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Soudan : trois ans de révolte contre la dictature militaire et face à l’ordre impérialiste
Ce à quoi l’on assiste depuis 2019, c’est à la lutte d’une population face à une dictature militaire qui, même en mettant en œuvre une répression féroce, n’a toujours pas réussi à la faire complètement plier. C’est un exemple admirable de la force et de la ténacité des exploités lorsqu’ils décident de se mettre en branle face à leurs oppresseurs. Cette succession d’événements soulève aussi des problèmes politiques auxquels se sont heurtées maintes révolutions dans le passé, et qui font écho au sort des révoltes qu’ont pu connaître dans les dernières années d’autres pays de la région, comme l’Égypte, le Burkina Faso ou encore l’Algérie. Enfin, le Soudan fait partie de ces pays dont le sort est déterminé depuis bien longtemps par les manœuvres des puissances impérialistes.
Un État sous domination impérialiste
La carte du Soudan, ses frontières tracées à la règle sans tenir compte des populations et de la géographie, révèlent ce qu’a été ce pays au sein des rivalités entre puissances coloniales : un État tampon créé de toutes pièces entre les zones d’influence française et britannique, prévalant non pas pour ses ressources mais pour l’enjeu stratégique qu’il constitue. C’est l’accès au Nil et à la mer Rouge qui a fait du Soudan un territoire convoité par les puissances impérialistes, bien plus que les ressources peu nombreuses de ce pays pauvre, dont la population était majoritairement rurale et nomade.
Le Soudan, depuis sa création, est composé d’une mosaïque d’ethnies se différenciant par leur culture, leur langue et leur religion. L’impérialisme britannique, qui a dominé le pays de 1898 à 1956, a dès le départ su jouer de ces divisions pour imposer sa domination, n’hésitant pas à faire s’affronter les ethnies entre elles. Il s’est surtout appuyé sur les populations du nord, arabes et musulmanes, pour opprimer le reste de la population, en particulier celles, noires et non musulmanes, du sud. Cette politique a eu pour résultat l’isolement du sud du pays.
À l’indépendance, un État morcelé par la guerre civile et sous la coupe des militaires
À l’indépendance du Soudan en 1956, l’impérialisme légua le cadeau empoisonné de la division qui prit la forme dès 1955, un an avant l’accession à l’indépendance, d’une guerre civile entre le nord et le sud du pays. Cette guerre civile n’a depuis jamais cessé, à l’exception d’une période de onze ans, de 1972 à 1983. En 2011, l’accession à l’indépendance du Soudan du Sud s’est accompagnée d’une nouvelle guerre civile entre les élites du nouvel État.
La guerre a fait des ravages dans la région du Darfour à l’ouest du pays à partir de 1987 puis de 1996, et dans le Sud. Elle a fait des centaines de milliers de morts et condamné des millions de gens à l’exil, tout en transformant des régions entières en déserts humains. Dans cette guerre qui a vu s’affronter le gouvernement central de Khartoum à différentes milices rebelles, les puissances impérialistes ont joué leur partition, n’hésitant pas à jeter de l’huile sur le feu. Leur implication dans ce conflit s’était accrue après la découverte d’importants gisements de pétrole au sud du pays dans les années 1970. Ces réserves de pétrole devinrent l’un des principaux enjeux de la guerre pour le gouvernement de Khartoum et les rebelles, tout autant que pour les puissances impérialistes, qui ont défendu leurs intérêts en soutenant à différentes reprises un camp contre un autre.
Depuis son indépendance, le Soudan n’a pratiquement vécu que sous des dictatures militaires. Ces dictatures se sont succédé, renversées à plusieurs reprises par les révoltes qui ont secoué le pays, en 1964 et 1985 notamment. Les gouvernements civils n’ont été que de brèves parenthèses. En 1989, le général Omar el-Bechir s’empara du pouvoir après trois ans de pouvoir civil. Puis la révolte de 2019 sonna le glas de trente ans de dictature.
Le régime d’Omar el-Bechir
Le régime d’el-Bechir fut une dictature féroce qui s’est appuyée dès le départ sur l’islamisation du pays. Lorsque el-Bechir prit le pouvoir en 1989, il fut soutenu par le Front islamique national, organisation émanant des Frères musulmans. Dès ses premières années au pouvoir, el-Bechir mit en place les lois de l’ordre public, imposant notamment aux femmes le port du voile et leur interdisant de porter des pantalons ou encore de danser. Les femmes pouvaient être flagellées en place publique. Les arrestations régulières de femmes accusées par la police de ne pas respecter la loi islamique et libérées sous caution (environ 50 000 par an à la fin du régime) constituèrent une véritable manne financière pour le pouvoir.
