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Le mouvement contre la réforme des retraites
Le 24 septembre, une journée nationale d’action interprofessionnelle avait été organisée par la CGT. Mais c’est à partir de la mobilisation record du 13 septembre que la date du 5 décembre a été fixée, d’abord par les syndicats de la RATP, rejoints par ceux de la SNCF, puis par les confédérations CGT, FO, Solidaires et FSU. Jeudi 5 décembre, donc, les agents de la RATP, les cheminots et de nombreux enseignants sont en grève reconductible contre la réforme des retraites. Les manifestations du 5 ont rassemblé de 800 000 à 1,5 million de manifestants, avec des cortèges très fournis dans 250 villes, y compris dans des villes petites et moyennes : 10 000 à Bayonne et à Saint-Nazaire, 7 000 à La Rochelle, 6 000 à Avignon, 5 200 à Chambéry, 4 000 à Beauvais et à Auxerre, 3 200 à Agen, 3 000 à Compiègne ou à Auch, 1 000 à Vesoul, etc.
Dans l’enseignement, la grève a atteint des chiffres très élevés, les plus hauts depuis 2003 : si, pour la journée du 5 décembre, le ministère a indiqué un taux de grévistes de 51,5 %, celui-ci est notoirement sous-évalué, atteignant au bas mot 65 % dans le primaire, et presque autant dans le secondaire. Plus de 15 000 écoles étaient fermées.
Si la SNCF, la RATP et l’éducation sont les secteurs les plus mobilisés, de nombreux travailleurs des hôpitaux et d’entreprises privées ont également manifesté contre cette réforme antiouvrière. Toutes les raffineries du pays, Renault-Trucks à Lyon, Legrand et Madrange à Limoges, les Chantiers navals à Saint-Nazaire, Michelin à Bourges et à Cholet, Web Help à Compiègne, etc., ont été touchés par la grève. Et, dans l’opinion ouvrière, ce mouvement bénéficie d’un vaste soutien, y compris parmi celles et ceux qui n’ont pas fait grève.
Mardi 10 décembre, si les cortèges ont été un peu moins fournis, plusieurs centaines de milliers de personnes (339 000 selon la police, 885 000 selon les syndicats) ont de nouveau manifesté, malgré la proximité de cette nouvelle échéance avec le 5 décembre.
Mercredi 11 décembre, le gouvernement a dévoilé son projet, semblable en tout point au rapport Delevoye, et consistant pour l’essentiel à faire travailler plus longtemps les salariés, pour des pensions réduites. Même la CFDT et l’UNSA, dont les directions, traditionnellement disposées à approuver les réformes gouvernementales, et qui étaient restées dans l’expectative au prétexte qu’elles ne connaissaient pas le projet de réforme, se sont ralliées à la contestation. L’instauration d’un « âge d’équilibre » à 64 ans, finalement décidée par le gouvernement, était, ont dit ces confédérations, une « ligne rouge » ; la nature et la durée de leur engagement dans le mouvement restent à voir.
En tout cas, les assemblées générales de grévistes réunies jeudi 12 décembre ont largement reconduit la grève. La plupart des lignes de métro restent fermées, et le trafic SNCF est réduit au strict minimum. La prochaine journée nationale de grève et de manifestations, programmée mardi 17 décembre, est pour tous une date importante.
À partir des interventions de nos camarades lors du congrès de Lutte ouvrière, les 7 et 8 décembre dernier, nous faisons ci-dessous un état des lieux du mouvement à son début dans les secteurs en grève, et nous indiquons la politique que nos camarades pouvaient y mener.
À la RATP et à la SNCF
À la RATP, ce mouvement de grève a été démarré et dirigé par les syndicats, en particulier la CGT et l’UNSA. Ce syndicat corporatiste était à l’origine de la première grève du 13 septembre, dont le succès massif a impressionné tout le monde et qui a vu des travailleurs du rang se mobiliser pour convaincre leurs collègues de se mettre en grève et participer aux assemblées. C’est ce même syndicat qui avait appelé à une grève reconductible à partir du 5 décembre, rejoint à la RATP par Solidaires puis par la CGT.
