- Accueil
- Lutte de Classe n°10
- Espagne : un printemps de luttes ouvrières
Espagne : un printemps de luttes ouvrières
Les premiers mois de l'année 1987 ont été marqués en Espagne par un nombre de conflits du travail sans précédent depuis 6 ans.
La situation de la classe ouvrière espagnole n'est certes pas fondamentalement différente de celle de la classe ouvrière des autres pays industrialisés. Elle a, elle aussi, subi les effets démoralisants de la crise, et de la politique de ses organisations traditionnelles. Mais la particularité de la situation espagnole, c'est que la décennie qui vient de s'écouler a aussi été, après quarante ans de dictature, celle du retour à un régime politique parlementaire, avec les illusions, et les désillusions, que cela a entraînées.
Dans ce contexte, en effet, les organisations réformistes de la classe ouvrière, partis et syndicats, qui tenaient à démontrer à la bourgeoisie espagnole qu'elle n'aurait pas à regretter leur légalisation, sont allées le plus loin possible sur le chemin de la collaboration de classe, en menant en particulier une politique de « pactes » sociaux qui a abouti à une réduction très sensible du niveau de vie de la classe ouvrière.
LA POLITIQUE DES PACTES SOCIAUX
En effet, depuis octobre 1977, date de l'approbation par tous les syndicats et par tous les partis politiques des accords dits de la Moncloa (du nom de la résidence du chef du gouvernement), les négociations des conventions collectives ont presque toujours été précédées par des pactes sociaux, parfois tripartites (gouvernement-patronat-syndicats), parfois bipartites (patronat-syndicats), limitant à l'avance les augmentations salariales.
Les pactes de la Moncloa ont inauguré une pratique qui consistait à fixer des augmentations de salaires en fonction, non pas de l’inflation de l’année précédente mais de celle officiellement prévue pour l’année à venir. C'est ainsi que face à un taux d’inflation qui avait été de 24,6 % en 1977, les augmentations salariales pour 1978 ont été établies aux alentours de 20 %. Et les dirigeants communistes, au nom des Commissions Ouvrières et du Parti Communiste d'Espagne ont été les plus actifs propagandistes pour affirmer aux travailleurs que ces mesures étaient prises « pour sortir de la crise », qu'il y avait dans ces accords de « nombreuses mesures progressistes », et ont brandi comme dernier argument pour faire accepter ces accords, l’épouvantail d'un coup d'État militaire.
Depuis la signature des accords de la Moncloa, chaque année un maximum d'augmentation des salaires toujours été fixé au moment du renouvellement des conventions collectives. En 1979, ce fut par un décret gouvernemental ; en 1980 et 1981 par des accords signés par la seule UGT (la centrale syndicale liée au Parti Socialiste) du côté ouvrier, et par la confédération patronale CEOE ; en 1982 et 1983, il y eut de nouveau un accord signé par les Commissions Ouvrières en plus de l'UGT et de la CEOE. Il n’y eut pas d’accord signé en 1984, mais en 1985 le gouvernement, l'UGT et la CEOE signèrent un « Accord Économique et Social » dans la lignée des précédents, qui fut renouvelé en 1986.
Le fait que les dirigeants des Commissions Ouvrières aient quelquefois refuse leur signature à ce genre de pacte ne prouve d'ailleurs pas qu'ils étaient tentés par une autre politique (et il en est évidemment de même pour l'UGT pour les deux années où elle ne fut pas signataire d'un tel accord). Car même quand elles ne signalent pas, les centrales syndicales ne faisaient rien pour essayer de mobiliser les travailleurs, afin de lutter pour le maintien de leur pouvoir d'achat. L'attitude des Commissions Ouvrières (ou de l'UGT) n'était destinée dans ce cas qu'à redorer un peu leur blason, tout en montrant en même temps au patronat qu'ils étaient toujours prêts à participer, passivement ou activement, à la paix sociale.
Pour la classe ouvrière, ces dix ans de pactes sociaux se sont traduits par une diminution constante du niveau de vie. On peut en effet dresser le petit tableau suivant de l'évolution des prix et des salaires sur les dernières années :
Année | Taux d’augmentation des prix des salaires |
Différence | |
1982 | 14,4 | 12,2 | -2,2 |
1983 | 12,2 | 11,4 | -0,8 |
1984 | 11,3 | 7,8 | -3,5 |
1985 | 8,8 | 7,4 | -1,4 |
1986 | 8,8 | 8,2 | -0,6 |
Globalement, et en s'en tenant aux seuls chiffres officiels, c'est donc une baisse de leur pouvoir d'achat de près de 15% que les plus chanceux des travailleurs espagnols (ceux qui n'ont pas perdu leur emploi, et qui ont eu le maximum des augmentations salariales prévues) ont enregistrée depuis 1978.