El-Bechir se montra impitoyable dans la guerre menée aux rebelles dans le Darfour et dans le sud du pays. L’un des bras armés de cette politique était constitué par les milices janjawids, nom venant du mot « horde » en arabe. Ces milices, dont les membres étaient recrutés parmi les tribus arabes ou arabisées du Tchad et du Darfour, ont été armées par le régime de Khartoum avant de devenir sa principale force de répression lorsque le conflit a pris de l’ampleur en 2003. Encouragées à attaquer et reconquérir les zones tenues par les rebelles au Darfour, les Janjawids ont utilisé la tactique de la terre brûlée, accompagnée d’atrocités généralisées à l’encontre des civils : massacres, viols et déportations. L’expérience de ces milices au Darfour en fit une force de répression à laquelle le régime faisait appel dès qu’il se sentait en danger. Des milices janjawids sont issues les FSR (Forces de soutien rapide), dirigées par le général Hemetti, qui jouèrent un rôle dans le mouvement de 2019. Le régime d’el-Bechir exerçait une répression politique dans tout le pays, appuyé sur le NISS (National Intelligence and Security Service) qui jouait le rôle de police politique.
Sous el-Bechir, le Soudan est resté l’un des pays les plus pauvres du monde. À la fin des années 1990, le pays occupait une triste place dans l’actualité, en raison de la famine qui ravageait le Sud. Les chaînes de télévision montraient à cette époque périodiquement des images insupportables d’enfants mourant de faim, d’adultes décharnés, de foules se jetant sur de la nourriture parachutée. La manne du pétrole n’a profité qu’aux multinationales étrangères et aux cercles du pouvoir. L’industrie restait très peu développée, le pays majoritairement rural et pastoral. Dans les villes, on vivait des petits boulots et de la débrouille. La misère du pays était largement renforcée par les sanctions internationales prises par les grandes puissances à l’égard du régime d’el-Bechir, inscrit sur la liste noire des régimes soutenant le terrorisme islamiste. En 1997, le président américain George W. Bush décréta un embargo qui dura jusqu’en 2017. En 2011, l’indépendance proclamée du Soudan du Sud, où se trouve l’essentiel des gisements, coupa le Soudan des trois quarts de ses réserves en pétrole. Cela renforça la crise économique que connaissait le pays. En 2019, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) estimait à près de 20 millions le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté au Soudan, soit près de la moitié de la population.
En 2013, cette situation de misère avait généré un mouvement de révolte, qui préfigurait le mouvement de 2019. La ville de Khartoum ainsi que d’autres villes du pays firent face à des émeutes de la faim, en lien avec la brutale hausse des prix du pétrole notamment. Des manifestations furent violemment réprimées par el-Bechir et son armée. Près de 200 contestataires furent tués, près d’un millier blessés et 3 000 arrêtés. La révolte de 2013 alimenta la critique interne du régime, plusieurs figures du régime réclamant des réformes. Un mouvement d’opposition démocratique se forma dans les villes, notamment parmi la petite bourgeoisie éduquée : médecins, avocats, universitaires et étudiants, dont certains s’exilèrent dans les années qui suivirent, tout en continuant à animer l’opposition depuis l’étranger. Durant les cinq années qui précédèrent le mouvement de 2019, le Soudan a connu cinq mouvements de révolte différents, à chaque fois en réaction à la hausse des prix et systématiquement réprimés.
La révolte de 2019
On voit donc que la révolte qui a embrasé le pays en 2019 trouve ses racines dans une situation dramatique qui ne datait pas de la veille. Le baril de poudre n’attendait plus qu’une nouvelle étincelle pour exploser.
