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L’offensive de Macron et du grand patronat contre les retraites ouvrières
La légende des « conquêtes » de la Libération
Le PCF, devenu le défenseur acharné du système capitaliste, se présenta à la bourgeoisie comme son meilleur protecteur face à la crise économique et sociale qui menaçait d’éclater au sortir de la guerre. Avant même la fin de celle-ci, il entra dans le gouvernement provisoire de De Gaulle. Il mit alors en tête de son programme « la renaissance de la France », bourgeoise bien entendu. Il entreprit d’encadrer la classe ouvrière pour l’empêcher de revendiquer. Il fit tout pour qu’elle se crève à produire toujours plus, pour des salaires de misère, afin de remettre sur pied l’économie capitaliste défaillante.
C’est dans cette perspective que fut mis sur pied le programme du Conseil national de la résistance, le CNR, et le programme « social » qui l’accompagnait. Il s’agissait de contenir la colère qui pouvait éclater dans les classes populaires avec la disette qui régnait dans tout le pays, alors que l’écroulement de l’État français de Pétain risquait de produire un vide étatique. Comme au lendemain de la Première Guerre mondiale et pour mystifier les travailleurs, pour qu’ils produisent sans revendiquer, on mit sur pied des réformes qui ne coûtaient rien aux bourgeois. La Sécurité sociale fut instituée, avec sa branche retraite censée garantir la retraite à 65 ans. Comment la financer, sans faire payer les capitalistes ? C’est pour cela que la retraite par répartition, déjà mise en place par le régime de Vichy, fut généralisée pour les salariés du privé. C’est d’ailleurs un ancien dirigeant de la CGT, René Belin, nommé ministre du Travail par Pétain, qui en avait instauré le principe en 1941, en même temps qu’il créait un minimum vieillesse et supprimait le régime par capitalisation qui avait été mis en place en 1930.
Dans le système instauré au lendemain de la guerre par la loi du 22 mai 1946, l’État n’avait pas de caisse à approvisionner. Il incombait aux actifs d’assurer le financement d’une retraite qui n’accordait que 50 % de leur ancien salaire aux salariés atteignant l’âge de 65 ans.
Les bureaucraties syndicales se voyaient accorder des postes de cogestionnaires dans différentes structures, aux côtés du patronat, ce qui leur procurait des sinécures pendant que les délégués dans les entreprises devaient jouer le rôle de gardes-chiourme en demandant aux travailleurs de « gagner la bataille de la production ». Les mots d’ordres de la CGT et du PCF étaient alors, jusqu’à sa sortie du gouvernement en 1947 : « Produire d’abord, revendiquer ensuite », ou « La grève, c’est l’arme des trusts » et d’autres du même genre. La bataille de la production réserva en guise de retraite une place au cimetière à toute une génération de mineurs qui s’y étaient engagés. Silicosés au dernier degré, une bonne partie d’entre eux n’atteignirent pas l’âge de 50 ans.
Cette retraite de la Sécurité sociale était si faible, malgré l’ambition de « permettre aux travailleurs de vivre dignement » affichée par le programme du CNR, que très vite il fallut y remédier. Les cadres dont la retraite était plafonnée se mirent les premiers en mouvement pour instituer une retraite complémentaire spécifique, calculée par points. Puis le patronat accepta la mise sur pied d’une retraite complémentaire pour les salariés non-cadres, qui fut généralisée à partir de 1957. Assurée par des cotisations patronales et ouvrières, elle était gérée par le patronat et les syndicats, et calculée elle aussi sur la base de points gagnés tout au long de la carrière. Au fil des ans et des reculs de la retraite de la Sécurité sociale, elle prit une place de plus en plus grande dans le montant total de la retraite. En 2015, elle assurait 57 % du montant total de la retraite pour les cadres et assimilés et, en moyenne, 31 % pour les non-cadres, mais souvent jusqu’à 40 % pour une partie de ces travailleurs. C’est dire si « la grande conquête de la Libération » n’a pas eu d’effet libérateur pour les travailleurs.