Mais si les travailleurs ont vu empirer leurs conditions de vie et de travail avec ces accords, les directions des Commissions Ouvrières et de l'UGT ont obtenu en échange de leur contribution à la modération salariale et à l’augmentation de la productivité, leur reconnaissance comme « interlocuteurs » valables, avec tout ce que cela comporte de participation (et de sinécures) dans les institutions étatiques, et de subventions annuelles payées par l'État. À cet effet, le gouvernement s'était en effet engagé en 1982 dans un accord resté alors secret, mais dévoilé par la suite, à insérer dans les budgets généraux de l'État 800 millions de pesetas (40 millions de francs) de 1982 à titre de subvention syndicale. À ce titre, il y eut donc 800 millions de pesetas versées pour 1982, 896 pour 1983, 967 pour 1984 et 1035 pour 1985 (les bureaucrates syndicaux ne méconnaissent pas les mérites de l'échelle mobile quand il s'agit des subventions qui les concernent directement !).
Quant aux patrons, ils ne gagnaient pas seulement avec ces pactes sur les salaires. Avec l’« Accord économique et Social », ils ont obtenu par exemple aussi de nouvelles facilités de licenciement et d'embauche provisoire, des dégrèvements fiscaux, des réductions de 50 à 100 % des cotisations patronales à la Sécurité Sociale pour l'embauche de jeunes de 20 à 25 ans, 500 000 pesetas de déduction pour chaque nouvel embauché sur l'impôt sur les sociétés, etc.
LE CHÔMAGE ET « LA RECONVERSION INDUSTRIELLE »
Les ministres socialistes ont toujours expliqué que la création de nouveaux emplois passait par la « modération » salariale et l’augmentation des profits patronaux, augmentation qui selon eux se traduirait par des investissements productifs. Car c’est exactement le contraire qui s'est produit. Car si les bénéfices des entreprises ont augmenté sans cesse entre 1980 et 1986 (le taux d'augmentation de ces bénéfices est passé de 6,2 % en 1980 à 13,8 % en 1986, avec une pointe à 21,3 % en 1984), il y a quand même eu plus de 2,5 millions de travailleurs licenciés entre 1980 et 1986, ce qui a fait passer le taux de chômage de 11,5 % en 1980 à 21,5 % en'1986.
Le nombre de chômeurs continue d'ailleurs d'augmenter, et les dernières statistiques officielles donnent le chiffre de 3 011 300 personnes. Et même si ces chiffres montrent une situation très grave, et situent l'Espagne sur ce problème en tête des pays de l'OCDE, ils sont loin de traduire l'entière réalité. Il y a deux ans, le gouvernement socialiste a rayé d'un coup de crayon des centaines de milliers de chômeurs des statistiques. Ont en effet cessé d'être considérés comme chômeurs :
1 - ceux qui sont âgés de plus de 55 ans ;
2 - ceux qui suivent un stage de formation (335 000 en 1986) ;
3 - ceux qui ont refusé, ne serait-ce qu'une seule fois une offre d'emploi ;
4 - tous les ouvriers agricoles (198 000 en 1986) ;
5 - tous les étudiants qui n'auraient pas abandonné complètement leurs études ;
6 - tous les chômeurs qui accepteraient de percevoir d'un seul coup le montant de leurs allocations.
Alors, sans compter les dizaines de milliers de chômeurs qui ont perdu tout espoir de trouver un travail et ont cessé de s'inscrire sur les listes de demandeurs d'emploi, et ceux qui se trouvent dans les cas 3, 5 et 6 rien qu'avec les cas 1, 2 et 4 on dépasse largement le chiffre de 700 000 chômeurs « disparus ». Ce qui fait finalement des millions de travailleurs sans ressources, car seulement 29,5 % des chômeurs inscrits sur les listes ont droit à des allocations.
LES RIVALITÉS SYNDICALES ET LE MÉCONTENTEMENT OUVRIER
On comprend, dans ces conditions, après dix ans d'une politique d'austérité destinée à « sortir de la crise », mais dont la seule conséquence a été de permettre aux profits patronaux de monter en flèche pendant que le niveau de vie de la classe ouvrière ne cessait de baisser, et le chômage d'augmenter, que le mécontentement des travailleurs ait fini par s'exprimer, et que les organisations syndicales aient dû en tenir compte.