Cette étincelle fut allumée par l’annonce par le gouvernement de Khartoum du triplement du prix du pain, au matin du 1er décembre 2018. Cette mesure s’inscrivait dans un vaste plan d’austérité encouragé par le FMI, qui poussait à l’arrêt des subventions des produits de première nécessité, permettant encore à une fraction de la population d’échapper à la faim. Le triplement du prix du pain fut la goutte d’eau qui fit déborder un vase déjà bien plein. Avec les hausses prévues, la population, déjà privée de ses moyens d’existence, se voyait complètement étranglée. Il n’y avait plus d’essence dans les stations-service, plus d’argent dans les banques, et le pain lui-même devenait rare dans les boulangeries. Les prix des médicaments avaient augmenté de 50 % les derniers mois et l’inflation atteignait officiellement un rythme annuel de 70 %, et était bien plus élevée en réalité.
Des manifestations éclatèrent de manière spontanée à partir du 19 décembre dans tout le pays. Dans la ville d’Omdurman, à côté de Khartoum, c’est à la sortie d’un match de football qu’éclata la colère de la population qui se lança dans une manifestation. Contrairement aux précédents mouvements, la révolte ne se structura pas en premier lieu dans la capitale mais se forma dans les villes de l’extrême nord du pays, avant de se propager comme une onde de choc à l’ensemble du territoire. Cela prit le pouvoir de court, habitué qu’il était à concentrer ses forces de répression à Khartoum, et il dut alors faire face à de multiples fronts dans tout le pays.
Aux slogans contre la cherté de la vie succédèrent des slogans rapidement politiques. Les plus répandus étaient « Liberté, paix, justice » et « La révolution est le choix du peuple ». Bientôt, le mot d’ordre qui émergea dans toutes les manifestations fut le départ du dictateur Omar el-Bechir, résumé dans le slogan : « Ta chute ! Rien d’autre ». Le 25 décembre, la capitale Khartoum connut sa plus grande manifestation depuis 1989. Plusieurs sièges du Congrès national, le parti d’el-Bechir, furent mis à feu.
Les manifestations touchèrent petites et grandes villes. Les cortèges se composaient d’une population très diverse mais deux de leurs caractéristiques témoignent de la profondeur du mouvement : le nombre important de femmes, parfois majoritaires dans les cortèges, et de jeunes.
Le pouvoir se montra rapidement dépassé par la contestation. Le chef des renseignements soudanais vit dans les manifestations un complot étranger et dénonça les agissements d’individus prétendument liés à Israël. L’état d’urgence fut proclamé et l’armée déployée. Internet fut aussi coupé dans plusieurs endroits. La répression s’abattit immédiatement sur les manifestants, faisant plusieurs dizaines de morts dès les premiers jours du mouvement. Elle ne découragea pourtant pas la population, qui affluait de plus en plus nombreuse dans les cortèges. Les jeunes firent preuve de courage dans les affrontements avec les forces de répression. Dans un documentaire d’Arte diffusé le 1er août 2019, les journalistes font parler une jeune femme devenue célèbre suite à une vidéo propagée sur les réseaux sociaux où on la voit, seule femme au milieu d’un groupe d’hommes, lancer des grenades lacrymogènes sur la police. Elle raconte qu’elle a été arrêtée six fois, dont une fois où elle s’enfuit en sautant de la jeep des forces de sécurité. Elle évoque aussi le moment où un policier voulant déloger un groupe de manifestants dont elle faisait partie se fit attraper et tabasser par eux, les autres policiers étant repoussés par des lancers de pierres.
Bien que la révolte de décembre fût largement spontanée, une direction politique se hissa rapidement à sa tête, au travers de l’Association des professionnels soudanais (APS). Celle-ci n’était pas issue des manifestants eux-mêmes, mais constituée par les représentants de huit corps de métiers de la petite bourgeoisie qui s’étaient regroupés après les émeutes de 2013 : ingénieurs, avocats, médecins, enseignants du supérieur. Ils avaient réussi à s’organiser et à survivre dans la clandestinité ou à l’étranger. Très vite, c’est l’APS qui lança les appels à poursuivre le mouvement, soutenue par la population.
L’APS apparaissait comme un gage de l’unité du mouvement, et cela fut conforté quand, le 1er janvier 2019, elle constitua avec les principaux partis politiques du pays l’Alliance pour la liberté et le changement (ALC). La déclaration fondatrice de cette alliance exigeait le départ d’Omar el-Bechir et son remplacement par un gouvernement transitoire pour une période de quatre ans, avant de procéder à des élections. Ce programme prévoyait des mesures progressistes, notamment le combat contre la discrimination et la persécution des femmes. Concernant les revendications économiques, il était cependant juste question d’« enrayer la détérioration économique et améliorer la vie des citoyens dans tous les domaines », sans évoquer de mesure concrète.
