016, durant laquelle entre 90 et 97 % des Noirs votaient démocrate. Quant au vote hispanique, il s’est porté à environ 60 % sur les démocrates, soit une baisse de 10 points en quatre ans. Enfin, les électeurs d’origine asiatique ont voté démocrate à 64 %, soit une baisse de 7 points. Bien que ces classifications ethniques ignorent les classes sociales, la tendance qui apparaît ici correspond aux résultats obtenus dans des circonscriptions ouvrières où les communautés noire, latino ou asiatique sont importantes.
Un grand nombre de responsables et d’analystes démocrates ont discuté ouvertement du problème cette année. Dans un article paru dans Politico le 26 octobre, l’un d’eux a ainsi déclaré : « Si les démocrates ne peuvent pas gagner dans le Nevada, on peut se plaindre des travailleurs blancs tant qu’on veut, mais en réalité nous avons un problème de fond avec toute la classe ouvrière. Il nous faut la reconquérir, indépendamment de la race. » Dans l’État du Nevada, les travailleurs noirs et latinos représentent près de la majorité du corps électoral. La défaite le 8 novembre de Steve Sisolak, gouverneur sortant, illustre donc parfaitement cette analyse.
Dans le comté de Macomb, dans le Michigan, autrefois un bastion du syndicat de l’automobile UAW et du Parti démocrate, les responsables démocrates locaux ne se sont pas contentés de mentionner le problème : ils ont reproché aux comités de campagne de leur parti d’avoir diminué les fonds et les moyens des quartiers ouvriers comme les leurs, dans le Michigan et aussi dans l’Ohio, en Floride et au Texas, trois États où l’on a constaté un recul notable du vote démocrate dans les quartiers ouvriers latinos. Les démocrates de Macomb ont reproché à la direction nationale du parti de consacrer son temps et son argent aux banlieues aisées où vit la petite bourgeoisie, qui sont devenues la nouvelle cible électorale du parti, tournant le dos à leur base traditionnelle, les quartiers ouvriers.
Les Démocrates : un parti « progressiste » qui a longtemps ratissé large
À ses débuts, le Parti démocrate était le parti des esclavagistes et, dans une certaine mesure, il est resté marqué par ces racines jusque tard dans le 20e siècle. Mais, à partir des années 1930, il a commencé à se reconstituer en tant que parti favorable aux réformes, intégrant divers mouvements sociaux, répondant à certaines de leurs revendications, tout en les intégrant au cadre de l’État bourgeois. Dès ses premiers pas, le syndicat CIO fut mis sous l’égide du Parti démocrate, tout comme les mouvements des métayers du Sud et d’une partie des agriculteurs pauvres du Nord. Durant la Deuxième Guerre mondiale, ils furent rejoints par une population noire qui luttait non seulement pour les droits civiques, mais aussi pour l’accès à l’emploi et à de meilleurs logements. Ce mouvement de la population noire pour des droits politiques et sociaux que la société bourgeoise lui avait longtemps refusés déclencha d’autres mouvements similaires parmi les diverses nationalités opprimées qui composaient le patchwork de la classe ouvrière aux États-Unis.
Le Parti démocrate s’est attribué le mérite des réformes et des avancées que ces mouvements ont arrachées à la bourgeoisie pendant la longue période où l’hégémonie de l’impérialisme américain, générant un surplus de richesses, permettait cette redistribution. Quels qu’aient été les tensions et les antagonismes – et ils étaient nombreux – entre les différents groupes composant le monde du travail, leur regroupement au sein du Parti démocrate semblait offrir une voie sur laquelle chacun pouvait poursuivre la lutte pour « le progrès ». De 1932 à 1980, le Parti démocrate domina la scène politique, les républicains ne jouant un rôle significatif que pendant l’intervalle de la période du maccarthysme, la chasse aux sorcières contre les communistes, au début des années 1950.
