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Une reprise en trompe-l’œil et une vraie politique antiouvrière
La trame de toutes ces mesures, au-delà de leur diversité, est la détérioration du rapport de force entre la bourgeoisie et la classe ouvrière.
Profitant du poids du chômage, de la déliquescence croissante des organisations ouvrières, de l’affaiblissement de la combativité et de la conscience de la classe ouvrière, la bourgeoisie, aidée de son personnel politique, vise depuis des années à récupérer de quoi continuer à maintenir et à augmenter ses profits.
La crise économique étant mondiale, la pression de la grande bourgeoisie va dans le même sens dans tous les pays du monde, y compris dans les pays dont la grande bourgeoisie impérialiste a pu, dans le passé, lâcher quelques miettes de ses profits à sa classe ouvrière, pour s’assurer une paix sociale relative. La personnalité et l’habileté des dirigeants à faire accepter par leurs classes travailleuses des mesures qui les frappent n’ont qu’une importance anecdotique par rapport aux exigences de la grande bourgeoisie. Derrière les gesticulations politiques, il y a des intérêts de classe, ceux de la classe privilégiée qui tient les commandes.
Depuis un certain temps, en gros quelques mois, les déclarations gouvernementales comme celles des médias ont repris un ton optimiste quant à la situation de l’économie capitaliste mondiale.
Que signifie l’expression « reprise de la croissance » qui revient de plus en plus fréquemment, quand bien même elle est tempérée par les adjectifs « prudente », « fragile », etc. et quand bien même le triomphalisme saluant la reprise est entrecoupé de déclarations alarmistes sur la menace d’un krach financier ?
Qu’y a-t-il derrière cette expression et surtout quelle en serait la signification pour la classe ouvrière ?
L’art de manipuler l’opinion
Avant de relater ce qui alimente en ce moment les inquiétudes des dirigeants politiques, un aparté cependant sur la façon dont la presse oriente et manipule l’opinion publique. Oh, pas forcément de façon grossière, mais de façon naturelle et, si on peut dire, congénitale !
Un exemple parmi bien d’autres, et pas le pire, est donné par Le Parisien (16 février), quotidien qui s’adresse à un lectorat plutôt populaire. La une est consacrée à la situation économique. Le gros titre est « Et si le plein-emploi était possible ? » En sous-titre : « Économie : pour la première fois depuis 2009, le taux de chômage en France passe sous les 9 %. Une tendance durable ? », se demande le journal, avec une double page pour y répondre.
La manipulation commence par la forme. On n’affirme pas, on pose la question. Le sous-titre, lui, affirme que, pour la première fois depuis 2009, le taux de chômage passe sous les 9 %.
Il faut relever la date de référence ! C’est l’année où la crise financière de 2007-2008 a plongé l’économie au plus bas. La comparaison n’est même pas faite avec 2006-2007, et encore moins avec les années d’avant la longue période de dépression que nous vivons depuis le début des années 1970. En 1967, Georges Pompidou avait déclaré : « Si un jour on atteint les 500 000 chômeurs en France, ce sera la révolution. »
Voilà pour la forme.
Pour ce qui est du fond de l’affaire, le journal n’hésite pas à affirmer : « La reprise économique se traduit enfin de manière visible sur le marché du travail. » Mais il ne souffle mot du fait que, derrière à peu près le même niveau de l’emploi entre le début de 2007 et aujourd’hui, il y a le remplacement croissant des emplois plus ou moins stables par des emplois précaires.
Sur cette question, le journal économique Les Échos, destiné surtout à la bourgeoisie et ses cadres, est plus objectif, sinon plus clair. Tout en constatant la baisse globale du taux de chômage, il complète avec un autre constat : le chômage des jeunes demeure nettement plus élevé que le taux moyen du chômage. Il explique : « Autre constante de la structure de l’emploi dans la zone euro, le chômage des jeunes reste accroché aux sommets. Chez les moins de 25 ans, il est ainsi deux fois plus élevé, à 17,9 %, que celui de l’ensemble des chômeurs (8,7 %). Ce taux (…) reste supérieur à celui de février 2008 (15,1 %), avant la chute de Lehman Brothers. »
Et l’article ajoute : Le chômage des jeunes est, plus que celui des aînés, sensible à la conjoncture, car ils sont le plus souvent embauchés via des contrats de travail plus flexibles et plus courts. »
Cela signifie en clair que le chômage des jeunes est plus significatif que le taux moyen du chômage, car il s’agit de ceux qui, du fait du caractère précaire de leur emploi, sont plus « sensibles à la conjoncture ».
