Les Souvenirs d’August Bebel02/05/20222022Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2022/05/224.jpg.484x700_q85_box-0%2C0%2C1383%2C2000_crop_detail.jpg

Les Souvenirs d’August Bebel

August Bebel (1840-1913) fut pendant un demi-siècle le dirigeant le plus populaire de la social-démocratie allemande. Il a beaucoup publié, mais seul a été traduit en français La femme et le socialisme (1879), livre de combat pour l’émancipation des travailleuses. Dans les Souvenirs de ma vie, publiés prochainement par Les bons caractères (cf. souscription en 3e page de couverture), Bebel voulait raconter les luttes de sa génération. La première partie parut en 1910, la deuxième en 1911. Il pensait aller jusqu’à la chute de la loi d’exception contre les socialistes, en 1890. Mais sa troisième partie, publiée après sa mort par Karl Kautsky, s’interrompt en 1882. Ce sont donc vingt-deux ans de vie militante que Bebel raconte ici.

Le récit commence par quelques souvenirs de jeunesse, d’abord dans les casernements où servent son père puis son beau-père, sous-officiers prussiens, puis dans l’atelier où il est apprenti, enfin sur les routes de son tour d’Allemagne, comme compagnon tourneur sur bois. Le hasard le fixe en 1860 à Leipzig, la capitale économique et intellectuelle du royaume de Saxe, où il ouvre en 1863 un modeste atelier. Il participe au développement du mouvement ouvrier, militant dans les associations culturelles ouvrières et débattant des problèmes politiques de l’heure.

Le grand problème est l’unité allemande. L’Allemagne est alors divisée en une trentaine d’États souverains, royaumes, duchés, principautés, villes libres et évêchés, dont beaucoup ont des régimes absolutistes semi-féodaux. C’est le cas en particulier de la Prusse, le plus vaste et le plus puissant d’entre eux, dirigée depuis 1862 par Bismarck. L’unification a déjà commencé sur le terrain économique. Mais faut-il construire une Grande-Allemagne sous direction autrichienne, englobant toutes les provinces qui parlent allemand, ou alors une Petite-­Allemagne sous direction prussienne, excluant les 10 millions d’Allemands de l’Empire d’Autriche ? La bataille de Sadowa en 1866 tranche en faveur de la Petite-Allemagne.

L’Allemagne est un pays économiquement et politiquement retardataire, qui sort de dix ans de noire réaction. ­Bebel est en admiration devant les révolutionnaires de 1848-1849 qui ont survécu aux fusillades et aux bagnes. Dans leur lutte politique contre l’absolutisme, les bourgeois libéraux tentent d’enrôler le mouvement ouvrier et ses multiples associations. Contre eux, en 1863, Ferdinand Lassalle (1825-1864) fonde en 1863 l’Association générale des travailleurs allemands (ADAV), le premier parti ouvrier allemand. Mais les dirigeants de ce parti sont autoritaires, sectaires, et flirtent avec Bismarck. Bebel, lui, travaille à fédérer les associations ouvrières, culturelles et syndicales, qui en 1869 créent à Eisenach le Parti ouvrier social-démocrate, qui se réclame de l’Association internationale des travailleurs, la Ire Internationale. Marx et Engels suivent de près ce parti qui milite dans leur pays d’origine et qui est à peu près le seul à incarner leur internationalisme. Entre-temps Bebel a été, avec Wilhelm Liebknecht, élu au Parlement où, ouvrier de 27 ans autodidacte, il affronte les ténors du gouvernement et des partis bourgeois.

Et il en faut de l’héroïsme pour défendre l’internationalisme ouvrier en pleine guerre franco-prussienne de 1870, pour s’opposer à l’annexion de l’Alsace-Lorraine par le nouvel Empire allemand et pour prendre la défense de la Commune de Paris, premier État ouvrier. Bebel et ses camarades sont accusés de haute trahison, condamnés à des années de forteresse.

En même temps, dans le camp ouvrier la bataille fait rage entre le courant de Bebel et le courant lassallien. Débats violents, accusations réciproques, polémiques de mauvaise foi, bagarres même opposent des militants que devrait réunir leur commune opposition à Bismarck et à la bourgeoisie. Bebel est en correspondance avec Engels, à qui il n’hésite pas à tenir tête, car c’est lui qui est sur le terrain. Toutefois, les tentatives de rapprochement entre les frères ennemis se multiplient. Elles aboutissent en 1875, au congrès de Gotha, à la fusion des deux tendances en un Parti ouvrier socialiste d’Allemagne, qui deviendra en 1891 à Erfurt le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD).

Le parti n’est pas plutôt unifié que la répression se déchaîne, aboutissant en 1878 à une loi d’exception qui dissout le parti et réprime toute activité politique ou syndicale ouvrière. Les journaux sont interdits les uns après les autres, les militants expulsés de ville en ville avec leur famille, privés de travail et de logis, accablés de procès, d’amendes, d’années de prison. Contre cette chasse à l’homme, les militants reconstruisent les organisations dans la clandestinité, homme par homme, sou par sou. Par chance, on peut encore présenter des candidats aux élections. Les campagnes électorales servent à reconstruire le parti, malgré les interdictions de réunions, les destructions de matériel de propagande, les arrestations et les poursuites. Pisté pas à pas par la police, Bebel parcourt le pays comme voyageur de commerce pour sa petite entreprise. Il roule ses anges gardiens dans la farine, participe aux réunions, aux assemblées, aux congrès. Le journal du parti est fait en Suisse, d’où il entre en Allemagne par tout un réseau de contrebande, de relais et de fausses adresses. C’est la Poste rouge, qui au nez des douaniers et des flics irrigue avec régularité un parti bien vivant. Là s’interrompent les Souvenirs de Bebel.

Le livre a été écrit il y a plus d’un siècle, sur des événements remontant un demi-siècle auparavant. Il raconte congrès, campagnes électorales, sessions parlementaires, il cite résolutions, statuts, discours et correspondances. Il est parfois ardu à suivre, mais récompense amplement les efforts du lecteur.

Par ailleurs nous savons que, redevenu légal, et tout en affirmant sa fidélité aux principes du marxisme, le parti de Bebel a peu à peu dérivé vers un réformisme de fait et s’est réconcilié avec son impérialisme, jusqu’à trahir en août 1914 l’internationalisme prolétarien.

Mais ce que présentent les Souvenirs de Bebel, c’est la construction et les luttes d’un parti dans la fraîcheur de la jeunesse, militant pour organiser politiquement la classe ouvrière contre la société bourgeoise et l’État bismarckien. De ce combat, Bebel est le témoin en même temps qu’un acteur de premier plan.

25 avril 2022

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