En 1977, après la disparition du syndicat « vertical » franquiste, et la légalisation des syndicats ouvriers, les travailleurs espagnols ont cru qu'ils avaient désormais des organisations qui étaient vraiment à leur service.
Cet espoir s'est traduit par une affiliation massive aux nouveaux syndicats, notamment aux Commissions Ouvrières, qui avaient joué un rôle majeur dans les luttes ouvrières depuis 1962. Cela permit à cette organisation, dominée par le Parti Communiste d'Espagne depuis la deuxième moitié des années 60, d'atteindre bientôt deux millions d’adhérents et de triompher largement lors des élections syndicales de 1978 de sa principale rivale, l'UGT des socialistes, qui n'avait commencé à apparaître timidement en Espagne qu'après 1970.
Mais après 1978, les Commissions Ouvrières ont commencé à payer leur défense à outrance des pactes de la Moncloa (avec lesquels les dirigeants de l'UGT et du PSOE (Parti Socialiste Ouvrier Espagnol), qui n'avaient pas à faire la même démonstration de leur sens des responsabilités aux yeux de la bourgeoisie, s'étaient finalement moins compromis). Et lors des élections syndicales de 1980, l'UGT égalait presque le score des Commissions Ouvrières (29,27% des voix contre 30,86%). Les Commissions Ouvrières n'avaient pas seulement perdu près de 15 000 délégués par rapport à 1978 mais aussi plus d'un million d'adhérents.
Deux ans plus tard, aux élections syndicales de 1982, l'UGT, avec 51 000 délégués et 36,7 % des voix, devançait pour la premières fois les Commissions Ouvrières, qui n'obtenaient que 47 000 délégués et 33,4 % des voix. Et si ce recul était significatif, ce qui le serait encore plus serait la constatation, lors du IIIème congrès de la Confédération, en 1984, que le nombre des cotisants était tombé à 272 000.
En 1984, pourtant, les Commissions Ouvrières pouvaient espérer améliorer leurs résultats électoraux, car l'UGT risquait de payer à son tour le soutien qu'elle avait apporté à la politique de reconversion industrielle du gouvernement socialiste Mais celui-ci élabora une loi dite de « Liberté syndicale », principalement destinée à prolonger de deux ans le mandat des délégués élus en 1982. Cette loi, fixait la durée des mandats à quatre ans, et stipulait que dans toutes les entreprises de plus de cinquante travailleurs seraient seuls considérés comme « représentatifs » les syndicats qui obtiendraient plus de 10 % des voix à l'échelle nationale ou plus de 15% au niveau des régions autonomes. Ce qui signifiait faire des seules UGT et Commissions Ouvrières (avec le syndicat basque ELA-STV comme comparse) les uniques bénéficiaires des subventions gouvernementales.
Cependant, en septembre 1986, à la veille des élections syndicales, les choses ne se présentaient guère mieux pour l’UGT. Le gouvernement ne pouvait pas ajourner ces élections encore une fois, mais il pouvait donne un coup de main supplémentaire à l’UGT. Il décida alors subitement de lui verser 4 144 millions de pesetas (plus de 200 millions de francs) à titre d’indemnités du patrimoine syndical exproprié par Franco en 1939 (alors que la CNT, la plus grande centrale syndicale avant la guerre civile, touchait vingt fois moins, et que les Commissions Ouvrières, qui n’existaient pas en 1939, ne recevaient rien !).
Ce ballon d'oxygène donna à l’UGT la possibilité de mobiliser une armée de prospecteurs et de les envoyer dans les innombrables petites entreprises que compte le pays, ce qui lui permit d’obtenir quelques milliers de délégués de plus que Commissions Ouvrières (71 3127 contre 60 815), et de se proclamer la centrale syndicale « la plus représentative » c'est-à-dire celle qui aurait la plus grosse part des subventions gouvernementales. Mais cette victoire a été tout à fait relative, car les Commissions Ouvrières l’ont emporté dans les plus grandes entreprises du pays : Renfe (les chemins de fer), Telefonica, Iberia, Seat El Corte Ingles, Hunosa, etc.