À la SNCF, le mouvement a été précédé de plusieurs conflits qui avaient montré la volonté de cheminots d’en découdre. On peut citer le mouvement de droit de retrait des roulants du 18 au 20 octobre, à la suite d’un accident de TER dans les Ardennes ; ou des grèves sans préavis dans des ateliers de maintenance, comme à Châtillon (Hauts-de-Seine) et au Landy à Saint-Denis, fin octobre et début novembre. Dans ce contexte, Sud-Rail, puis la CGT cheminots et l’UNSA ferroviaire se sont aussi ralliés à l’appel à une grève reconductible à partir du 5 décembre.
À la RATP, les 5 et 6 décembre, la grève a été à nouveau très suivie, parmi les travailleurs du métro et ceux du bus. La participation aux assemblées générales n’était toutefois pas au même niveau partout, variant entre quelques dizaines et 150 participants, suivant les dépôts et les terminus.
Si une fraction des grévistes défendait la perspective d’une grève reconductible jusqu’au retrait total, d’autres étaient plus hésitants, affirmant vouloir tenir jusqu’en début de semaine prochaine mais disant qu’ils ne continueraient pas s’ils n’étaient pas suivis par d’autres secteurs. D’autres encore hésitaient à reprendre temporairement le travail pour ne pas perdre de repos le week-end.
À la SNCF, les taux de grévistes étaient aussi exceptionnels le 5 décembre. D’après les chiffres de la direction, au niveau de tout le groupe public ferroviaire, tous collèges confondus, il y a eu 55,5 % de grévistes, soit dans le détail : 65,6 % à l’exécution (ouvriers, employés), 61,30 % à la maîtrise et 36 % chez les cadres. Pour avoir un point de comparaison, le premier jour de grève du mouvement contre la réforme ferroviaire, le 3 avril 2018, le taux de grévistes, tous collèges confondus, était selon la direction de 33 %.
Tant à la SNCF qu’à la RATP, le nombre impressionnant de grévistes et la taille des manifestations ont vraiment fait plaisir aux grévistes, conscients de l’ampleur du mouvement du 5, et partout les assemblées ont reconduit le mouvement.
La politique des syndicats
Les syndicats ont affiché des positions radicales, exigeant le retrait du plan de réforme, mais en ayant la préoccupation de garder le contrôle sur le mouvement.
À la RATP, dans certaines assemblées, l’UNSA a utilisé divers stratagèmes pour contrer l’organisation des grévistes : la veille de la grève du 5, ses responsables proposaient de voter par WhatsApp la reconduite de la grève plutôt que d’aller aux AG. Le lendemain, ils expliquaient que, comme la grève irait jusqu’au retrait total du projet, ce n’était pas la peine de faire des AG tous les jours, une fois tous les 2 ou 3 jours suffirait amplement… puisque ce n’était pas utile de reconduire tous les jours.
À la SNCF, la CGT a appelé au contraire à la participation aux assemblées. Mais, avant même le mouvement, le secrétaire de la fédération CGT des cheminots, Laurent Brun, avait adressé un courrier de trois pages à l’ensemble des syndiqués indiquant en particulier la manière dont il voulait que la grève se déroule. Il y expliquait qu’avant chaque AG il devait y avoir une AG des syndiqués CGT, précisant que c’était le lieu de prise de décisions politiques telles que choisir ou non de proposer la reconduction de la grève.
Certains militants ont tellement pris cela au pied de la lettre, comme à Tours ou Sotteville-lès-Rouen, qu’ils expliquaient ne pas voir l’intérêt de vraies AG où faire voter la reconduction de la grève, ou s’opposaient à ce que les AG soient décisionnaires.
Sur le plan des revendications, les syndicalistes Sud-Rail ou FO se sont positionnés, en général, pour le retrait pur et simple de la réforme des retraites, à l’exclusion de toute autre revendication. Outre le retrait de la réforme, la fédération CGT a, elle, insisté pour mettre en avant, sous forme très catégorielle, des revendications spécifiques aux cheminots, comme l’ouverture de négociations pour une convention collective de haut niveau ou la réforme ferroviaire. Or les préoccupations des cheminots ne sont pas corporatistes et ils savent que le retrait de la réforme des retraites, comme la question des salaires, des effectifs et des conditions de travail, sont communes à tous les travailleurs.
