Italie : comment Lotta comunista transforme le marxisme26/02/20182018Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2018/02/190.jpg.484x700_q85_box-0%2C0%2C1383%2C2000_crop_detail.jpg

Italie : comment Lotta comunista transforme le marxisme

Dans un article publié dans les colonnes de son journal et reproduisant une lettre envoyée à la rédaction de Lutte de classe, l'organisation italienne Lotta comunista (Lutte communiste) a voulu répondre à notre article « Bordiguisme et trotskisme » paru dans Lutte de classe  186, et avant tout à ce qui dans cet article la concernait directement. Nous publions ici notre commentaire, ainsi que la lettre de Lotta comunista à laquelle il répond.

Dans cette lettre, Lotta comunista tient notamment à donner des précisions quant à son histoire. Rappelons cependant que cet article était consacré au courant bordiguiste et non à Lotta comunista, que nous citions seulement comme un des courants existant en Italie et restés marqués, à notre avis, par le bordiguisme. Il n'avait donc nullement pour but de retracer l'histoire de cette organisation elle-même.

Contrairement à ce que semble croire Lotta comunista, nous n'ignorons évidemment pas l'origine anarchiste de ses principaux fondateurs, en premier lieu Arrigo Cervetto, passés par les GAAP (Groupes anarchistes d'action prolétarienne) avant de participer au Mouvement de la gauche communiste (MSC) puis de fonder Lotta comunista elle-même en 1965. Mais la question est de savoir si, du fait qu'un militant comme Cervetto s'est réclamé de l'anarchisme au début de son parcours, l'organisation qu'il a fondée continue à le faire d'une façon ou d'une autre. Il nous semble que non et il est probable que tout militant anarchiste connaissant un peu Lotta comunista serait fort surpris si quelqu'un lui déclarait que cette organisation, qui jouit en Italie d'une réputation de rigidité et de verticalité, est à rattacher au courant libertaire. Elle ne le prétend évidemment pas, mais alors pourquoi cette insistance à nous demander de rappeler les débuts anarchistes de Cervetto, ce qui est purement anecdotique du moment que lui-même avait complètement rompu avec cette inspiration initiale ?

Lotta comunista nie que le titre de Groupes léninistes de la gauche communiste se veuille une évocation de la Gauche communiste, autrement dit de la dénomination historique du courant bordiguiste, et elle nous en donne une autre explication. Elle ne peut pourtant pas ignorer que c'est bien là le sens politique qu'a pris le terme de Gauche communiste en Italie. Mais le problème est d'abord de savoir à quelle méthode se rattachent les analyses et les principes politiques de cette organisation et ce qu'ils ont de juste ou de faux d'un point de vue marxiste, c'est-à-dire pour ce qui est de la compréhension des tâches des révolutionnaires prolétariens à notre époque. C'est du point de vue de ces méthodes que Lotta comunista a de nombreux traits communs avec le bordiguisme.

Nous avons écrit dans notre article que « Lotta comunista se réfère à Lénine bien plus qu'à Bordiga, mais garde les principales caractéristiques du courant bordiguiste. Ses analyses et celles de son fondateur, Arrigo Cervetto, restent marquées par cette version formelle du marxisme qui voit dans les phénomènes politiques le reflet direct et mécanique de l'économie, une conception qui n'a pas grand-chose à voir avec le léninisme, ni même avec le marxisme. Les mêmes analyses démontrent une incompréhension du phénomène impérialiste tel que le décrivait Lénine ». C'est une opinion, la nôtre, que Lotta comunista peut naturellement ne pas comprendre et contester, et le contraire serait d'ailleurs étonnant. Mais, contrairement à ce qu'écrivent ces camarades, elle est fondée sur notre connaissance de cette organisation; non pas la connaissance de tous les détails du parcours de ses fondateurs, mais celle de ses façons d'intervenir et de ses raisonnements tels qu'on peut les apprendre par sa presse. C'est d'ailleurs la seule chose qui mérite réellement d'être discutée.

Nos lecteurs intéressés peuvent évidemment se forger leur propre opinion en se reportant au journal Lotta comunista ou bien au journal L'internationaliste, qui pour l'essentiel en est la traduction en langue française. Mais à lui seul l'article que ces camarades nous adressent est significatif.

Abstentionnisme stratégique... ou absence d'intervention politique ?

Ainsi, au sujet de l'abstentionnisme, ils reconnaissent « que Lénine avait raison et que Bordiga avait tort » et font une distinction subtile entre l'abstentionnisme de Bordiga, qui aurait été un abstentionnisme de principe, et le leur, qui serait un abstentionnisme stratégique, se basant sur le fait que, « pour le patronat lui-même, l'Assemblée nationale n'est plus au centre de la décision législative, par conséquent son utilisation en tant que tribune parlementaire est vidée de son sens ». Ce raisonnement est assez significatif du schématisme de ces camarades, en même temps que de leur ignorance de l'histoire du mouvement ouvrier et même de l'histoire tout court.

Il est vrai que dans les pays impérialistes dits démocratiques le rôle propre du Parlement est allé s'amenuisant, mais d'autre part il n'a jamais eu le rôle fondamental que Lotta comunista lui attribue dans le pouvoir de la bourgeoisie et l'élaboration de ses lois. Sauf durant des périodes très particulières et de toute façon historiquement très courtes, les liens directs entre les grands capitalistes, les banques et les différents rouages de l'appareil d'État ont toujours joué de ce point de vue un rôle bien plus grand que les Parlements eux-mêmes, réduits à un rôle de façade démocratique visant à donner au peuple l'impression qu'il a voix au chapitre, alors que toutes les véritables décisions sont prises sans lui et contre lui.

