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Tribune des généraux : l’État, “une bande d’hommes armés”
Cette tribune a été rédigée par plusieurs généraux en retraite clairement marqués à l’extrême droite, comme Jean-Pierre Fabre-Bernadac, fondateur et animateur du blog Place d’armes dont la présentation ne laisse aucun doute sur son orientation politique : « La France est au bord du gouffre. Aujourd’hui nos ennemis sont dans la place, aussi devons-nous nous regrouper pour montrer que nous sommes mobilisés pour défendre notre drapeau. » Autre rédacteur du texte, le général Christian Piquemal, qui s’était fait connaître en 2016 en prenant la parole à Calais lors d’une manifestation « contre les migrants et l’islamisation de l’Europe ». Ou le général François Gaubert, ancien gouverneur militaire de Lille, élu Rassemblement national dans l’Hérault.
Les idées exprimées par cette bande de vieux fascistes en mal de notoriété ne sont donc pas surprenantes. Ce qui est plus inhabituel, c’est que, publié sur le site Place d’armes sous forme de pétition, ce texte a recueilli la signature, à ce jour, de plus de 24 000 militaires, qui ont signé de leur nom, allant ainsi à l’encontre du devoir de réserve en vigueur dans l’armée, qui veut que les militaires ont le droit d’avoir une opinion mais pas celui de l’exprimer publiquement. La liste des 1 500 premiers signataires est publiée sur le site, et l’on y trouve des militaires de tous les grades, des généraux aux soldats de deuxième classe.
L’armée et la guerre civile
Le texte ne fait, sur le fond, que ressasser le discours habituel de l’extrême droite sur le « délitement de la France », la « souillure des mots Honneur et Patrie », l’islam, les gauchistes et les « hordes de banlieue ».
Plusieurs points sont toutefois politiquement notables : d’abord, le fait que les signataires s’élèvent contre les violences qui ont marqué les manifestations des gilets jaunes, en critiquant démagogiquement le fait que les forces de l’ordre répriment de « bons Français », alors qu’elles laissent tranquilles les voyous, gauchistes, islamistes et autres « hordes de banlieue ».
Ensuite, et surtout, le fait que le texte appelle le président de la République et le gouvernement à agir d’urgence pour « redresser la France », sous peine de voir se développer une « guerre civile » qui fera « des milliers de morts ».
Contrairement à ce que prétendent la gauche et les médias, ces généraux ne menacent pas directement le pays d’un putsch, même si la date de la parution, 60 ans après le putsch des généraux d’Alger le 21 avril 1961, n’a pas été choisie par hasard par l’hebdomadaire Valeurs actuelles, qui a profité de l’occasion pour faire un coup médiatique. Mais ils disent noir sur blanc ce que les communistes révolutionnaires savent : si une explosion sociale éclatait dans ce pays, c’est l’armée qui serait chargée de la réprimer. À tous ceux qui pourraient se bercer d’illusions sur une évolution, au fil du temps, de la violence des rapports de classes, à tous ceux qui croient qu’un régime de démocratie parlementaire serait incapable de permettre à l’armée de massacrer une population qui se révolte, ces généraux rappellent la nature de l’État bourgeois. Ce que disent les généraux, c’est que la politique actuelle des gouvernements va « provoquer, au final, une explosion et l’intervention de nos camarades d’active dans une mission périlleuse de protection de nos compatriotes sur le territoire national ». Et c’est là que « les morts se compteront par milliers », écrivent-ils. Ce n’est pas d’un putsch qu’ils parlent, c’est du moment où l’armée sera appelée par le gouvernement à réprimer une explosion sociale.
Ce sont certes des généraux en retraite et politiquement marqués qui s’expriment mais, sur ce sujet, ils disent clairement ce que savent tous les militaires et tous les hommes d’État bourgeois : l’ultime rempart de l’ordre bourgeois, c’est l’armée, et quand elle intervient contre des manifestations, c’est pour tuer.
Il y a un siècle et demi, Marx et Engels ont donné pour la première fois une définition simple et claire de l’État : avant tout « une bande d’hommes armés » chargés de défendre les intérêts de la classe dominante. Dans nos pays riches, cette bande d’hommes armés se cache derrière les rideaux de la démocratie bourgeoise. Mais, si la situation sociale l’exigeait, tout le décorum de leur démocratie serait jeté aux orties, et ce serait aux « hommes armés » d’intervenir pour défendre l’ordre. C’est, à leur façon, ce que rappellent cyniquement les signataires de la tribune.