Avec le début de la crise économique en 1971, puis son aggravation à la fin des années 1970, la situation des travailleurs commença à se dégrader. Pour l’État de la bourgeoisie, l’heure n’était plus à distribuer des miettes pour maintenir la paix sociale. Frappée par la crise, la classe capitaliste attendait d’abord de l’État qu’il l’aide à maintenir ses profits, et cela impliquait d’abaisser le niveau de vie des travailleurs. Il fallait donc démanteler les programmes sociaux et les services publics créés pendant la longue expansion de l’après-guerre. Le Parti démocrate, en loyal serviteur de la bourgeoisie, fut en première ligne pour mener ces attaques. L’une des premières attaques importantes fut la faillite de la ville de New York en 1975, qui frappa durement les employés, les programmes sociaux et les services municipaux. Cette attaque fut supervisée par deux maires démocrates successifs. En 1978-1979 puis dans les années 1980, des pressions furent exercées sur les travailleurs de l’automobile pour qu’ils acceptent toute une série de concessions lors du renouvellement de leurs contrats. D’abord présentées comme temporaires, ces concessions furent ensuite rendues permanentes, et rapidement étendues au reste de la classe ouvrière. Et, là encore, l’attaque fut conduite par des politiciens démocrates, qui justifiaient les nouveaux contrats au nom de la sauvegarde des emplois dans l’industrie automobile.
Pour décourager les travailleurs de faire valoir leurs revendications salariales au travers de grèves, les deux grands partis bourgeois se relayèrent. En 1981, les démocrates passèrent la main aux républicains, et Ronald Reagan mit tout le poids de l’État pour briser la grève des contrôleurs aériens. Les caciques du Parti démocrate et des syndicats prétendent que Reagan fut à l’origine du déclin constant qui s’est poursuivi jusqu’à aujourd’hui. En fait, la porte fut ouverte dès 1978, lorsque le président démocrate Jimmy Carter tenta d’utiliser la loi antisyndicale Taft-Hartley, adoptée à l’ère McCarthy, pour briser une grève dans les mines de charbon qui dura 110 jours. Le dégoût des travailleurs envers Carter, après ce qui apparaissait comme une trahison, ne fut pas pour rien dans la victoire éclatante de Reagan en 1980.
Entre les travailleurs et la bourgeoisie, un fossé en passe de devenir un gouffre
La crise dans laquelle l’économie américaine est plongée depuis un demi-siècle a entraîné un effondrement du niveau de vie de la classe ouvrière.
En 2022, le salaire horaire minimum au niveau fédéral était de 7,25 dollars. S’il avait suivi le rythme officiel de l’inflation depuis le pic de sa valeur réelle en 1968, il aurait été de 12 dollars. Et s’il avait suivi le rythme de la croissance de la productivité depuis 1968, comme entre 1938 et 1968, il aurait été de près de 26 dollars en 2022.
L’évolution du salaire minimum illustre le fossé qui s’est creusé entre la classe ouvrière et les couches aisées au cours du dernier demi-siècle. Presque tous les gains de la croissance économique depuis le début de la crise ont été absorbés par la plus-value et les mille et une manières dont cette plus-value est répartie au sein des classes riches de cette société.
Cette évolution s’est poursuivie jusqu’aux élections de 2022. En 2021, dernière année pour laquelle on dispose de données, la marge bénéficiaire nette des entreprises a été de 9,5 %, soit la valeur la plus élevée jamais enregistrée. Cette même année, la rémunération moyenne des PDG des 350 plus grandes entreprises a été 399 fois plus élevée que celle des salariés. En 1965, elle n’était « que » 20 fois plus élevée.
La condition des travailleurs se détériore non seulement par rapport à celle des classes aisées, dont la situation s’améliore nettement, mais aussi en termes absolus. L’inflation a grignoté la valeur réelle des salaires. Selon le département américain du Travail, le salaire horaire médian réel est au même niveau qu’en 1973. Lorsqu’il y a eu des augmentations, elles ont presque toutes bénéficié au décile supérieur de l’échelle des revenus. Ceux qui se situent dans les 40 % inférieurs ont vu leurs salaires baisser. De plus, les chiffres de l’inflation sont trafiqués et donnent une image déformée de la situation. Qui plus est, ces chiffres ignorent tous les autres facteurs qui ont réduit le revenu réel des travailleurs, à commencer par l’élimination des pensions et d’autres avantages sociaux autrefois considérés comme faisant partie de la masse salariale, ainsi que l’énorme augmentation des frais médicaux, qui constituent une ponction sur les revenus.