Jusque-là l’'UGT n’avait pas manifesté de désaccord sur la politique menée par le gouvernement, sauf en ce qui concerne la réforme des pensions de retraite du printemps 1985, qui diminuait le montant des pensions et augmentait le nombre des années de cotisations nécessaires pour y avoir droit. Mais son recul aux élections syndicales de la fin 86 l’amena à prendre bien plus que nettement ses distances avec le pouvoir. Alors que, depuis septembre 86, l’UGT était engagée dans la négociation d’un nouveau « pacte social » avec la CEOE, et avait déjà annoncé comme un succès le fait que celui-ci prévoirait une augmentation des salaires de 5 %, Nicolas Redondo, le secrétaire général de l’UGT, haussa le ton. En janvier, il n’hésitait pas à établir un parallèle entre « les gouvernements de droite, qui sacrifient les travailleurs sans assainir l’économie et le gouvernement socialiste qui, depuis 1982, a aussi sacrifié les travailleurs pour assainir l’économie, si bien qu’en sept ans les revenus du travail dans le produit intérieur brut (PIB) ont baissé de sept points, les mêmes qui marquèrent l’augmentation des revenus du capital ». Et finalement, en février, les négociations entre l'UGT et la CEOE échouaient, parce la confédération patronale se refusait à aller jusqu’aux 7 % d’augmentation des salaires que réclamait alors le syndicat socialiste. « Il n’y aura pas d’accord confédéral, déclara le porte-parole de l’UGT, mais cela ne signifie pas que nous renoncions à la politique de concertation que l’UGT a défendu ces dernières années ».
Le 12 février 1987, dans un discours prononcé devant 450 représentants qualifiés du monde patronal et financier, le ministre socialiste de l’économie, Solchaga, insistait sur le fait que les patrons ne devraient pas dépasser les 5 % d’augmentation des salaires recommandés par le gouvernement. « Il ne faut pas attacher d’importance aux menaces de conflit », affirma-t-il., et comme le gouvernement était en train d’étudier une réduction des cotisations patronales à la Sécurité, Solçhaga déclara en substance aux patrons qu'ils n'auraient cette réduction que s’ils ne dépassaient pas les 5 % autorisés par le gouvernement.
Les organisations syndicales ne pouvaient que réagir devant ces propos de Solchaga. Et pendant que le représentant de l’UGT déplorait « qu’un ministre de ce gouvernement finisse par obtenir les applaudissements des patrons et les récriminations des travailleurs », Gerardo Iglesias, secrétaire général qualifiait les propos de Solchaga « d’appel à la grève générale ».
DU MOUVEMENT LYCÉEN AUX LUTTES OUVRIÈRES
Mais en ce mois de février, tandis que les syndicats refusaient le plafond de 5 % d’augmentation des salaires que le gouvernement voulait imposer, il y avait déjà deux mois que les lycéens faisaient la grève des cours et plus d’un mois qu’ils se battaient courageusement contre la police dans les rues des principales villes du pays. Et leur lutte ne tarda pas à se révéler payante, car le 17 février le gouvernement socialiste, bien qu’il ait affirmé tout au long du mouvement qu’il ne céderait pas, se voyait obligé de satisfaire l'essentiel des revendications de la jeunesse étudiante. Cette victoire, qui arrivait au moment où la colère des travailleurs montait face à l’arrogance du gouvernement et de Solchaga, a sans doute été vue par beaucoup de militants comme la preuve que seule la lutte paie.
À partir de ce moment-là, les luttes contre la « reconversion » et les licenciements se sont radicalisées. Et les heurts avec la police sont devenus de plus en plus violents, surtout à partir du mois de mars.
En attendant, les deux centrales majoritaires faisaient semblant de s’ignorer. Le 24 février l’UGT refusait de se joindre à la journée de mobilisation convoquée par les Commissions Ouvrières pour le 12 mars. En répondant à l'invitation de ces dernières, Redondo disait que « la convocation de mobilisation supposerait apporter dans la vie sociale un degré de tension qui faciliterait difficilement la négociation et la compréhension ».
Il n'y avait d'ailleurs pas que les dirigeants de l'UGT pour s'opposer ouvertement aux mobilisations. Ceux des Commissions Ouvrières, divisées entre « gérardistes », « carrillistes » et « galléguistes » (du nom des leaders des trois fractions du stalinisme espagnol) étaient loin d'être d'accord sur les actions à mener. Par exemple Ariza, un des principaux dirigeants « carrillistes » des Commissions Ouvrières, affirmait que cette mobilisation ne se justifierait que si la négociation collective se développait très mal, ce qui, selon lui, n'était pas le cas. Et il ajoutait qu'on ne savait pas très bien si c'étaient les Commissions Ouvrières, ou la « Gauche Unie » (la coalition électorale des deux autres fractions staliniennes) qui faisait appel aux mobilisations et à la grève.