Les Échos des 2 et 3 mars donne quelques indications qui illustrent le fait que, derrière les grands titres plus ou moins triomphalistes et la croissance des profits financiers, pour les classes populaires en tout cas la réalité est bien plus grave.
L’image de cette réalité, il faut cependant, là encore, la chercher entre les lignes ou dans les pages intérieures, car le grand titre en une affirme : « La France enraye enfin son déclin industriel. » Le sous-titre ajoute : « Le nombre d’ouvertures d’usine dépasse les fermetures, une première depuis 2008. » Mais le second sous-titre modère l’affirmation du premier : « Les investissements dans les nouveaux sites restent modestes et créent peu d’emplois. »
Et de commenter : « La France a ouvert plus d’usines (125) qu’elle n’en a fermé (100) en 2017. » Mais « l’Hexagone compte encore 580 usines de moins qu’en 2008, malgré l’amélioration constatée l’an passé. »
Et, à la fin de l’article, on entrevoit la raison de ne pas partager l’optimisme béat du grand titre : « Les investissements moyens demeurent faibles : (…) deux ou trois fois moins qu’au cours des années précédentes pourtant marquées par la crise. (…) Depuis le début de l’amélioration amorcée en 2014, les usines qui fermaient ont systématiquement détruit plus de postes que celles qui ouvraient n’en créaient. »
Les profits financiers sont en croissance, mais pas les investissements productifs
En d’autres termes, malgré les profits extravagants de la finance, les investissements productifs n’ont pas vraiment repris, et les créations d’emplois encore moins.
La réalité est que, même à nombre d’emplois égal, il y a la liquidation progressive de toutes les pratiques, de tous les statuts qui dans le passé assuraient aux travailleurs un semblant de sécurité de l’emploi.
La tentative actuelle du gouvernement de liquider le statut des travailleurs de la SNCF, après l’avoir déjà fait à La Poste ou à feu France Télécom, est la dernière en date des illustrations d’un mouvement qui dure déjà depuis plusieurs années.
La généralisation des situations hors statut (contractuels, vacataires, intérimaires, stagiaires, CDD) ne date pas d’aujourd’hui, même du côté de l’État.
À la SNCF elle-même, si les travailleurs sous statut sont encore majoritaires – ils sont près de 90 % des 148 919 agents, contre un peu plus de 10 % de CDI ou CDD –, la proportion des hors-statut s’est accélérée au fil des ans et leur part dans les recrutements a atteint 29 % en 2016.
Quant à la SNCF Réseau, chargée de l’entretien et du renouvellement des voies, c’est par la sous-traitance qu’elle contourne le statut des cheminots. D’après L’Usine nouvelle, « la part de la sous-traitance dans les travaux de rénovation frôle les 50 % aujourd’hui ».
Dans le secteur privé, où cela se fait plus discrètement, le mouvement est bien plus ancien et a été imposé aux travailleurs tout simplement par la pression du chômage. Les grandes entreprises privées préfèrent en passer par les agences d’intérim pour s’assurer une main-d’œuvre précaire, fluctuant au gré des commandes et des besoins patronaux.
Alors, même si une reprise s’amorçait, cette fois pas dans le domaine financier mais dans la production, la bourgeoisie n’aurait aucune raison de revenir en arrière sur l’avantage qu’elle a acquis dans le rapport de force contre les travailleurs en profitant de la crise.
Par ailleurs, du côté des gouvernements, les politiques d’austérité, c’est-à-dire d’attaques contre ce qui reste des services publics, contre la protection sociale, la retraite, l’assurance chômage, non seulement ne s’arrêteront pas mais risquent de s’aggraver.
Alertes successives de la Bourse
En pleine période de glorification de la reprise, voici cependant qu’au début du mois de février les Bourses, notamment la Bourse américaine, ont subi un brusque soubresaut, avec un plongeon de plus de 1 000 points de l’indice Dow Jones. Ce que Les Échos du 7 février commentait en affirmant que c’est « la plus forte chute en valeur de son histoire et la plus forte chute en proportion (-4,6 %) depuis six ans et demi, au moment où les États-Unis perdaient leur sacro-saint AAA et où la zone euro s’enfonçait dans la crise ».
Pourquoi donc ce soubresaut ? Comment interpréter l’avertissement lancé aux gouvernants par les marchés financiers, c’est-à-dire par la grande bourgeoisie, celle qui a les moyens de peser sur les cours de la Bourse ?