Les statistiques gouvernementales masquent la réalité. En témoigne le taux de chômage officiel avant les élections de 2022, de 3,5 % de la population active. Or, 37 % de la population en âge de travailler est exclue de ce que le gouvernement considère comme la population active. De nombreuses personnes sont exclues de ce comptage : celles qui s’occupent d’enfants en bas âge, dans un pays où il n’existe pas de structures d’accueil publiques ; celles dont les compétences et diplômes sont insuffisants pour occuper les emplois disponibles, dans un pays où le système scolaire public est incapable d’apprendre à lire à 40 % des enfants des écoles des grandes villes ; ou encore les personnes handicapées à la suite d’accidents du travail, en raison de maladies professionnelles, voire par le Covid long qui a touché des millions de personnes, les empêchant de travailler, dans le pays affichant le pire taux de décès par Covid de tous les pays développés. Sont également exclues de la population active les personnes trop âgées pour être embauchées, mais qui n’ont pas encore atteint l’âge pour toucher les maigres aides sociales versées aux seniors. Les entreprises de la high-tech, en particulier le commerce en ligne et ses entrepôts, recherchent des travailleurs jeunes, forts, agiles et rapides, dont une grande partie sont relégués à des emplois temporaires ou à temps partiel, à des contrats ou à des emplois de type Uber.
Les difficultés immédiates des travailleurs ont été aggravées par la dégradation sur le long terme des services publics et l’élimination ou la privatisation des services sociaux. Lors des élections de 2022, les services publics comptaient près d’un million de travailleurs de moins que juste avant la pandémie. La classe capitaliste, avide d’aspirer une part croissante des richesses produites, cherche à s’approprier une portion croissante des sommes que le gouvernement dépensait jusqu’alors pour les infrastructures, les programmes sociaux et les services publics. Derrière la vitrine de cette grande et riche démocratie américaine, il y a peu de lois qui limitent le temps de travail, il y en a encore moins qui prévoient le paiement des arrêts maladie, et il n’y en a aucune garantissant des congés payés. Autrement dit, tout cela dépend de la bonne volonté de chaque patron. On a pu voir comment cela se traduit concrètement en 2020, aux pires moments de la pandémie, lorsque la moitié des travailleurs des industries dites essentielles n’ont pas eu droit à un seul jour de congé payé. Voici donc un pays où le système de santé est de plus en plus contrôlé par des entreprises privées, qui peuvent refuser des soins médicaux à qui ne peut pas payer.
Telle est la réalité à laquelle est confrontée la population laborieuse aujourd’hui. Ses conséquences sont dramatiques. L’espérance de vie moyenne a diminué de près de deux ans et demi depuis 2019, après une baisse de deux ans en 2015-2016. Cela est imputable au Covid, certes, mais seulement en partie. Il y a tous les autres décès, dont beaucoup sont appelés par les médias « morts par désespoir » : suicides, homicides, overdoses, abus d’alcool… Au premier rang des victimes, les anciens combattants des guerres – déclarées ou non – menées par l’impérialisme américain, et leurs proches. Mais il y a aussi les jeunes gens abattus dans la rue après avoir intégré, faute de la moindre perspective d’avenir, tel ou tel gang de quartier. Il y a les quelque cinq mille personnes tuées chaque année dans des accidents du travail, et les milliers d’autres qui meurent de la mort lente causée par les fumées, les produits chimiques et les substances toxiques présentes sur leur lieu de travail. Il y a les tragédies des violences domestiques, qui sont la conséquence et le signe des pressions indicibles qui s’exercent au quotidien sur la vie des travailleurs.
Un encouragement pour l’extrême droite
Faute d’une autre possibilité pour exprimer son mécontentement, la population s’est longtemps contentée de voter contre tous ceux qui semblaient diriger l’État. Dans un contexte où les démocrates étaient au premier plan pour imposer une détérioration des conditions de vie, et en l’absence d’un parti représentant la classe ouvrière, la porte était ouverte à un démagogue comme Trump.