De plus, pour parfaire la division et l’émiettement de la classe ouvrière, les bureaucraties syndicales jouèrent à fond, en connivence avec l’État, le jeu des accords d’entreprise et des spécificités de chaque catégorie. Dans le cadre d’un certain consensus social furent mises sur pied des retraites spécifiques : à la SNCF, à EDF, à la RATP, sans oublier la retraite des fonctionnaires qui s’applique à quelques millions de salariés. Cela développait « l’esprit d’entreprise » et éloignait les travailleurs du sens collectif de leurs intérêts et, à rebours, faisait naître des sentiments d’exclusion dans le reste de la classe ouvrière.
La retraite comme amortisseur à la crise
La période de crise du capitalisme, ouverte par la récession qui démarra en 1973-1974, et dont nous ne sommes pas sortis aujourd’hui, a vu se succéder des licenciements et des suppressions d’emplois massives, avec des fermetures d’usines un peu partout. La mise en retraite de travailleurs fut jusqu’à récemment un des instruments privilégiés utilisé par l’État et les capitalistes pour amortir les effets de leur politique.
Les restructurations de la sidérurgie, la fermeture de dizaines de grandes entreprises regroupant des milliers de travailleurs, celle de toutes les mines de charbon, de fer et autres, créèrent un climat de révolte parmi ces travailleurs. Pour apaiser ce climat, le patronat et l’État instituèrent non pas la retraite à 60 ans, mais la retraite à 50, voire à 45 ans ou moins, pour les mineurs, par des systèmes de préretraites. Le salaire se trouvait assuré jusqu’au départ en retraite officiel, à 65 ou 60 ans, selon les époques et les annuités manquantes. L’État généralisa ce système avec le Fonds national de l’emploi, qui assurait une préretraite dès 55 ans, voire avant, aux travailleurs des entreprises qui licenciaient, avec une participation minime de celles-ci et une prise en charge conjointe de l’État.
Alors que des systèmes de mise en retraite à 60 ans se mettaient en place dans de multiples entreprises ou administrations, la gauche, arrivée au pouvoir en 1981, décréta la retraite à 60 ans. Cela ne coûtait rien aux capitalistes, on allait piocher dans les réserves de la Sécurité sociale.
Retraites, une guerre de trente ans
Seulement voilà, la crise du système ne s’est pas éteinte. Les capitalistes ont exigé de se faire financer de plus en plus par l’État pour assurer leurs profits. Les gouvernants ont alors décidé de changer la donne. Sentant le rapport de force se déplacer en faveur des classes dominantes, ils remplacèrent les amortisseurs sociaux par des attaques de plus en plus franches. Et peu à peu, l’État capitaliste a lorgné les caisses de la Sécurité sociale, dont le budget était supérieur à celui de l’État, pour financer les cadeaux de plus en plus importants qu’il accordait aux capitalistes, ses donneurs d’ordre. Les baisses de cotisations patronales se sont multipliées, compensées ou non ; les fonds de la Sécurité sociale ont servi à financer des aides qui auraient dû être assurées par le budget de l’État – toute une série de détournements de fonds par lesquels les gouvernements successifs s’en sont pris aux retraites des salariés, comme à tout ce qui était redistribué aux classes populaires.
L’offensive contre les retraites fut lancée par Rocard, Premier ministre de Mitterrand en 1991, au travers du Livre blanc sur les retraites, qui préconisait une baisse notable de leur montant. En 1993, la gauche fut renvoyée dans l’opposition. Il revint alors à Balladur, Premier ministre de droite, de mettre en route le plan Rocard. Cela se fit sans réactions notables des confédérations syndicales, alors que le nouveau mode de calcul allait faire baisser jusqu’à 30 % le montant des retraites sécurité sociale des salariés. Elles furent alors en effet calculées sur les 25 meilleures années, et les anciens salaires pris en compte sur la base de l’indice officiel des prix, et non plus revalorisés selon la hausse moyenne des salaires.