Il n'est donc pas étonnant que cette mobilisation du 12 mars se soit traduite par un demi-échec presque par tout, sauf aux Asturies et au Pays basque. Mais ce jour restera cependant marqué par les événements de Reinosa, où les travailleurs de « Forjas y Aceros » réussirent, armés de pierres, à désarmer et à mettre en déroute un fort contingent de gardes civils. Pour beaucoup de militants et de travailleurs, Reinosa serait revendiqué comme un exemple à suivre.
Le mouvement de contestation sociale qui a commencé en février et a atteint son point le plus haut dans la première quinzaine d'avril, a été caractérisé par la variété des revendications mises en avant par les différentes couches sociales qui y ont participé, et par la violence avec laquelle la police et la garde civile sont intervenues contre les manifestants et les grévistes. Plusieurs secteurs de la petite bourgeoisie (agriculteurs, médecins, professeurs d'université, étudiants, etc.) se sont mis en grève et ont manifesté bruyamment dans les rues des principales villes d'Espagne contre les aspects de la politique gouvernementale qui les touchaient le plus directement. Mais ce sont les luttes ouvrières contre les suppressions d’emplois menées par les travailleurs des chantiers navals de Cadix (Puerto Real), des mines des Asturies ou des usines sidérurgiques de Reinosa, et les grèves de l'industrie privée et des transports publics contre la limitation des augmentations salariales, qui ont le plus inquiété la bourgeoisie et le gouvernement.
DES LUTTES SAVAMMENT ÉMIETTÉES PAR LES DIRECTIONS SYNDICALES
Les luttes de ce printemps ont eu un caractère bien différent selon qu'il s'agissait de renouveler les accords» et de dépasser le seuil des 5% d'augmentation des salaires, ou d'empêcher les licenciements prévus par le gouvernement.
Dans le premier cas, le mouvement est resté dirigé et contrôlé par les bureaucraties syndicales, qui ont établi des calendriers de grève usine par usine et secteur par secteur, limitant le plus souvent les actions à 24 heures maximum. Dans le second, par contre, les ouvriers ont souvent débordé les consignes syndicales et les grèves ont été plus longues et les manifestations plus dures. Mais il est vrai que ces mouvements défensifs, comme ceux de Reinosa ou de Puerto Real, sont ceux qui peuvent le plus difficilement s'étendre spontanément au reste de la classe ouvrière.
Dans la négociation des conventions collectives ou des accords d'entreprises, beaucoup de patrons de petites et moyennes entreprises ont préféré céder des augmentations de salaires légèrement supérieures aux 5 % pour éviter la convocation ou la prolongation des grèves. Et ils l'ont fait d'autant plus facilement que les bénéfices des entreprises ont régulièrement augmenté depuis 1984.
Mais si dans certaines entreprises du secteur privé les patrons cédaient entre 6 % et 8 %, dans le secteur public, notamment celui des transports, le gouvernement - désireux de montrer à la bourgeoisie à quel point il avait à cœur la défense des intérêts patronaux - s'opposait toujours à ce que le plafond des 5 % soit dépassé. Son exemple a été suivi par nombre de grandes entreprises.
Cette politique d'attente s'est traduite par la prolongation des conflits et la multiplication du nombre des grévistes, qui a dépassé 900 000 dans la semaine du 6 au 10 avril. Mais à ce moment-là, le patronat et le gouvernement savaient déjà que les Commissions Ouvrières, dont les dirigeants avaient agité l'idée d'une grève générale de 24 heures au début du mouvement, avaient explicitement renoncé à la convoquer.
Il est difficile de dire si cette grève générale de 24 heures aurait été un succès, ou pas. Et de toute manière, elle n'aurait eu de sens que comme un avertissement donné au patronat et au gouvernement par des gens prêts à aller plus loin, que pour préparer les travailleurs à la poursuite de la lutte si celle-ci - comme c'était le plus vraisemblable - s'avérait nécessaire pour arracher à la bourgeoisie une augmentation substantielle des salaires. Mais les dirigeants des Commissions Ouvrières n'ont jamais essayé de chercher à ce que la classe ouvrière se donne vraiment les moyens de faire reculer le gouvernement .et le patronat. Ils n'envisageaient la grève générale que comme un moyen de redorer le blason des Commissions Ouvrières et des différents PC, et absolument pas comme un moyen de redonner à la classe ouvrière confiance dans ses propres forces et dans sa capacité à intervenir dans la vie politique.