Si l'on veut parler de la façon dont des partis comme le Parti social-démocrate allemand ou les Partis socialistes français et italien ont utilisé la tribune parlementaire avant 1914, cette expression ne peut désigner seulement les discours que leurs dirigeants faisaient lors des séances de leur Parlement respectif. Dans une période marquée par la montée du mouvement ouvrier, et avant même de réussir à avoir des élus, ces partis ont utilisé les campagnes électorales pour opposer leurs candidats à ceux des partis bourgeois, les faire connaître et ainsi faire connaître leurs militants et leurs organisations et exposer leur programme aux masses. On peut dire que pour la construction de ces partis, pour leur implantation territoriale, ces campagnes ont en elles-mêmes joué un grand rôle, y compris lorsqu'elles ne débouchaient pas sur l'élection de députés ou n'en permettaient l'élection qu'en nombre très restreint. Et si le fait d'avoir des élus leur conférait une certaine autorité politique, celle-ci était plus le résultat de l'influence conquise par ces partis au sein des masses que des interventions qu'ils pouvaient faire lors des séances parlementaires et dont le contenu, de toute façon, ne pouvait être connu des masses que s'il existait suffisamment de militants et de structures du parti pour le relayer et le faire connaître dans les usines et dans les quartiers.

« Il est désormais clair que la majorité des ouvriers et des salariés ne votent pas », déclare Lotta comunista, tirant une conclusion définitive et péremptoire de l'importance de l'abstention dans les milieux populaires telle qu'on peut la mesurer lors des récentes consultations électorales, ou du moins de certaines. Cette constatation ne contient qu'une petite part de vérité. C'est oublier que, non seulement dans les vieux pays impérialistes mais aussi dans un grand nombre d'autres, les périodes électorales continuent d'être des périodes privilégiées, au moins dans le sens où les masses – y compris la majorité des salariés [1]– continuent d'avoir l'illusion qu'elles peuvent peser sur la politique menée et sont amenées à s'intéresser alors un peu plus que de coutume aux programmes qu'on leur propose.

Bien entendu, cette illusion est entretenue par le système politique et médiatique. Quant à penser que le fait pour les révolutionnaires de se présenter à une élection contribue, comme le dit la lettre, « à accorder une nouvelle légitimité à une institution bourgeoise que le patronat lui-même a dépouillée de toute signification », il y a de quoi sourire. C'est tout le système politique et médiatique qui contribue à donner une légitimité à cette institution bourgeoise qu'est le Parlement, et derrière lui c'est le patronat et la bourgeoisie en général qui y sont intéressés. En effet ceux-ci n'ont nullement « dépouillé de toute signification » l'institution parlementaire. Il est plus juste de dire qu'en ce qui les concerne ils ont tous les moyens de s'en passer, en utilisant des circuits plus directs pour obtenir de l'État les décisions qui leur importent. En revanche, le patronat et la bourgeoisie comprennent très bien qu'il est de leur intérêt de maintenir, à l'usage des masses, l'illusion qu'elles ont le droit démocratique de choisir entre les politiques et les dirigeants qui se proposent à leurs suffrages. La question pour les révolutionnaires est de savoir s'ils veulent saisir cette occasion, offerte par les périodes électorales, de s'adresser à leur classe sur le terrain politique, ou s'ils préfèrent en laisser le monopole aux partis bourgeois. Quant à savoir si eux aussi contribuent ainsi – dans la mesure de toute façon limitée que leur permet leur influence– « à donner une légitimité à cette institution bourgeoise », tout dépend de la campagne qu'ils mènent et de leur capacité à en faire, ou non, une dénonciation concrète de la politique de la bourgeoisie et de ses institutions.

Une tribune qui ne se situe pas seulement au Parlement

Dès le moment où elle en a eu les moyens concrets, Lutte ouvrière a choisi de saisir cette occasion offerte par les élections et cela lui a au moins permis, notamment lors des campagnes des élections présidentielles, de se faire connaître politiquement à l'échelle nationale, au-delà des secteurs d'influence directe de ses militants. C'est tout simplement chercher à traduire, dans les circonstances actuelles, la politique qui était celle de Lénine. Lorsque celui-ci et l'Internationale communiste des débuts recommandaient aux partis communistes naissants de savoir utiliser la tribune parlementaire, c'est évidemment dans un sens large qu'ils l'entendaient, et pas seulement dans le sens que ces partis, lorsqu'ils avaient des élus, devaient intervenir lors des séances des Assemblées. Ils entendaient par là qu'il fallait se servir des institutions bourgeoises, y compris la simple existence d'élections, pour s'adresser aux masses. En cela ils se plaçaient dans la continuité d'une tradition du mouvement ouvrier qui répudiait l'abstentionnisme. Le fait pour Lotta comunista d'ajouter à celui-ci l'adjectif « stratégique » ne change rien à la nature de cette politique, qui n'est rien d'autre qu'une fuite. Mais ni les leçons de marxisme, ni les savants commentaires sur l'économie ne peuvent remplacer pour une organisation communiste révolutionnaire la nécessaire intervention politique. C'est une chose que Lotta comunista semble dédaigner non seulement lors des périodes électorales, mais toujours.