Ce texte illustre les raisons pour lesquelles nous sommes révolutionnaires, c’est-à-dire pour lesquelles nous savons que l’on ne pourra pas changer la société par des élections ou des réformes ; et que s’en prendre radicalement aux intérêts économiques et politiques de la bourgeoisie nécessitera l’intervention du prolétariat armé. Parce que, comme l’écrivait Blanqui dans son Avis au peuple (toast de Londres) écrit en 1851, après le massacre des ouvriers parisiens en juin 1848 par les Bernadac et Piquemal de l’époque : « Les armes et l’organisation, voilà l’élément décisif de progrès, le moyen sérieux d’en finir avec la misère. Qui a du fer, a du pain. On se prosterne devant les baïonnettes, on balaye les cohues désarmées. La France hérissée de travailleurs en armes, c’est l’avènement du socialisme. »
Les militaires qui ont écrit cette tribune rappellent que l’armée sera toujours là pour préserver l’ordre bourgeois, et ce n’est pas par hasard s’ils le font maintenant, à un moment où la société craque de partout, où la misère explose, où la confiance dans les politiciens traditionnels se fissure. C’est une forme d’avertissement, et nous devons expliquer aux travailleurs qu’il faut entendre cet avertissement, qu’il faut réfléchir à ce qu’il signifie et à ce qu’il faut en tirer comme conséquences.
L’armée, vivier de l’extrême droite
Évidemment, les officiers qui ont signé ce texte font aussi de la politique à titre personnel, et le fait qu’ils publient ce texte fait écho au fait qu’une partie de la population, non négligeable si l’on en croit les enquêtes et les sondages, souhaite qu’un plus grand rôle soit donné à l’armée, voire qu’un militaire soit placé à la tête de l’État. Cette évolution d’une partie de l’opinion publique est encore un symptôme de plus du désarroi et de la perte de repères politiques, y compris dans la classe ouvrière.
Mais le fait que près de 20 000 militaires aient signé ce texte montre qu’ils sont nombreux à partager les idées exprimées dans cette tribune.
Cela n’a aucune raison de nous surprendre : l’armée, comme la police du reste, a toujours été un terreau fertile pour l’extrême droite. Notamment parce qu’elle cultive, pour des raisons évidentes, un nationalisme virulent : le ciment de l’armée, et ce qui peut lui permettre d’envoyer des jeunes gens au combat et parfois à la mort, c’est le culte de la patrie et du drapeau.
Depuis toujours, l’état-major de l’armée est un vivier du fascisme : les plus hauts gradés sont souvent issus de grandes familles bourgeoises ou aristocratiques, catholiques intégristes, où l’antisémitisme est une tradition familiale au moins depuis l’affaire Dreyfus. Le fameux général Leclerc, de son vrai nom Philippe de Hauteclocque, érigé en héros de la démocratie et de la liberté en 1945, était un fasciste notoire dans les années 1930. Le général de Gaulle aussi avait des opinions d’extrême droite. Et de nombreux hauts gradés de l’armée française, aujourd’hui encore, ne camouflent que très discrètement leur adhésion aux idées du Rassemblement national, voire bien plus à droite encore. Et ces idées se répandent à tous les niveaux inférieurs de l’armée.
La gauche et le mythe de l’armée républicaine
Les dirigeants du PS, du PC, de La France insoumise ou de la CGT, poussent des cris effarouchés face à la présence de l’extrême droite dans l’armée en prétendant, comme Jean-Luc Mélenchon, que cette tribune « salit l’honneur de l’armée française ». L’« honneur de l’armée française » s’est pourtant exprimé depuis des dizaines d’années en Afrique pour sauvegarder les intérêts de l’impérialisme français. L’armée française a couvert et protégé les génocideurs au Rwanda, sauvé la peau de dizaines de dictateurs et d’assassins en Afrique, sans parler de ses sales guerres plus anciennes en Indochine ou en Algérie. Elle a écrasé la Commune de Paris, assassiné des ouvriers à Fourmies en 1891, envahi avec ses chars les carreaux de mine du Nord en grève en 1948… et la liste est longue. En parlant ainsi, en expliquant qu’il faut « rappeler aux soldats leur devoir d’obéissance due », Mélenchon montre qu’il est un défenseur de l’armée, c’est-à-dire de l’ordre bourgeois. Les révolutionnaires ne sont pas, eux, pour le respect de « l’obéissance due », mais pour les révoltes des soldats contre leurs officiers – et pour la dissolution de l’armée permanente.