Donald Trump a su jouer sur le ressentiment éprouvé par beaucoup de gens du fait qu’ils étaient de plus en plus pauvres, marginalisés et méprisés par ceux d’en haut. Il a su toucher une population en plein désarroi, plongée dans une crise économique grandissante. Il a instrumentalisé la colère et la frustration des travailleurs, en tournant en dérision les institutions prétendument civilisées qui leur donnent des leçons et les regardent d’en haut : les chefs des deux grands partis politiques, les médias, les universités et leurs experts, les agences gouvernementales et leurs hauts fonctionnaires, voire les stars de Hollywood, etc. Il s’en est pris à tout le monde, sauf à ceux dont le contrôle sur la société a mené à la crise, c’est-à-dire à la classe capitaliste.
Trump a servi les capitalistes en mettant au grand jour toutes les idées violentes et dévalorisantes que renferme l’idéologie dans laquelle baigne la société : suprématie blanche, nativisme anti-immigrants, misogynie, intolérance envers la manière dont les gens vivent leur intimité, machisme et violence. Autrement dit, il a incité implicitement les gens à s’en prendre les uns aux autres. Et il a emballé tout cela dans le drapeau américain, le serment d’allégeance et la croix chrétienne qui décoraient ses réunions publiques.
Rien de tout cela n’a commencé avec Trump. Il suffit de penser au rituel des réunions syndicales dans des salles ornées du drapeau américain. Ces réunions commencent par la prière d’un prêtre local, souvent chrétien, et par le serment d’allégeance, ce verbiage patriotard pondu lors de la période McCarthy pour renforcer les attaques contre les militants communistes et syndicalistes. Chaque réunion syndicale qui commence ainsi entretient la soumission des travailleurs et leur loyauté à l’égard des dominants, et renforce les attaques contre eux-mêmes et toute leur classe.
Trump a-t-il transformé le Parti républicain de manière temporaire ou permanente ? Les républicains eux-mêmes n’en savent rien. Mais la question va bien au-delà du Parti républicain. Trump a donné à ses partisans une sorte de programme : se défendre en attaquant tous les « autres ». Ce faisant, il a courtisé consciemment l’extrême droite. Quand, après la série de rassemblements d’extrême droite à Charlottesville en 2018, il a dit qu’il y avait des « gens bien » dans cette foule (ce qu’il a répété plusieurs fois par la suite), il déroulait le tapis rouge au Ku Klux Klan, aux nazis et aux Proud Boys1.
Le problème dépasse la personne de Trump. Dans un nombre croissant de pays, des démagogues de son espèce jouent un rôle très similaire. Cela signifie que quelque chose, dans la situation internationale actuelle, sur les plans politique et économique, favorise ce mouvement vers la droite, renforçant les formations d’extrême droite existantes.
Aux États-Unis, des organisations comme le KKK, les nazis, la Black Legion, les Know Nothing, les mafias et les gangs font partie du paysage depuis longtemps2. La plupart du temps marginales mais toujours là, elles ont périodiquement joué un rôle de supplétifs pour renforcer la violence étatique : dans le Sud, pour réimposer l’esclavage pendant les décennies qui ont suivi la guerre de Sécession ; dans les quartiers d’immigrants, pour maintenir un ordre que la police était incapable d’imposer ; à Chicago, où le gang Black P. Stone Nation, de concert avec le maire démocrate Richard J. Daley, expulsa l’équipe SCLC de Martin Luther King du ghetto du West Side ; dans les régions minières, où les Pinkerton massacrèrent des mineurs comme les Molly Maguires ; ou à Centralia dans l’État de Washington, où l’American Legion exécuta des militants de l’IWW en 1919, et à Minneapolis où elle assassina des grévistes ; ou dans le Michigan en 1934, où la Black Legion tua des militants du syndicat UAW3. Et puis tous ceux, de Jimmy Hoffa à Dow Wilson, qui furent tués par la mafia.
Ces forces marginales ont toujours existé aux États-Unis, mais Trump leur a permis de gagner en crédibilité aux yeux de certains travailleurs. Si le climat devait à nouveau se détériorer, cette crédibilité pourrait leur donner un poids leur permettant d’amener une partie de la classe ouvrière à attaquer l’autre.
L’absence aux États-Unis d’un parti ouvrier, qui représenterait les intérêts tant immédiats qu’à long terme de la classe ouvrière, a constitué une opportunité pour un démagogue comme Trump, mais pourrait aussi jouer un rôle dans un développement de l’extrême droite au sein même de la classe ouvrière.