Notons d'ailleurs que, dans un article écrit en 1968, Cervetto expliquait le choix de l'abstentionnisme stratégique de façon plus circonstancielle, par le fait que « le parti révolutionnaire est encore dans la phase de préparation de ses cadres ». Il rappelait aussi que « tout parti sérieusement révolutionnaire cherchera à utiliser toutes les possibilités de travailler légalement qui lui sont offertes objectivement ». Enfin, il ajoutait que, dans la question de l'utilisation tactique de la tribune parlementaire, il fallait aussi faire une analyse concrète « de la possibilité d'appliquer le principe dans l'actuelle situation réelle ». Cinquante ans après, on peut se demander si Lotta comunista, pourtant certainement sortie de la « phase de préparation de ses cadres », s'est vraiment livrée à cette analyse concrète.

Quant à la situation d'aujourd'hui, il ne faut pas se tromper lorsqu'on constate que des travailleurs se réfugient dans l'abstention, comme cela a été notamment le cas lors de récentes consultations électorales en Italie ou en France. Pour la plupart d'entre eux, cela ne traduit pas une prise de conscience du véritable rôle des institutions bourgeoises et du caractère fallacieux des changements promis lors des élections, mais simplement une déception à l'égard des candidats et des partis existants. Cette déception est souvent toute prête à se transformer en adhésion à un parti qui aura su donner l'illusion de la nouveauté, d'une rupture avec les gouvernants précédents, voire d'une rupture avec le « système ». Les exemples ont été nombreux ces dernières années dans les pays européens, du mouvement de Beppe Grillo en Italie à Podemos en Espagne, à la France insoumise de Mélenchon ou au Front national de Marine Le Pen, voire même à la République en marche de Macron. Si ces votes ne se portent pas sur les candidats révolutionnaires lorsqu'il y en a, ce n'est nullement par hasard, mais bien parce que c'est en fait à l'intérieur du système politique que ces électeurs cherchent des solutions, y compris parmi les travailleurs et les classes populaires. Cela traduit le fait que les illusions électoralistes gardent une grande force, et aussi par ailleurs le peu de crédit que trouvent les idées révolutionnaires dans les masses. Il est vrai que, pour l'essentiel, ce crédit ne se gagnera pas au cours des élections. Mais il ne se gagnera pas non plus en tournant le dos dédaigneusement aux travailleurs au moment où ils se posent au moins quelques questions politiques.

Sur ce plan, l'erreur de Lotta comunista est une erreur fréquente, de type gauchiste, et c'est exactement ce type d'erreur que dénonçait Lénine dans son livre sur La maladie infantile du communisme. Elle consiste à confondre l'analyse que l'on peut faire d'une situation et la conscience que les travailleurs en ont. Or, même si d'un point de vue historique la bourgeoisie a dépassé l'époque où elle avait besoin pour son propre usage des institutions parlementaires, la question est de savoir si les masses populaires de leur côté en ont conscience. Mais Lotta comunista préfère visiblement se contempler elle-même, étaler ses prétentions à une « stratégie » sans consistance que se préoccuper de ce que pensent les travailleurs et des moyens de s'adresser à eux en partant de leur niveau de conscience.

Relevons au passage ce que dit Lotta comunista de « la pratique d'accepter des remboursements électoraux de la part de l'État bourgeois » qui serait celle de Lutte ouvrière. C'est une remarque gratuite, mais qui comporte des sous-entendus calomnieux. Lotta comunista semble ignorer que la loi électorale française – très différente de la loi italienne – exclut d'une façon générale le remboursement des frais électoraux aux candidats ou aux listes de candidats ayant obtenu moins de 5 % des voix, tout en mettant à leur charge l'édition et la fourniture des bulletins de vote et des professions de foi envoyées aux électeurs. C'est évidemment une mesure destinée à empêcher ou limiter la présence de candidats ou de courants ne disposant pas des importants financements dont peuvent disposer les partis bourgeois. La conséquence est que le fait de se présenter aux élections implique un gros effort financier de la part des militants qui font ce choix.

Nous n'acceptons donc pas les sous-entendus de cette phrase, qui suggère que nos campagnes électorales seraient financées par l'État, alors qu'elles le sont dans leur presque-totalité par les militants et par tous ceux qui nous soutiennent. En tant qu'« abstentionniste stratégique », Lotta comunista ne se demande évidemment pas quels problèmes pratiques se posent à une organisation qui fait le choix de présenter des candidats aux élections. C'est une position facile, mais qui ne mène nulle part.

« Parti science », ou parti communiste révolutionnaire ?

Dans un autre domaine, pour défendre leur conception du « parti science », ces camarades nous rappellent que le marxisme se veut une conception scientifique du monde et en particulier de l'histoire des sociétés. Ils veulent nous enseigner qu'il faut « connaître la classe dominante », étudier ses contradictions, etc. Et de nous expliquer que tel serait l'apport théorique de Cervetto, qui avait conclu à la nécessité de « l'étude de la lutte des courants politiques » et pour cela de « rechercher la combinaison multiforme découlant de l'enchevêtrement des facteurs déterminants de l'économie avec l'histoire, les cultures politiques, le « facteur moral », c'est-à-dire les caractères nationaux ». Que voilà une belle découverte ! Mais qu'ont donc fait les marxistes depuis presque deux siècles – à commencer par Marx – si ce n'est chercher à comprendre, à partir d'une analyse de classe, quel est le jeu de l'ensemble de ces facteurs ?

Tant mieux donc si, plus d'un siècle après Marx, Cervetto a découvert le marxisme et sa méthode scientifique, même si cela ne prouve pas qu'il ait compris comment s'en servir. Quant à Lotta comunista, elle pouvait se dispenser de cette leçon de science à destination de Lutte ouvrière, car elle montre surtout qu'elle n'a pas compris la question que nous posions.