Outre l’APS, les principaux signataires de l’ALC étaient : le parti Oumma, un parti politique islamique dont le dirigeant, Sadek al-Mahdi, avait dirigé l’éphémère gouvernement civil de 1986 renversé par el-Bechir, une coalition de groupes armés hostiles au régime et le Parti communiste soudanais (PCS). Les militants du PCS sortaient de prison et faisaient localement bénéficier le mouvement de leurs capacités d’organisation. Mais en signant ce texte, le PCS confirmait qu’il renonçait à toute politique indépendante pour la classe ouvrière, refusant même de mettre en avant les revendications vitales qui avaient déclenché la révolte. Ce n’était malheureusement pas une nouveauté pour ce parti qui a participé à de tels fronts unis tout au long de son histoire.
Les manifestations continuèrent dans tout le pays malgré l’état d’urgence et la répression, avant d’atteindre un point culminant le 6 avril, date à laquelle l’ALC appela à converger vers le siège de l’état-major à Khartoum pour y tenir jour et nuit un rassemblement permanent. Les images de cet immense sit-in rappelaient alors celles du soulèvement de la place Tahrir en Égypte, qui avait mené à la chute du dictateur Moubarak en 2011. Jour et nuit, les manifestants scandaient des slogans et discutaient, réfléchissant à comment changer radicalement la société. Les femmes parlaient de mixité, d’accès à l’éducation pour les filles, de la fin des discriminations. Une poignée affichait sa volonté de ne pas porter le voile et s’opposait aux hommes qui leur faisaient la morale. Les étudiants sortaient de leur université pour débattre et remettre en cause ce qu’on leur avait toujours inculqué : les préceptes religieux et la séparation entre ethnies. Signe de la remise en cause des fossés les plus profonds existant dans la société, l’arrivée de cars de manifestants venant du Darfour, accueillis par le slogan : « Darfour, pardonne-nous pour tout ce sang versé. »
Cinq jours plus tard, incapables de calmer la pression de la rue, les chefs militaires qui entouraient Omar el-Bechir l’obligèrent à démissionner et prirent sa place en constituant un Conseil militaire de transition.
Après la chute d’el-Bechir
Omar el-Bechir une fois évincé, la politique de l’ALC et de l’APS s’est bornée à tenter de faire pression sur le Conseil militaire de transition. Tout en appelant les manifestants à maintenir leur présence devant le siège de l’état-major, elle maintint l’illusion qu’ils pourraient convaincre le Conseil militaire de transition de consentir à un arrangement. Jamais l’APS, devenue la direction du mouvement, n’a envisagé de préparer la population à l’affrontement inévitable avec l’armée.
Dans un premier temps, les militaires, soucieux de gagner du temps, semblèrent faire des concessions. Ils évincèrent ainsi sous la pression des manifestations le vice-président d’Omar el-Bechir, le général Ibn Awf. Sa nomination à la tête du Conseil militaire de transition constituait une ficelle trop grosse qui provoqua la fureur de la foule. Par la suite, on put entendre dans les manifestations un constat : « En deux jours, on a réussi à renverser deux présidents. »
Ibn Waf fut remplacé par le général al-Bhourane, moins connu mais qui avait participé comme tous les hauts gradés soudanais aux tueries au Darfour et dans le sud du pays. Le général Hemetti, tristement connu pour avoir été à la tête des milices janjawids et des Forces de soutien rapide (FSR), restait le numéro deux de la junte militaire.
Le Conseil militaire de transition engagea aussi d’interminables négociations avec l’ALC, lui concédant sur le papier la création d’organes conjoints qui mêleraient militaires et civils pour diriger le pays. Il devint cependant vite évident que les militaires gardaient les rênes et conservaient dans ces organes la majorité et les postes décisifs.
L’ALC appela à une manifestation de masse à Khartoum le jeudi 3 mai pour tenter de faire fléchir les militaires, puis de nouveau les 28 et 29 mai. Mais à cette date, l’état-major avait déjà décidé qu’il fallait en finir avec le mouvement.