Une voix pour les travailleurs
Depuis l’époque d’Eugène Debs, il y a plus d’un siècle, il n’a pas existé d’organisation politique capable de s’adresser à tous les travailleurs, sur la base de leurs intérêts de classe immédiats et à long terme. Le Parti socialiste du temps de Debs ne le faisait pas, mais il constituait pour Debs une tribune qui lui permettait de s’adresser à la classe ouvrière à travers tout le pays, et il le fit avec un langage correspondant aux problèmes auxquels elle faisait face et aux possibilités dont elle disposait. Il affirmait qu’il avait confiance dans la capacité de la classe ouvrière à « détruire toutes les institutions capitalistes qui asservissent et avilissent et à rebâtir des institutions libres et humaines ». En pleine Première Guerre mondiale, lors du procès qui le conduisit en prison pour s’être opposé à l’entrée en guerre des États-Unis, il déclara : « Je ne suis pas un soldat capitaliste ; je suis un révolutionnaire prolétarien… Je suis opposé à toutes les guerres, à une seule exception… et, dans cette guerre-là, je m’engagerai corps et âme… je parle de la guerre mondiale de la révolution sociale. Dans cette guerre, je suis prêt à combattre de toutes les manières que la classe dominante rendra nécessaires, même sur les barricades. »
Aujourd’hui, il n’y a toujours pas de parti de la classe ouvrière. C’est même pire qu’à l’époque de Debs. Mais le but reste le même : ceux qui veulent mettre en place une nouvelle société et ont confiance dans la capacité de la classe ouvrière à le faire doivent trouver les moyens de s’adresser à elle, en parlant des problèmes actuels des travailleurs, mais en le faisant à partir de la perspective du combat que la classe ouvrière devra mener pour diriger la construction d’une société socialiste.
C’est exactement ce que des militants ont tenté de faire en utilisant les élections de 2022 dans le Michigan, le Maryland et l’Illinois pour parler au nom du WCP (Working Class Party – Parti de la classe ouvrière). Cette poignée de militants ne prétendent pas être le parti révolutionnaire dont on a besoin et qui n’existe pas encore. Ils ne peuvent certainement pas prétendre faire ce que Debs a pu faire grâce à sa propre expérience de la lutte des travailleurs et à l’activité de toute une génération de militants.
Mais ceux qui ont mené, dans ces trois États, la campagne pour un Parti de la classe ouvrière se sont au moins donné les moyens de dire ce qui devait l’être sur la dégradation de la condition ouvrière, sur la croissance des forces de droite et sur les possibilités dont dispose la classe ouvrière du fait de son rôle clé au cœur même du système de production et de tout ce qui lui est lié.
Ils ont dit la vérité : qu’il n’y aura pas de solution à la misère croissante tant que la classe ouvrière ne se préparera pas à la bataille.
Ils ont dit que la classe ouvrière a besoin de son propre parti politique et que rien ne peut le remplacer. Si ce parti n’existe pas encore, on peut le construire, les travailleurs le peuvent.
Les travailleurs ne peuvent pas compter sur les politiciens des deux grands partis ni sur le gouvernement avec son lourd appareil d’État. Pour régler tous ses problèmes, les plus immédiats, comme celui des salaires, aussi bien que les plus lointains, comme le type de société qu’elle veut pour ses enfants, la classe ouvrière doit s’organiser elle-même indépendamment des autres classes et de leurs politiciens.
Elle doit rassembler ses propres forces. La classe capitaliste essaye de semer la zizanie entre les travailleurs ; de les contaminer avec de la propagande, raciste, nationaliste, sexiste. Mais les travailleurs sont aussi divisés par d’autres facteurs : leurs luttes ont trop souvent été confinées à une industrie, voire à une entreprise, quand ça n’était pas à un site.
Plus les travailleurs surmonteront leurs divisions, plus ils deviendront puissants.
C’est la perspective dans laquelle la campagne de 2022 pour le WCP s’est placée. Les militants actifs lors de la campagne ont toujours affirmé que ces élections n’allaient pas permettre de surmonter la crise, et que ce serait vrai même si le WCP était bien plus important et même s’il recevait bien plus de voix. Les crises, les problèmes ne seront surmontés qu’au travers de combats menés par la classe ouvrière rassemblant ses propres forces.