Tout militant inspiré par le marxisme sait qu'il faut partir d'une connaissance des situations, et que c'est cette méthode scientifique qui peut fournir les clés d'une analyse des forces économiques, des rapports entre les classes et des conflits entre les États, et ce faisant aider à définir la politique et les orientations d'une organisation communiste révolutionnaire. Pour Marx et Engels, Lénine, Trotsky et tant d'autres, cela faisait partie des évidences. Sur la base de cette conception, ils luttaient pour la formation non pas de « partis science », mais de partis ou d'internationales communistes révolutionnaires, tout comme nous tentons de le faire.

La question n'est donc pas de savoir s'il faut ou non se baser sur l'attitude scientifique marxiste, mais pourquoi Lotta comunista éprouve le besoin de s'affubler de ces dénominations de parti science, voire de parti stratégie, non pas seulement lorsqu'elle enseigne le marxisme à ses propres militants, mais lorsqu'elle s'adresse aux travailleurs. En réalité, ces termes recouvrent une méthode politique, une conception du rapport entre l'organisation révolutionnaire et les travailleurs qui est profondément fausse. C'est bien de cela que nous parlons.

Le comportement de militants qui se réclament du communisme, et qui le font en partant de l'attitude scientifique marxiste, ne peut être d'étaler leur « science » devant les travailleurs pour démontrer leur compétence. Il doit être d'utiliser cette science, de la mettre en pratique pour s'adresser à eux, pour les gagner à une politique en partant de leur niveau de conscience et de leurs préoccupations. Il s'agit pour ces militants de démontrer qu'ils méritent la confiance des travailleurs, qu'ils ont la capacité d'être une direction pour leurs luttes et de là pour la révolution. Tout comme un ingénieur apprend sa science et ses techniques dans des écoles et dans des livres, puis doit savoir les mettre en pratique dans la vie, un parti révolutionnaire muni de la science marxiste ne peut se contenter de montrer ses diplômes à la classe ouvrière ; il doit se servir de ses connaissances pour s'engager dans la lutte politique et sociale, et c'est ainsi que ses militants peuvent se lier aux travailleurs et en gagner la confiance.

C'est toute la différence, que nous soulignions dans l'article de Lutte de classe, entre une politique de proclamation et une véritable politique révolutionnaire. De la part de Lotta comunista, son affirmation d'être le « parti science » recouvre une méthode qui la fait s'apparenter à ces militants que critiquait Trotsky en parlant des bordiguistes, « qui espèrent que l'avant-garde du prolétariat se convaincra elle-même, à travers l'étude d'une production théorique de difficile lecture, de la justesse de leurs positions et tôt ou tard se réunira autour de leur secte ». Il suffit de jeter un coup d’œil sur le journal Lotta comunista pour se convaincre que c'est bien là son attitude et que, de ce point de vue, Lotta comunista s'inspire bien plus du bordiguisme que du léninisme, même si c'est en s'en défendant.

Cette question n'est d'ailleurs pas indépendante de la question posée dans l'échange de lettres entre nos deux organisations, publiée dans le même numéro de Lutte de classe. Nous reprochions à ces camarades – et continuons de leur reprocher – leur propension à s'en prendre physiquement aux militants qui les critiquent. Au cours de cet échange, Lotta comunista invoquait la nécessité de défendre son organisation contre ce qu'elle nommait des insultes ou de la délation. Nous ne sommes pas dupes de ce genre de qualificatifs, qui introduisent volontairement une confusion.

Bien entendu, tout militant est attaché à son organisation, à tout ce qu'elle représente de capital politique, de convictions et y compris de liens humains. Nous comprenons que les militants de Lotta comunista aient à cœur de défendre le patrimoine qu'elle représente pour eux. Mais encore faut-il savoir ce qu'on défend et comment. Une organisation révolutionnaire peut évidemment avoir à défendre ses locaux et ses militants, y compris physiquement, contre des attaques venant de la bourgeoisie. Mais c'est tout autre chose de s'en prendre physiquement à d'autres militants se réclamant des idées révolutionnaires et de la classe ouvrière, au motif que ceux-ci expriment des critiques à Lotta comunista, aussi désagréables et polémiques qu'elles puissent être. Face à eux, la défense de sa propre organisation ne peut obéir qu'à des critères politiques. Il s'agit de défendre ses idées et de tenter d'en convaincre les autres, ce qui d'ailleurs est aussi une façon de vérifier leur justesse. Cette attitude doit être la règle entre militants et organisations qui ont en commun de se réclamer des intérêts des travailleurs, et il n'y a là rien d'autre que le respect des principes de la démocratie ouvrière.

Il ne suffit donc pas d'assimiler les critiques à des insultes ou à de la délation pour justifier le recours à l'intimidation physique. Le recours à cette méthode devrait alarmer tout militant, car elle s'apparente tout simplement aux méthodes staliniennes. Ce n'est au fond pas surprenant : dans la conception du « parti science » telle que la professe Lotta comunista, il y a l'idée que, en tant que propriétaire de la science marxiste, elle a le droit d'imposer ses raisons à qui lui conteste cette propriété. Entre cette conception et celle défendue par les partis staliniens qui, s'étant autoproclamés les partis guides de la classe ouvrière, s'estimaient en droit de décider à la place de celle-ci et d'éliminer leurs opposants, il n'y a malheureusement pas loin.