La reprise en main par les militaires (31 mai 2020-2 janvier 2022)
Le vendredi 31 mai, c’est l’état-major qui organisa une contre-manifestation où des milliers d’habitants des campagnes furent transportés à Khartoum pour y clamer des slogans comme « Le pouvoir aux militaires », ou « Le pouvoir à l’islam ». Les forces de répression se rassemblèrent autour de l’état-major et le 3 juin, les Forces de soutien rapide d’Hemetti, les membres des services de sécurité et les hommes de main des partis intégristes déferlèrent sur le campement des opposants, dispersant leur rassemblement en se livrant à de nombreuses atrocités. Les tentes furent incendiées, les manifestants furent frappés à coups de bâtons et ils se firent tirer dessus. Plusieurs dizaines de morts furent dénombrés.
Cette reprise en main par le pouvoir militaire déclencha une réaction limitée de l’APS qui appela la population à la désobéissance civile mais continua à participer à la comédie des pourparlers avec les militaires pour la mise en place d’un pouvoir partagé. Ces pourparlers aboutirent à la création, le 21 août 2019, d’un conseil souverain de onze membres, cinq civils et six militaires, avec à sa tête le Premier ministre Abdallah Hamdok, économiste formé en Europe qui avait la faveur du FMI. On trouvait toujours parmi les militaires de ce conseil le détesté Hemetti, chef des Forces de soutien rapide. Ce nouveau pouvoir n’a rien arrangé au sort de la population. La hausse vertigineuse des prix s’est poursuivie, le prix du pain connaissant une envolée. Les familles pauvres le remplaçaient par des lentilles et renonçaient au lait et au sucre, dont le prix avait doublé. Cette hausse des prix était alimentée par la politique des militaires qui favorisait l’inflation en faisant marcher la planche à billets. La situation était tellement dégradée que certains travailleurs attendaient des mois avant d’être payés. Le premier ministre Hamdok s’efforça de complaire au FMI qui lui demandait de poursuivre le plan d’austérité, d’accélérer la privatisation des entreprises publiques et de supprimer les subventions des denrées de première nécessité. Cette politique le rendit de plus en plus impopulaire.
Le 25 octobre 2021, les militaires décidèrent de mettre fin à cette fiction d’un pouvoir civil en réalisant un coup d’État qui conduisit à l’arrestation des dirigeants issus de la société civile. Le Premier ministre Hamdok fut retenu chez lui par les putschistes qui cherchaient à lui faire signer une déclaration de soutien au coup d’État. Devant son refus, il fut emmené vers une destination inconnue. Sous la pression des manifestations et d’une partie de la communauté internationale, le régime militaire consentit le 21 novembre à réintégrer Abdallah Hamdok dans sa fonction de Premier ministre, après un mois de résidence surveillée. Il démissionna toutefois officiellement de ses fonctions le 2 janvier 2022.
L’objectif de la junte militaire est désormais clair : rétablir la dictature chassée du pouvoir en avril 2019. Elle compte pour cela sur le soutien des forces islamistes et des anciens soutiens du régime d’el-Bechir, dont un certain nombre ont été sortis de prison par les militaires. Les dirigeants du mouvement islamiste cherchent maintenant à fédérer leurs forces en structurant les différents groupes islamistes pour remporter les élections promises par les militaires en 2024. Cette issue est favorisée par les militaires car elle leur permettrait de mettre en place un pouvoir civil de façade qui leur serait favorable. L’accord avec les islamistes est clair : on vous rend votre argent et on vous libère de prison en échange de votre soutien. Cela a pour avantage de répondre aux injonctions des autorités financières, en premier lieu Banque mondiale et FMI, qui ont gelé les aides accordées au pays. La dénonciation de la répression militaire par les gouvernements des grandes puissances est bien sûre uniquement de façade et bien hypocrite. À bien des égards, les puissances impérialistes ont des raisons d’espérer qu’une révolte populaire pouvant essaimer dans le reste de la région, comme ce qu’on a vu lors du Printemps arabe, soit jugulée. Bien que l’établissement d’un pouvoir civil semble avoir les faveurs des grandes puissances, l’établissement de la dictature militaire en Égypte s’est fait sous leur regard bienveillant. Le maintien du pouvoir militaire au Soudan a aussi été possible grâce au soutien actif de l’Égypte ou encore des Émirats arabes unis, alliés des puissances occidentales.