Les résultats
Le WCP a présenté 14 candidats : onze dans le Michigan où il se présente depuis 2016, deux dans le Maryland où il a obtenu le droit de se présenter en 2020, et un dans l’Illinois, où ce droit a été obtenu en 2022. Dans le Michigan, Mary Anne Hering, candidate du WCP pour un mandat à l’échelle de l’État, a réuni 135 789 voix. Dans le Maryland, David Harding et Cathy White, candidats pour les postes de gouverneur et gouverneur adjoint, ont recueilli 17 154 voix. Dans l’Illinois, Ed Hershey, candidat au Congrès, a obtenu 4 605 voix. Autrement dit, au moins 157 548 personnes ont voté pour un candidat WCP.
Sans doute le vote WCP paraît-il faible, comparé à celui des deux grands partis qui vivent des milliards que leur déverse la classe capitaliste. Mais la possibilité de voter pour le WCP a fourni à des travailleurs de ces trois États un moyen d’exprimer leur accord avec la perspective d’un parti ouvrier, de dire qu’ils veulent leur propre parti. Ils se sont saisis de cette occasion en votant pour au moins un candidat du WCP. Dans un pays où il n’y a pas eu même un semblant de parti ouvrier depuis plus d’un siècle, c’est un espoir pour l’avenir.
Le WCP a certainement bénéficié du fait que les électeurs pouvaient voter pour lui comme simple moyen de protester contre les deux grands partis. Mais, dans le Michigan et le Maryland, il y avait d’autres petits partis. Dans le Maryland, les Libertariens, parti d’extrême droite, et les Verts. Dans le Michigan, quatre autres partis, dont les Libertariens et les Verts. À une exception près, le WCP a obtenu un meilleur score que les autres petits partis. Et Mary Anne Hering, candidate de notre parti à la direction de l’enseignement dans le Michigan, n’est pas seulement arrivée devant les quatre autres petits partis, elle a fait mieux qu’eux dans 80 des 83 comtés de l’État4.
On peut donc dire que, dans une certaine mesure, les gens qui ont voté pour le WCP ne votaient pas seulement contre les deux grands partis bourgeois, ils choisissaient l’orientation de leur protestation.
Ces campagnes ont planté un drapeau, aux couleurs des intérêts communs de toute la classe ouvrière et dénonçant le racisme, le nativisme et la misogynie véhiculés par les deux grands partis, que ce soit ouvertement par Trump, ou hypocritement par les autres. Ces campagnes ont permis d’affirmer que Trump ne sera pas seul à s’adresser aux travailleurs indignés par la situation, et que les démocrates ne seront pas laissés libres d’attirer le vote des travailleurs « parce qu’il n’y a pas d’autre choix ». Elles ont montré que la classe ouvrière peut avoir sa propre voix.
Celles et ceux qui ont mené ces campagnes ont confiance dans les capacités de la classe ouvrière à construire ses propres organisations politiques. À travers ces campagnes, ils estiment qu’un pas, si modeste soit-il, a été fait dans cette direction.
1Proud Boys : organisation d’extrême droite 100 % masculine, fondée en 2016 à New York.
2Black Legion : groupe proche du KKK, fondé dans l’Ohio dans les années 1930 et actif notamment autour de Detroit, dans le Michigan. Know Nothing : groupe protestant anti-immigration qui sévit de 1844 à 1860.
3Black P. Stone Nation : gang afro-américain, fondé dans les années 1950 à Chicago. Southern Christian Leadership Conference : organisation pour les droits civiques fondée en 1957 à Atlanta. Pinkerton : agence de détectives fondée à Chicago en 1850, servant de milice patronale et de briseuse de grèves. Molly Maguires : membres d’une organisation secrète de mineurs (souvent d’origine irlandaise) fondée en Pennsylvanie dans les années 1870. American Legion : association d’anciens combattants créée en 1919. Les Industrial Workers of the World, fondés en 1905 à Chicago, se réclamaient du syndicalisme révolutionnaire ; à la différence de l’American Federation of Labor (AFL), ils acceptaient dans leurs rangs tous les travailleurs, sans exclusive (qualifiés et non qualifiés, blancs et noirs, etc.).
4L’ensemble des résultats du WCP est disponible sur son site : workingclassfight.com