De l'ignorance et de son étendue

La lettre de Lotta comunista, qui nous accuse d'ignorance en ce qui concerne son organisation, est malheureusement révélatrice d'une ignorance politique confondante sur plusieurs points, et pas seulement à l'égard de Lutte ouvrière avec qui elle prétend se confronter. Ainsi Lotta comunista reproche à Trotsky et à Bordiga, en en faisant un lot, d'avoir sous-évalué « la tendance historique au développement du capitalisme en concevant les années 1920 et 1930 en tant que tendance historique à la stagnation, avec les conséquences politiques et stratégiques que cela impliquait ». On reste atterré devant une telle phrase. Le krach d'octobre 1929 avait plongé le monde capitaliste dans une crise économique sans précédent, avec une envolée catastrophique du chômage et des conséquences tout aussi catastrophiques, comme l'avènement du fascisme en Allemagne et la marche vers la Deuxième Guerre mondiale. Plus encore que d'une tendance à la stagnation, ces faits étaient, en tout cas pour Trotsky, significatifs du fait que le capitalisme était désormais devenu un frein au développement de l'humanité, que son maintien ne pourrait être que synonyme de nouvelles catastrophes et qu'il fallait tout faire pour que, dans le cours ou au sortir de la guerre, le prolétariat puisse le renverser par une révolution. Plus que jamais, l'alternative posée à l'humanité était : socialisme ou barbarie. Doit-on comprendre que, si elle avait existé dans les années 1930, face à la crise, au fascisme et à la marche à la guerre, Lotta comunista aurait préféré expliquer à la classe ouvrière qu'elle devait plutôt se préparer... à un long cycle de développement ?

D'une façon générale d'ailleurs, le capitalisme connaît des crises, souvent catastrophiques mais, tant que le prolétariat ne sera pas en mesure de leur donner une issue révolutionnaire, ce système finira toujours par leur donner sa propre solution, et cela quel que soit le prix à payer par l'humanité, et y compris si cette « solution » comporte une guerre mondiale et des destructions catastrophiques. Le système pourra alors trouver le moyen de repartir vers un nouveau cycle, quitte à provoquer quelques décennies plus tard des crises encore plus dramatiques. Le rôle de militants révolutionnaires est-il de préparer le prolétariat à donner sa propre solution à la crise, en renversant le système capitaliste, ou au contraire de prédire que, quoi que l'on fasse, ce système finira toujours par s'en sortir ?

Si l'on revient à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, il est vrai qu'elle ne s'est pas traduite par des révolutions dans les pays développés, même si bien des bouleversements révolutionnaires se sont produits dans le tiers-monde. Il est un fait que le prolétariat n'a pas été en mesure de donner une issue révolutionnaire à l'énorme crise que la stagnation des années 1930 et la guerre elle-même avaient représentée. On peut en conclure qu'entre la maturation des conditions objectives – la crise du capitalisme – et celle des conditions subjectives – la maturité du prolétariat et sa capacité à renverser ce système – il y a un écart important. C'est bien tout le problème de l'époque que nous vivons. Mais, de la part de Lotta comunista, le jugement sur ce qui s'est produit après la Deuxième Guerre mondiale reproduit la même erreur que précédemment. Elle voit dans ce que les économistes bourgeois ont appelé les « trente glorieuses » de l'économie un « cycle colossal de développement capitaliste ». Quant à l'éclatement de la crise pétrolière de 1973 qui a clos ce cycle, elle y voit une simple crise de restructuration se traduisant par l'émergence de nouvelles puissances, de nouveaux conflits, mais ne posant pas la question de la survie du système capitaliste en tant que tel. En effet Lotta comunista pouvait dire d'avance, grâce à ses qualités de « parti science », que le capitalisme disposait encore de « beaucoup de marges de développement ». Il est curieux que les capitalistes eux-mêmes n'aient pas cette inébranlable confiance dans leur propre système, au point de provoquer périodiquement des krachs boursiers justement par peur de ce qu'il peut advenir de leurs investissements.

Lotta comunista oublie que les « trente glorieuses » non seulement n'ont pas été vraiment au nombre de trente, mais n'ont été un peu glorieuses que dans un tout petit nombre de pays, avant que le monde capitaliste ne replonge jusqu'à nos jours dans ce que même certains économistes bourgeois qualifient de tendance « à la stagnation séculaire ». Elle oublie que le système capitaliste reproduit en permanence le sous-développement dans ce qu'elle nomme dédaigneusement « la zone de l'arriération, soit presque deux tiers de la population mondiale », un fait auquel l'émergence relative de puissances comme la Chine ou l'Inde ne change rien de fondamental. Elle oublie ainsi le terrible prix humain de ce maintien du système capitaliste bien au-delà de la période où il avait pu être, pris globalement, un facteur positif pour le développement de l'humanité. Lénine, dans son livre L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme, donnait déjà cette signification à la phase impérialiste : pour lui, ce n'était pas un épisode de restructuration mais le signe que le système capitaliste était définitivement devenu un frein au développement des forces productives de l'humanité. Cela ne signifiait pas l'arrêt du progrès technique et cela n'excluait pas non plus la possibilité de marges de développement dans certaines périodes et certains pays, mais cela mettait à l'ordre du jour la lutte du prolétariat pour renverser ce système sous peine de nouvelles catastrophes pour l'humanité. Pour Lénine aussi, l'alternative était : socialisme ou barbarie.

Dans ce domaine comme dans d'autres, Lotta comunista n'a pas compris Lénine et préfère prédire béatement les cycles du développement capitaliste, sans jamais en dénoncer les contradictions et le prix que la survie de ce système fait payer à l'humanité. Dans ce discours d'économistes prétendant faire de la prévision, on ne trouve pas trace d'un raisonnement sur la nécessité pour le prolétariat de remplacer ce système économique qui a fait son temps, autrement dit aucune propagande concrète pour le socialisme et le communisme. Cela ne peut être l'attitude d'un parti révolutionnaire prolétarien, dont le but n'est pas de commenter l'évolution du capitalisme comme s'il était un observateur situé sur la planète Mars, mais de mener une lutte politique pour préparer le prolétariat à le renverser.