La partie n’est cependant pas totalement gagnée pour les militaires. En effet malgré la répression, la population soudanaise n’a pas plié, et les manifestations ont repris de plus belle dès le lendemain de la reprise en main du pouvoir par les militaires. Après trois ans de contestation, le mouvement de 2019 se poursuit. D’aussi loin qu’on puisse observer les événements au Soudan, il est certain que la population sort de ces trois ans de lutte riche d’une expérience politique importante. Le mouvement de 2019 a montré qu’une dictature capable de tenir fermement pendant trente ans pouvait être balayée d’un revers de main par la mobilisation des masses. De décembre 2018 à aujourd’hui, les manifestants soudanais ont fait preuve de trésors de courage et de détermination. Ils ont aussi appris à s’organiser. Si les manifestations peuvent se poursuivre, c’est parce que la population a appris à relayer les appels même lorsqu’Internet est coupé ou encore à se regrouper et à construire des barrages pour faire face à la police. À la faveur du mouvement se sont apparemment formés des comités de quartier dans différents endroits du pays, rebaptisés comités de résistance face au pouvoir des militaires. Il est difficile de déterminer ce que sont réellement ces comités de résistance, la réalité étant sûrement très hétérogène d’un endroit à un autre. Parmi les exemples d’actions réalisées par ces comités, on trouve l’approvisionnement de la population en denrées de première nécessité. On trouve aussi la délivrance des certificats de naissance, de décès et de travail pour pallier les défaillances de l’administration. Il semble que ces comités se sont aussi organisés lors de l’épidémie de Covid pour désinfecter les maisons et encourager les voisins à ne pas se rassembler. Ces comités prétendent ainsi agir là où l’État s’est montré incapable. Ces comités révèlent le début d’une organisation matérielle de la population elle-même pour répondre à ses besoins, mais aussi la volonté de s’organiser politiquement. Sur le terrain politique, ils mettent en avant la fin du pouvoir militaire, l’établissement d’un pouvoir civil et l’arrestation ainsi que le jugement des putschistes. Pour l’instant, l’action de ces comités semble se faire en accord avec les forces politiques de l’ALC et à leurs côtés. Plusieurs de ces comités sont d’ailleurs animés par les militants des partis composant l’ALC. Les travailleurs soudanais sauront-ils trouver la voie pour s’organiser politiquement de manière indépendante ? La question reste ouverte. L’alternative qui se pose en tout cas au Soudan est claire : soit la victoire de la réaction avec le rétablissement complet de la dictature militaire, soit la révolution des travailleurs, organisés pour défendre leurs intérêts propres et ceux de la population pauvre.
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La révolte au Soudan est une nouvelle démonstration de la force des exploités lorsqu’ils se mettent en branle. Elle illustre cependant aussi ce qu’il se passe lorsqu’au sein d’une révolution le prolétariat ne défend pas sa propre politique et se place à la remorque d’autres classes sociales. Faute d’un parti communiste révolutionnaire qui n’existait pas, c’est l’APS, une direction petite-bourgeoise, qui s’est imposée, avec sa politique qui désarmait les masses face aux militaires. Or, ces derniers se sont donné les moyens de reprendre le contrôle et ont montré qu’ils étaient prêts à user de tous les moyens pour se maintenir au pouvoir. Une fois encore, c’est la preuve que tout ce que peut attendre le prolétariat révolté de la part de l’État de la classe dominante, c’est une lutte sans merci qui ne peut s’achever que par la victoire d’un camp ou de l’autre. C’est une nouvelle illustration de la leçon que le révolutionnaire Auguste Blanqui formulait après l’écrasement de la révolution de 1848 :
« Les armes et l’organisation, voilà l’élément décisif de progrès, le moyen sérieux d’en finir avec la misère. Qui a du fer, a du pain. On se prosterne devant les baïonnettes, on balaye les cohues désarmées. En présence des prolétaires armés, obstacles, résistances, impossibilités, tout disparaîtra. Mais, pour les prolétaires qui se laissent amuser par des promenades ridicules dans les rues, par des plantations d’arbres de la liberté, par des phrases sonores d’avocat, il y aura de l’eau bénite d’abord, des injures ensuite, enfin de la mitraille, de la misère toujours. »
À plus de 170 ans et plusieurs milliers de kilomètres d’écart, ces mots entrent parfaitement en résonance avec la révolte toujours pas achevée des travailleurs soudanais.
23 juin 2022