Le gouvernement et le patronat savaient que la politique des dirigeants des Commissions Ouvrières ne visait pas à faire gagner les travailleurs, mais à se servir du mouvement pour redevenir des interlocuteurs indispensables. Ce que cherchaient Camacho et Cie, c'était à faire en sorte qu’une partie du crédit qu'ils pouvaient acquérir dans les luttes se répercute en faveur de leur parti lors des imminentes élections de juin, et à plus long terme à se servir de leur poids dans la classe ouvrière pour se faire reconnaître comme des compères utiles par le PSOE.
De leur côté, les dirigeants de l'UGT après avoir vu les Commissions Ouvrières gagner les élections syndicales dans la plupart des grandes entreprises, et sentant monter la colère des travailleurs face à la limitation des augmentations salariales que fixait le gouvernement, n'avaient pas d'autre choix que de se rallier aux mouvements de grève, entre autres « pour ne pas avoir à courir derrière les grévistes », comme a dit lui-même Redondo.
Il ne s'agissait évidemment pas d'un retournement de la politique des dirigeants de l'UGT, mais de leur volonté de ne pas se laisser souffler par les Commissions Ouvrières leur rôle d'interlocuteurs privilégiés du patronat et du gouvernement, de ne pas laisser leurs rivaux diriger seuls les grèves, et de se réserver la possibilité de pouvoir freiner le mouvement a un moment ou un autre, comme ils l'ont fait en annonçant leur opposition à la convocation d'une grève générale de 24 heures, ce qui a suffi aux dirigeants des Commissions Ouvrières pour justifier son annulation.
À partir de la deuxième semaine d'avril, au fur et à mesure que le gouvernement commençait à négocier avec les comités d'entreprise de Rente, Iberia, Aviaco, etc., des augmentations supérieures à 5 %, et que les patrons des grandes entreprises faisaient de même, le nombre des grèves a commencé à diminuer, et à la fin du mois de mai les luttes restaient circonscrites aux secteurs touchés par la « reconversion », c'est-à-dire aux chantiers navals de Puerto Real, aux mines des Asturies et aux usines de Reinosa.
Bien évidemment, le fait qu'il ait suffi que les patrons lâchent un ou deux pour cent de plus sur les salaires pour que les grèves cessent dans toutes les entreprises qui étaient en lutte à l'occasion du renouvellement des « convenios » prouve que la combativité des travailleurs avait des limites. Et que si les centrales syndicales, en concurrence l'une avec l'autre, ont voulu se donner un petit air combatif à cette occasion elles n'ont sans doute à aucun moment risqué d'être débordées par la base. Mais même compte tenu des limites de la mobilisation ouvrière, il était possible d'arracher bien plus à la bourgeoisie et au gouvernement, à condition de vouloir aller jusqu'au bout des possibilités du mouvement, et non de s'en servir dans le cadre de sordides rivalités d'appareils. Et il y a sans doute bien des travailleurs à avoir eu conscience qu'en parcellisant le mouvement, en l’émiettant, les centrales syndicales tournaient le dos à ce qui était possible.
Et le fait que cette vague de grèves soit retombée n'annonce peut-être pas pour autant le calme social. La classe ouvrière espagnole, qui vient de faire la preuve de sa combativité, n'a sans doute pas dit son dernier mot. Elle compte aussi en son sein des militants dévoués, fidèles à la défense des intérêts de leur classe. Le problème, c'est que cette combativité et ce dévouement ne soient pas, la prochaine fois, gaspillés en vain par des appareils dont le seul souci véritable est de défendre leur place et leur rôle dans la société bourgeoise.
Et pour éviter que cela ne se reproduise, il ne s'agit pas pour les militants révolutionnaires de se faire les défenseurs des Commissions Ouvrières contre l'UGT (ni l'inverse bien sûr), ni ceux de Camacho contre ceux des dirigeants des Commissions Ouvrières qui étaient opposés à une grève générale de vingt-quatre heures. Il s'agit de travailler à former, dans la classe ouvrière, les militants qui sauront amener les travailleurs à prendre en mains leurs propres luttes. Car en Espagne comme ailleurs, le combat pour la construction du parti révolutionnaire et celui pour l'auto-organisation de la classe ouvrière dans les luttes, sont inséparables.