Lutte ouvrière se rattache au trotskysme, au léninisme et au bolchevisme. En tant que courant politique identifié, elle existe depuis le lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Elle n'a évidemment pas attendu les conseils prodigués par Lotta comunista dans cette lettre pour tenter d'analyser les situations et de répondre aux questions posées durant toute cette période. À l'époque où Cervetto hésitait encore entre anarchisme et marxisme, nous nous préoccupions de donner une continuité au courant trotskyste à travers l'analyse des événements intervenus après la mort de son fondateur, comme tous nos textes en témoignent. Cela n'empêche pas Lotta comunista de nous recommander benoîtement de nous poser ces questions en cherchant à être... « le parti science du mouvement trotskyste » ! C'est révéler son ignorance et surtout son indifférence quant à ce que pensent des militants avec qui elle prétend dialoguer. Nous ne pouvons de ce point de vue que la renvoyer à nos textes et la prier, si elle prétend discuter avec Lutte ouvrière, de le faire au moins à partir des textes et des analyses de celle-ci.

19 février 2018

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La lettre de Lotta comunista

Lettre publiée dans Lotta comunista no 568 de décembre 2017

Lotta comunista à la rédaction de Lutte de classe

Chers camarades,

Nous ne pouvons pas manquer de vous faire part de notre surprise initiale à la lecture, dans le numéro de septembre-octobre de votre revue, des références à Lotta comunista dans l'article « Bordiguisme et trotskysme » et d'une sélection de certains passages de notre correspondance dans l'article « Un échange de lettres entre Lutte ouvrière et Lotta comunista ».

Mais, à bien y réfléchir, votre double intervention nous est apparue comme l'occasion d'une véritable clarification, dans l'état d'esprit par lequel vous concluez le second article : « Il est souhaitable, et même indispensable, que des organisations qui se réclament du communisme révolutionnaire, et qui de surcroît militent dans des pays proches, confrontent leurs points de vue, et cela même si elles ont des histoires et des traditions politiques très différentes ».

Tout en conservant le point de vue polémique, comme c'est dans vos droits, vous précisez qu'une telle confrontation ne peut être interprétée par d'autres militants comme une « caution donnée par avance » à notre action, mais il va de soi que cette démarche est réciproque. Il suffit de penser, par exemple, à la question cruciale de l'autofinancement, qui est par ailleurs une question sur laquelle Lotta comunista a plusieurs fois été l'objet de campagnes haineuses de délation et de calomnies, Nous ne vous avons jamais caché que la pleine autonomie financière est pour nous une question vitale : une organisation révolutionnaire ne doit dépendre de personne pour être véritablement exempte de toute influence. Pourtant, nous n'avons jamais pensé que le fait d'entretenir des relations avec vous, comme nous le faisons depuis le début des années 1970, pouvait représenter, même lointainement, une « caution donnée par avance » de notre part vis-à-vis de la pratique qui est la vôtre d'accepter des remboursements électoraux de la part de l'État bourgeois.

Venons-en aux faits. Que cela soit dit avec une sincérité fraternelle, ce qui émerge de vos écrits c'est que vous ne connaissez pas véritablement Lotta comunista. Vous n'en connaissez pas l'histoire, où vous vous exposez à des erreurs vraiment embarrassantes, et vous n'en connaissez pas les positions, où vous semblez vous faire l'écho de vieilles caricatures qui, en Italie, déconcerteraient quiconque connaît véritablement notre parti. Ne pouvant pas abuser de votre temps, nous nous limiterons à quatre questions en guise d'exemple ; si vous le souhaitez, nous affronterons lors d'une autre occasion les autres aspects sur lesquels votre reconstruction est lacunaire, à partir de l'histoire même du PCd'l et du bordiguisme,

Primo, l'histoire de Lotta Comunista.

Il est tout à fait étrange que vous ne mentionniez pas dans votre article nos origines au sein du communisme libertaire. Le hasard a voulu que précisément durant ces semaines le premier volume de documents des GAAP (Gruppi Anarchici di Azione Proletaria), publiés en collaboration avec la maison d'édition libertaire Biblioteca Franco Serrantini de Pise, soit disponible. La recension que nous mettons à votre disposition, publiée dans le numéro d'octobre de notre journal, suffit à clarifier l'énormité de votre omission.

Lotta Comunista rappelle par la fondation des GAAP, le 24 et 25 février 1951, l'acte de naissance de son « groupe d'origine ». Non seulement ses dirigeants historiques comme Arrigo Cervetto, Lorenzo Parodi et Aldo Pressato y militèrent, mais il y eut aussi une relation étroite, en France, avec la Fédération anarchiste, devenue par la suite FCL (Fédération communiste libertaire) de Georges Fontenis. Initié en 1950, le rapport avec les communistes libertaires de Fontenis déboucha aussi, en 1954, sur la fondation à Paris de l'ICL – Internationale communiste libertaire.

Secundo, notre dérivation organisationnelle présumée du bordiguisme.