La CGT a publié le 26 avril un communiqué de presse du même tonneau, expliquant que « la neutralité de l’armée est un principe républicain avec lequel il ne peut être question de transiger ». Entretenir le mythe d’une « armée républicaine » qui serait neutre, c’est-à-dire qui ne choisirait pas son camp entre les classes sociales, en faisant semblant d’ignorer que la caste des officiers forme et formera toujours les chiens de garde de l’ordre bourgeois, c’est non seulement un mensonge conscient, mais c’est une trahison vis-à-vis de la classe ouvrière. C’est ce genre de propagande qui a conduit, la gauche chilienne il y cinquante ans, à laisser la classe ouvrière désarmée face au général Pinochet, en assurant que l’armée était par nature trop républicaine, trop neutre pour renverser un gouvernement démocratiquement élu.[1]
Dans son communiqué, la CGT regrette que le « Conseil supérieur de la réserve militaire, au sein duquel elle siège, n’est plus réuni à la fréquence prévue par les textes » ! Autrement dit, il n’y a pas de danger, il y a un bureaucrate de la CGT au sein du Conseil supérieur de la réserve militaire, et la démocratie est bien protégée.
La gauche, du PS au PCF en passant par la France insoumise, n’a rien su dire d’autre qu’en appeler à Macron et au gouvernement. « Toujours pas de réaction d’Emmanuel Macron et du gouvernement ! », twittait Fabien Roussel, le patron du PCF, le 24 avril. « Nous appelons la ministre des Armées à prendre des sanctions exemplaires à l’encontre des signataires de cette tribune qui portent atteinte à l’honneur de l’armée française et aux militaires engagés pour servir la République », a écrit quant à lui le Parti socialiste dans une résolution votée le 27 avril. Ces partis jouent leur rôle : prétendre que l’armée a pour fonction de défendre la République et non les intérêts de la bourgeoisie, et camoufler le fait que Macron, comme n’importe lequel de ses prédécesseurs de gauche comme de droite à la tête de l’État, n’hésiterait pas à mobiliser l’armée contre une explosion sociale si le pouvoir de la bourgeoisie en dépendait.
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Répétons-le, les généraux qui ont signé ce texte n’appellent pas au putsch. On peut penser que beaucoup d’entre eux sont bien trop politiques et bien trop responsables vis-à-vis de la bourgeoisie pour se lancer dans ce type d’aventure, à un moment où la bourgeoisie n’en a aucun besoin. Mais, s’ils l’avaient vraiment fait, c’est donc ainsi qu’auraient réagi les partis de gauche ? Après le communiqué du PS que nous venons de citer, un député France insoumise a déclaré : « Pendant que le PS pleurniche, La France insoumise agit. » Et quelle « action » le parti de Mélenchon a-t-il entreprise ? Il a saisi le procureur de la République ! À l’époque du putsch des généraux à Alger, en 1961, le PC avait au moins fait semblant d’appeler les travailleurs à descendre dans la rue pour s’y opposer. Aujourd’hui, ces gens-là en appellent à la justice bourgeoise. Mélenchon a même déclaré que l’appel à l’insurrection était interdit par l’article L 412-4 du Code pénal ! Ils sont tellement pétris de réformisme et de légalisme qu’ils se refusent à imaginer d’autres réponses à ce type d’événements qu’un appel au « droit ». Si, demain, des groupes fascistes exerçaient leur terreur contre le mouvement ouvrier, Mélenchon appellerait la police en brandissant le Code pénal.
Aux travailleurs, aux jeunes, aux militants sincères du PC, de LFI ou de la CGT, nous devons expliquer cette réalité. Les réactions de la gauche dans cette affaire démontrent mieux qu’un long discours que ces organisations sont des partis bourgeois, des défenseurs de l’ordre et que, face au développement de l’extrême droite dans l’armée et ailleurs, ils ne seront d’aucune utilité, bien au contraire, puisqu’ils ne serviront encore une fois qu’à aveugler et tromper les travailleurs.
La poussée de l’extrême droite s’exprime chaque jour dans les sondages. Mais on voit qu’elle prend aussi d’autres formes, hors du jeu électoral. Lutter contre l’extrême droite, ce n’est pas – comme le fait la gauche – chercher des stratégies et des accords pour lui « barrer la route » sur le terrain électoral. C’est d’abord redonner des perspectives de lutte et une conscience à la classe ouvrière. Et c’est aussi se préparer, moralement et politiquement, à agir si, demain, la bourgeoisie décidait de s’appuyer sur l’armée pour imposer son ordre. C’est la tâche des révolutionnaires que de préparer cette situation, en reconstruisant un parti communiste révolutionnaire.
4 mai 2021
[1] Voir la réédition de la brochure de Lutte ouvrière de septembre 1973 Chili, un massacre et un avertissement. Voir aussi Chili 1970-1973 - Allende désarme les travailleurs, l’armée les massacre, à paraître aux éditions Les Bons Caractères, collection Éclairage.