Voici quelques titres de la presse illustrant l’inquiétude actuelle de la bourgeoisie. Le Monde du 9 février : « La fin de l’argent facile inquiète les marchés financiers. Elle agite la planète finance. »
Ou encore Les Échos du 6 février : « Le retour de l’inflation, un nouveau voyage vers l’inconnu. »
Et Les Échos des 2 et 3 février 2018 : « Dette : les marchés font monter la pression. La pente est encore douce. Mais la route est droite. Et elle peut faire très mal dans les années qui viennent. Doucement, mais sûrement, les taux d’intérêt sont en train de remonter partout dans le monde. Le mouvement est parti des États-Unis, il est en train de gagner l’Europe. »
De quoi s’agit-il ? Comme si souvent depuis le début de la longue dépression actuelle de l’économie capitaliste, le remède trouvé pour conjurer une des manifestations de la crise se transforme en cause de la crise suivante. La crise financière de 2008 a été surmontée par l’injection dans l’économie de crédits très bon marché, voire gratuits. Les banques centrales des grandes puissances impérialistes, après avoir en 2008-2009 inondé de liquidités les marchés financiers, ont continué à distribuer au système bancaire des crédits toujours très bon marché en quantité quasi illimitée. Ce n’est pas le lieu ici d’énumérer les techniques sorties de l’imagination fertile des financiers et des grands commis de l’État. Des titres représentant les dettes des États ont remplacé depuis longtemps les planches à billets. Mais, quels que soient les papiers représentant des dettes, les uns rapportant gros, mais risqués, les autres, des placements de « bon père de famille », ils contribuent tous à gonfler le volume des crédits accordés, et donc des dettes. Ce volume de dettes qui alimentent les multiples circuits de la spéculation a un rapport lointain avec la production et les biens matériels.
Pour reprendre une expression de la revue Alternatives économiques : « Avec environ 170 000 milliards de dette mondiale début 2018, le capitalisme contemporain vit à crédit. Cela représente environ 240 % du PIB de la planète. »
Les Échos avance le même chiffre de 240 % pour le montant de l’endettement par rapport à la production, mais en rappelant de plus que, avant la crise financière de 2008, le montant des dettes, déjà élevé, n’était que de 205 % du PIB mondial. L’augmentation est continue depuis dix ans.
Les crédits bon marché, loin de pousser le capital vers l’investissement productif, le poussent encore plus vers la spéculation. Avec un taux d’intérêt bas, on emprunte de moins en moins en vue de produire et de plus en plus en vue de spéculer. C’est l’endettement lui-même qui nourrit l’endettement. Malgré le soubresaut de février, la Bourse se porte à merveille : l’année 2017 a été une année record. Ce qui signifie que le prix des titres qui se négocient en Bourse, actions, obligations, titres représentant des dettes d’État, ont atteint des sommets sans précédent. Mais cette hausse, et surtout celle des dividendes que cela a rapportés à la grande bourgeoisie, repose en grande partie sur le fait que l’argent distribué en veux-tu en voilà a été utilisé à acheter des titres boursiers, et pas du tout à développer la production.
Pour freiner ce mouvement, c’est-à-dire freiner la tendance à utiliser le crédit bon marché à des opérations spéculatives, les banques centrales s’apprêtent à augmenter les taux d’intérêt. Le feront-elles ? Reculeront-elles au dernier moment, comme l’a fait la banque centrale américaine il y a deux ans, de peur des conséquences pour les financiers ? Si elles se décident à cette augmentation, cela aura comme résultat de rendre plus cher le crédit pour tout le monde. Une hausse des taux d’intérêt affecterait l’économie productive.
C’est cette intention de la banque centrale américaine, ô combien prudemment formulée, qui s’est traduite par la secousse financière du début de février. La secousse a été rapidement surmontée, mais la réaction de la Bourse est un avertissement. Voilà comment cela a été compris par les milieux dirigeants américains, selon un article du Monde des 11 et 12 février : « Donald Trump s’agace. Lui qui vantait la Bourse comme étalon de son action positive sermonne les marchés financiers sur Twitter, tel le roi perse Xerxès (– 480 avant J-C) qui fit fouetter la mer pour avoir détruit un pont, l’empêchant d’envahir la Grèce. » En effet le président américain proteste : « Au bon vieux temps, lorsqu’il y avait des bonnes nouvelles, la Bourse montait. Aujourd’hui, quand il y a une bonne nouvelle, le marché baisse. Grave erreur, alors que nous avons tant de bonnes nouvelles sur l’économie. »
Ceux qui investissent dans la production, les grandes entreprises capitalistes, les sociétés financières, sont les mêmes que ceux qui spéculent. Eh oui, n’en déplaise à Trump, tout ce beau monde, le sien, veut le beurre et l’argent du beurre.