Votre reconstruction pâtit de simples ressemblances de dénomination ; à votre décharge, le labyrinthe de noms qui est tout aussi enchevêtré chez nous en Italie que chez vous en France. Les Gruppi Leninisti della Sinistra Comunista ne se dénomment pas de la sorte en raison de leur provenance de la gauche communiste bordiguiste, mais parce qu'ils sont la résultante du Movimento della Sinistra Comunista (MSC) qui n'a rien à voir avec le bordiguisme. Lors du premier acte de fondation, en décembre 1956, quatre groupes y participèrent : les GAAP, devenus Federazione Comunista Libertaria – sezione dell'Internazionale Comunista Libertaria, où Cervetto était désormais à la tête du courant léniniste et Pier Carlo Masini dirigeait le courant anarchiste ; les trotskystes des Gruppi Comunisti Rivoluzionari – IV Internazionale, conduits par Livio Maitan ; la tendance bordiguiste de Battaglia Comunista, de Onorato Damen ; le groupe milanais Azione Comunista, une formation maximaliste sortie du PCI avec la crise du stalinisme, dirigée entre autres par Bruno Fortichiari, qui comptait parmi les fondateurs du PCd'l en 1921.

Cette gauche communiste pouvait donc se considérer à la fois comme léniniste, libertaire, trotskyste, maximaliste, et seulement dans l'une de ses composantes bordiguiste dissidente. Cependant, presque immédiatement, les trotskystes de Maitan et les bordiguistes de Damen se retirèrent de l'initiative, et par conséquent le MSC ne fut donc constitué que de la confluence des seules Federazione Comunista Libertaria et Azione Comunista.

Lorsque, au début des années 1960, certains représentants du maximalisme milanais de Azione Comunista furent victimes d'un engouement pour le maoïsme, c'est de la crise du Movimento della Sinistra Comunista que naquit, en 1965, le changement de dénomination en Gruppi Leninisti della Sinistra Communista, ainsi que notre journal Lotta Comunista. Les Gruppi Leninisti della Sinistra Comunista ne peuvent donc en aucune façon être définis commue une dérivation du bordiguisme : si toutefois vous faisiez référence à l'initiative à quatre de décembre 1956, à partir de laquelle débuta le Movimento della Sinistra Comunista, alors notre degré de parenté avec le bordiguisme serait sur le même plan que celui avec le... trotskysme !

Tertio, Lotta Comunista et la théorie de Bordiga.

Notre rapport avec la théorie et les analyses d’Amadeo Bordiga demeure plus intéressant que la question organisationnelle, où la souche originaire, nous le répétons, n'est pas à rechercher dans le bordiguisme, mais plutôt dans le communisme anarchiste. Le point décisif réside dans l'analyse de l'URSS en tant que capitalisme d'État, et c'est dans ce sens que Cervetto souligna que le bordiguisme est un courant qui « nous a également exprimés ». Quant au reste, laissez-nous vous dire que votre reconstruction est véritablement grossière et à nouveau truffée d'énormités. Si vous voulez nous critiquer, c'est dans notre intérêt réciproque que vous le fassiez sur la base de nos véritables positions, et non pas en suivant des ouï-dire datés.

Citons quelques exemples. Au sujet de l'abstentionnisme, entre Lénine et Bordiga nous pensons que Lénine avait raison et que Bordiga avait tort. En effet, notre abstentionnisme n'est pas un abstentionnisme de principe, à tel point que nous avons participé au vote lors de différentes consultations référendaires. Notre abstentionnisme est un abstentionnisme stratégique qui se base sur la considération-clé de l'existence de la crise du parlementarisme, dans les conditions différentes et nouvelles de l'ère de la démocratie impérialiste. Pour le patronat lui-même, l'Assemblée nationale n'est plus au centre de la décision législative, par conséquent son utilisation en tant que « tribune parlementaire » est vidée de son sens. Il nous semble que la France représente précisément la meilleure preuve de cette crise du parlementarisme et, par ailleurs, il est désormais clair que la majorité des ouvriers et des salariés ne votent pas. On ne comprend pas pourquoi les révolutionnaires que nous sommes devraient précisément être ceux qui réintroduiraient au sein de notre classe ce virus parlementaire, en accordant une nouvelle légitimité à une institution bourgeoise que le patronat lui-même a dépouillée de toute signification.

La théorie de l'impérialisme représente précisément ce que nous n'acceptons pas chez Bordiga, en raison de sa vision liquidatrice du « milliardollar », à savoir la toute-puissance de l'impérialisme américain qui annihilerait toutes possibilités d'action, et du fait de l'identité mécanique entre la force financière et le pouvoir des États. Sur ce point Bordiga se rapproche tout au plus des théorisations du « totalitarisme » dérivant de la vision non dialectique de Nikolaï Boukharine.

Dans le rapport entre économie et politique, où vous croyez relever chez nous l'empreinte du mécanicisme bordiguiste, l'incitation de Cervetto alla dans le sens opposé. L'incitation de Cervetto, aussi bien sur le plan de l'analyse internationale que de l'analyse de la politique italienne, consista à étudier les régularités spécifiques de la politique. La confrontation internationale devait être « remise sur pied dans le système des États », l'étude de la lutte des courants politiques devait rechercher la combinaison multiforme découlant de l'enchevêtrement des facteurs déterminants de l'économie avec l'histoire, les cultures politiques, le « facteur moral », c'est-à-dire les caractères nationaux.

Dans son point essentiel, la critique que nous formulons à l'égard de Bordiga présente plusieurs points de contact avec celle que nous formulons envers Trotsky. Tous deux sous-évaluèrent la tendance historique au développement du capitalisme, en concevant les années 1920 et 1930 en tant que tendance historique à la stagnation, avec les conséquences politiques et stratégiques que cela impliquait. Cela laissa la nouvelle génération, après 1945, sans instruments pour affronter le cycle colossal de développement capitaliste qui allait marquer les décennies suivantes, avec ses conséquences pour les tâches du parti révolutionnaire : une longue phase contre-révolutionnaire, l'émergence de nouvelles puissances, une confrontation acharnée entre les vieilles et les nouvelles puissances qui se bornerait à des crises partielles et à des guerres limitées.