Notre politique dans le mouvement
Dans ce mouvement naissant, nos militants ont mis en avant des revendications qui concernent l’ensemble du monde du travail : contre la réforme des retraites et toutes les attaques antiouvrières, pour le droit pour chacun d’avoir un salaire ou une retraite dignes. Ils ont combattu toute tentative de division entre catégories, entre générations, entre secteur public et secteur privé.
Ils ont favorisé toutes les actions qui permettent de rendre concrète la solidarité et la communauté d’intérêts entre travailleurs : diffusions de tracts, prises de parole, rencontres entre grévistes, assemblées ou manifestations interprofessionnelles.
Partout, ils ont mis leurs forces pour permettre aux grévistes de contrôler leur grève. Ils ont défendu le principe des AG souveraines et quotidiennes et incité les grévistes à y participer malgré les difficultés de transport.
Dans ce mouvement dirigé par les confédérations syndicales, notre objectif a été de tenter de faire élire des comités de grève, chargés de mettre en œuvre les décisions des assemblées générales, composés de grévistes syndiqués ou non, mais tous élus et révocables par les grévistes. À défaut de prétendre diriger le mouvement, ces comités de grève permettent aux travailleurs de prendre en main leur grève localement, de se répartir les tâches, de mobiliser les grévistes et de faire l’apprentissage de rapports démocratiques. Le 7 décembre, tant à la RATP qu’à la SNCF, des comités de grève avaient cette fois-ci été élus et mis en place dans différents secteurs. À la RATP, dès le démarrage, des comités ont pu être élus dans un secteur de la maintenance, dans deux dépôts de bus à Thiais (Val-de-Marne) et Montrouge (Hauts-de-Seine), dans deux terminus de métro Porte-de-Saint-Cloud (ligne 9) et Pleyel (à Saint-Denis, ligne 13).
À la SNCF, des comités de grève ont été élus à Strasbourg, Nantes, Angers, dans la région parisienne, à la gare du Nord et à la gare de l’Est, aux technicentres TGV de Châtillon et de Villeneuve-Saint-Georges. Dans nombre d’endroits, de tels comités ont été évoqués en AG, parfois soumis au vote, mais sans être élus la première fois, souvent du fait de l’obstruction de syndicalistes de l’UNSA, de la CGT voire de Sud.
Tant à la RATP qu’à la SNCF, ces comités de grève ne représentent pas tous la même chose. Certains regroupent essentiellement des militants syndicaux, d’autres sont plus larges. Une fois élus, il faut apprendre à les faire fonctionner et la première étape est déjà de réussir à les réunir. Cela n’a pas forcément marché du premier coup partout. Il faut ensuite proposer que certains se chargent de faire le compte-rendu de l’AG et réfléchissent aux actions à proposer à l’AG suivante pour renforcer la grève. Il faut parfois expliquer, à ceux qui sont bien formés aux méthodes bureaucratiques de leur syndicat, que ce n’est pas le comité qui décide mais que tout doit être soumis aux grévistes, seuls décisionnaires de la grève.
Dès les deux premiers jours, certains comités avaient déjà un petit bilan à leur actif (comptes- rendus d’AG, tracts, banderoles). Le but de ces comités est de permettre aux grévistes d’organiser leur grève eux-mêmes. Ils sont pour l’heure, en réalité, davantage des comités d’organisation de la grève que des directions de la grève à proprement parler. Cette grève nationale dépasse largement leur cadre. Les directions syndicales appelaient, à juste titre, à de nouvelles journées de mobilisation permettant de renforcer un mouvement puissant mais encore fragile.
Nul ne peut prédire à ce stade l’avenir du mouvement ni juger de sa profondeur. Mais la participation active et consciente du maximum de grévistes à leur propre grève est bien le meilleur gage pour renforcer et élargir le mouvement et construire une vraie grève victorieuse.
12 décembre 2019