Un mois et demi après l’avertissement des marchés financiers à la banque centrale américaine et à celle de l’Union européenne, voilà qu’à la crainte de la remontée des taux d’intérêt s’ajoutent d’autres facteurs pour justifier ce titre des Échos du 26 mars 2018 : « Les marchés financiers en proie aux turbulences. »
Et à l’affirmation « Pourquoi les marchés sont devenus si fébriles », l’éditorial du même numéro des Échos répond en constatant : « Un sentiment de malaise se diffuse au sein de la communauté financière, qui sent bien qu’elle est en train d’entrer dans une ère beaucoup plus instable. D’autant plus instable que plusieurs cycles menacent de se retourner simultanément. Le premier est celui de l’argent facile. Pendant des années, les taux d’intérêt n’ont regardé que dans une direction : vers le bas. Les banques centrales ont passé leur temps à diminuer le loyer de l’argent et les agents économiques, États, entreprises, ménages, à s’endetter toujours à moindre coût. Un nouveau chapitre est en train de s’ouvrir. » Et il met les points sur les i : « Les investisseurs ont vécu très longtemps dans la certitude que les banques centrales viendraient à leur rescousse en cas de pépin, en noyant les premiers signes d’incendie sous des océans de liquidités. Ce temps-là est révolu. » S’ajoutent à leur inquiétude les incertitudes des rapports internationaux, l’imprévisibilité de Trump et la politique protectionniste vers laquelle il semble se tourner.
Tout en laissant ses hommes politiques et ses journalistes fantasmer sur la reprise, la grande bourgeoisie, ces fameux investisseurs, n’a pas confiance en sa propre économie.
La poursuite des politiques d’austérité
Une autre conséquence du renchérissement annoncé et craint du crédit concerne les États et leur budget. Actuellement, les États des pays impérialistes et quelques autres comblent le déficit de leur budget en empruntant sur les marchés financiers. Ils peuvent le faire, car les financiers, toujours à la recherche de placements rentables, ont une nette préférence pour les prêts aux États impérialistes. Ils offrent en effet une meilleure sécurité. Et, tant que les intérêts à payer sur leur dette restent bas, toutes les parties prenantes sont contentes.
Mais, en cas d’augmentation du taux d’intérêt des banques centrales, les États auront plus de mal à emprunter de nouveau pour financer le remboursement d’anciennes dettes et, en tout cas, ils auront à le payer plus cher. Une première conséquence est que l’écart se creusera de plus en plus entre les différents États, en raison de leurs capacités respectives différentes à emprunter pour se financer.
On se souvient de l’écart considérable entre le taux auquel la Grèce, par exemple, a pu emprunter il y a quelques années et celui accordé aux grands États impérialistes d’Europe.
L’écart commence à se creuser depuis quelque temps entre l’Allemagne et la France. Et le coût du crédit pèsera bien plus sur la compétitivité des entreprises, et sur celle des pays, que le montant des salaires de leurs ouvriers.
La deuxième conséquence, bien plus grave pour les classes populaires, est que c’est sur elles que chaque État cherchera à récupérer la différence. En d’autres termes, sur la réduction des effectifs, y compris dans les services publics les plus indispensables aux classes laborieuses, sur les salaires de ceux qui restent et sur les retraites, sur les allocations chômage… Les multiples variantes de la politique d’austérité sont destinées à se poursuivre et, sans doute, à s’aggraver.
Reprise ou pas, on doit se préparer à de nouvelles attaques contre les classes populaires, et contre la classe ouvrière en particulier.
La manie des réformes de Macron n’est pas un trait de caractère du bonhomme. Ce n’est pas non plus son habileté politique qui lui fait passer ces mesures en début de quinquennat. C’est non seulement une nécessité objective du point de vue des intérêts de la bourgeoisie, mais une réponse aux desiderata contradictoires de celle-ci.
Il n’y a aucune raison que cela s’arrête, sauf changement du rapport de force, imposé au grand capital par une remontée puissante des luttes collectives de la classe ouvrière.
28 mars 2018