Dès 1995, le gouvernement Chirac remit la Sécurité sociale et les retraites sur le tapis pour s’attaquer cette fois aux régimes particuliers, dont celui de la SNCF. La grève générale des cheminots et les manifestations massives firent reporter à plus tard cette attaque. La gauche au pouvoir à partir de 1997 se prépara encore à lancer une offensive sur les retraites après 2002. Mais Chirac fut élu, et Fillon entreprit cette nouvelle attaque en 2003, cette fois contre les fonctionnaires, dont la retraite est financée entièrement par l’État. Puis en 2008, il réforma les régimes spéciaux.
En 2009, Sarkozy mettait fin au financement par l’État des préretraites, qui étaient alors encore parfois accordées aux entreprises par le biais du FNE, pour les salariés atteignant 56 ans. Les salariés licenciés n’auraient dorénavant que ce qu’ils seraient capables d’arracher à leurs patrons, et à lui seul, et se verraient en plus imposer sur une partie de ce qu’ils pourraient obtenir. Et en 2010, l’âge légal de la retraite fut porté à 62 ans. La gauche, de retour au pouvoir en 2012 avec Hollande, continua les attaques : en 2014, la loi Touraine accrut le nombre d’années de cotisation requises. Et maintenant Macron, bien peu modestement et sans égard pour le sale travail de ses prédécesseurs, présente sa réforme à venir comme « la mère des réformes ».
Contre la dictature économique de la bourgeoisie, reprendre l’offensive
Les 23 millions et plus de salariés du pays se trouvent donc aujourd’hui confrontés à l’offensive annoncée contre les retraites. Il est remarquable que les palabres sur le financement des retraites, dans une sorte de consensus, englobent les confédérations syndicales. Même les représentants de la CGT envisagent la possibilité « d’une faible augmentation des cotisations des salariés ». Et cela sans faire le bilan de l’augmentation des gains que font les capitalistes sur chaque salarié et donc de la part de ce que les capitalistes consacrent à ces retraites.
Or, le prix de la main-d’œuvre pour les capitalistes a fortement baissé, et de façon continue, avec notamment les gains de productivité. Selon une étude parue en 1990, une heure travaillée produisait alors 25 fois plus qu’en 1830, au début du capitalisme industriel[1]. Et pour la période la plus récente de 1990 à 2017, selon le mode de calcul retenu par le conseil national de la productivité (qui chiffre le coût de l’heure travaillée par rapport à la richesse produite, représentée selon les organismes officiels par le PIB), la productivité en France aurait augmenté de 60 %. Cela la place parmi les championnes du monde pour cette augmentation de l’exploitation. Et cela sans parler de l’accumulation hors normes des richesses des plus grands capitalistes, qui se chiffrent en dizaines de milliards chacun. Non seulement ce ne serait que justice que ce soit eux qui assurent ce prétendu déficit des caisses de retraite, et même que le paiement intégral de retraites égales à l’ancien salaire soit assuré par la classe capitaliste. Et au-delà, d’en revenir à la définition ébauchée lors de la Révolution française, que chacun soit assuré des moyens de vivre dignement dès qu’il sera empêché de travailler, pour quelque raison que ce soit.
Tout au contraire, l’essentiel de la réforme vise bien évidemment à réduire la part qui est reversée aux travailleurs. Elle repose sur « l’unification » des régimes de retraite, la mise en place d’un système par points, calculé sur toute la carrière, et avec un prix du point fixé par le pouvoir, ou ses annexes comme le Conseil d’orientation des retraites (COR).
Quant à comprendre pourquoi le patronat, à travers le Medef, s’implique totalement dans la remise en cause du système de retraite, sans en retirer un bénéfice immédiat, c’est la position constante des représentants du patronat depuis trente ans. C’est d’abord, d’une certaine façon, une « position idéologique ». Pour les porte-parole de la classe capitaliste, dans le cadre de la crise il faut par tous les moyens baisser le coût du travail qui vient grever la compétitivité des entreprises et donc les profits directs du patronat. Les retraites, comme tous les avantages sociaux, y compris la santé et le reste, doivent être réduits. Le mot d’ordre est clair : tout l’argent est pour nous. L’argent économisé sur les retraites ne devrait avoir qu’une destination : leurs caisses. Malgré les 52 milliards de baisse de cotisations sociales dont bénéficieraient les entreprises annuellement, selon le rapport que la Cour des comptes vient de rendre public, le patronat en veut plus. À ce propos, incident comique tout récent, un des vice-présidents du Medef s’est plaint lors d’une conférence de presse de la timidité des subventions que lui accordait le gouvernement. Cela provoqua une réponse indignée du ministre de l’Économie, Bruno Lemaire, qui se lança dans un inventaire à la Prévert de tout ce que son gouvernement leur avait déjà distribué. Les capitalistes n’ont jamais eu la reconnaissance du ventre, et ils en veulent toujours plus.
Alors il est vital que la classe ouvrière se réapproprie le mot d’ordre de l’unité de ses intérêts et de son combat. La situation actuelle n’a rien d’enviable : des millions de femmes et d’hommes doivent survivre avec des pensions misérables, inférieures ou à peine supérieures à 1 000 euros par mois. Les femmes et tous ceux qui ont eu des carrières chaotiques en sont les premières victimes. Et les agents de catégorie C de la fonction publique territoriale, les agents de services hospitaliers et les aides-soignantes, avec leur retraite complète de fonctionnaires, n’ont pas non plus bien au-dessus de 1 000 euros. Il faut un certain culot pour les présenter comme des privilégiés.
Il n’y a pas de différence d’intérêts entre toutes les catégories de travailleurs, du public, du privé, les ouvriers du bâtiment, de l’industrie ou du commerce. Mais pour reconquérir cette unité qui fait la force de la classe ouvrière, il faut rompre avec le corporatisme et les dizaines d’années de cette politique mortifère développée par les bureaucraties syndicales.
Car la seule question qui vaille pour chaque travailleur est celle-ci : combien vais-je toucher au bout du compte et à quel âge pourrai-je m’échapper de mon travail, si j’en ai un à ce moment-là ? Et la seule réponse sincère et sans faux-semblant est : cela dépendra du rapport de force entre la classe ouvrière et la classe capitaliste, en France certes, mais pas seulement, car la réforme Macron n’est pas la fin de l’histoire.
Il faut renouer le lien entre toutes les générations. Les réflexions des jeunes travailleurs, voire des moins jeunes, sont souvent : « La retraite ? moi je n’en verrai jamais la couleur, ça ne m’intéresse pas ». Il n’y a pas que le problème de la retraite, qui n’est qu’un des aspects de l’offensive générale de la classe capitaliste : il y a le chômage de masse et les bas salaires ; la précarité et les salaires intermittents qui sont le lot de toute une partie des jeunes et moins jeunes travailleurs ; tous ceux qui se retrouvent usés à 50 ans ou plus jeunes encore, rejetés car handicapés et plus bons pour l’exploitation. Tout cela mérite le même combat contre l’exploitation capitaliste et tous ont besoin des uns et des autres s’ils veulent réellement inverser le rapport de force entre les exploiteurs et les exploités.
Plus fondamentalement, il faut en revenir aux idées du mouvement ouvrier combattant et conquérant. Il est temps que la classe ouvrière mette un terme à la course à la misère, au chômage, à la guerre, à la mise en danger de l’existence de milliards d’hommes sur la terre. Il est temps d’exproprier la classe capitaliste et de mettre tous les moyens de la technologie d’aujourd’hui pour produire rationnellement et satisfaire les besoins de toute l’humanité. Nous sommes loin du problème des retraites ? Non, pour recouvrer ses forces, la classe ouvrière doit retrouver sa dignité, se rassembler et retrouvrer sa fierté d’être la seule classe qui peut ouvrir un avenir à l’humanité.
22 octobre 2019
[1] Olivier Marchand et Claude Thélot, « Deux siècles de productivité en France », Économie et statistique, no 237-238, novembre-décembre 1990, pp. 11-25.