Sans que cela puisse vous paraître pédant, il ne s'agit là, par nécessité, que de quelques brèves considérations sur les points les plus frappants où, hélas, vous nous prouvez que vous ne nous connaissez pas. Si vous aviez la patience de lire les trois volumes de notre histoire que nous avons publiés à partir de 2012, vous y trouveriez une exposition ordonnée de notre histoire et de nos positions en termes théoriques et politiques : les deux premiers ouvrages ont déjà été traduits en français (Lotta comunista. Le groupe d'origine 1943-1952 et Lotta comunista. Vers le parti stratégie 1953-1965). Le troisième tome (Lotta Comunista. Le modèle bolchevique 1965-1995) est paru cette année et la publication dans votre langue est tout aussi imminente.

Quarto, la question du parti science.

Votre référence à notre conception du parti science, comme s'il s'agissait d'une espèce de prétention professorale, est une véritable caricature, comme si nous étions des « premiers de la classe » maniaques et, qui plus est, convaincus de vouloir imposer la « science » par la force brute. Un peu de sérieux, s'il vous plaît !

En recherchant un exemple qui soit le plus proche possible de votre tradition, c'est l'IMEMO, l'Institut pour l'économie mondiale et les relations internationales, fondé par Eugène Varga lorsqu'il était encore un collaborateur valable de Trotsky, qui nous vient à l'esprit. La devise choisie par Varga fut « Connaître ton ennemi, c'est l'avoir à moitié vaincu », et nous croyons qu'il s'agit là de l'une des définitions les plus justes pour le parti science, dans deux acceptions.

La première est défensive. Connaître la classe dominante, le patronat, ses groupes, ses fractions, ses partis, ses États avec lesquels les capitalistes combattent entre eux, permet à notre classe de ne pas être saisie et influencée précisément par les capitalistes en lutte pour leurs intérêts divergents. Il n'y a pas seulement le cas extrême de la guerre, où les masses ouvrières des différents pays sont fanatisées par les idéologies nationalistes et poussées à se massacrer sur les fronts opposés, mais il y a d'autres milliers de cas concrets où la classe ouvrière maintient son autonomie à la seule condition d'étudier son ennemi, à condition qu'elle apprenne à « connaître qui se dresse face à elle », comme l'écrivit Marx au début de son étude de la politique internationale.

La deuxième acception du parti science est offensive. Connaître la classe dominante signifie en connaître les contradictions, les points faibles, les affrontements entre les groupes économiques et les confrontations entre les forces politiques et les États, pour les utiliser à l'avantage du prolétariat. C'est pour ces raisons que le parti science est assimilable au concept de parti stratégie : que l'on pense de nouveau à la guerre et à la stratégie de Lénine du défaitisme révolutionnaire, au calcul de la manière par laquelle le « moteur de la guerre » influerait sur les États, sur les classes et sur les forces politiques, en conduisant les masses à accepter la solution des bolcheviques comme inévitable.

Notre histoire nous permet de tirer un certain nombre d'exemples, pris parmi de nombreux autres, qui montrent comment être ou ne pas être un parti science a fait la différence pour nous dans les tâches pratiques du parti.

1950, la guerre de Corée.

L'idée d'une troisième guerre mondiale imminente est une perception répandue à l'époque ; parmi les trotskystes c'est Michel Pablo, alias Michalis Raptis, qui la théorise dans l'opuscule La guerre qui vient. Une partie du mouvement anarchiste penche pour l'Occident, par haine de l'URSS : c'est l'Occidentalisme. Ceux qui sont influencés par l'URSS subissent les effets des campagnes pacifistes alimentées par Moscou : c'est l'Orientalisme. Estimer qu'une guerre entre les USA et l'URSS est imminente signifie méconnaître l'existence de l'impérialisme européen ; en réalité, les États-Unis et l'URSS sont d'accord pour maintenir l'Europe divisée et sous leur joug : les suggestions pour une Troisième force subissent l'influence des puissances européennes.

Selon Cervetto, estimer que la guerre était réellement proche était une erreur fatale qui empêchait véritablement l'existence d'un parti politiquement autonome : on ne voyait pas l'existence de l'« impérialisme européen » et, ne le voyant pas, on risquait d'être à sa remorque. En 1953, précisément dans le débat interne au GAAP, la connaissance scientifique des forces réelles de l'impérialisme unitaire (pas seulement l'URSS, pas seulement les USA, mais aussi l'Europe qui commence à se détacher des États-Unis) permet de n'être instrumentalisés par aucun des trois : ni par les occidentalistes, ni par les orientalistes, ni par les représentants de la troisième force européenne. Plus tard, cela eut une signification pratique dans le blocage de la tentative de Masini de faire rentrer les libertaires à l'intérieur du PSI de Pietro Nenni qui s'était converti à l'européisme.

1957, les « miracles économiques » ou « trente glorieuses ».

Dans les années 1950, quelles étaient les perspectives du développement mondial du capitalisme ? Nos Thèses de 1957 affirmaient qu'un long cycle de développement allait se déployer : il en découlait des tâches immédiates pour le parti de classe.

Il n'y avait aucune révolution aux portes, comme les maximalistes, prisonniers de leur « temps psychologique », l'espéraient ; les guerres et les crises futures seraient durant une longue période des guerres limitées et des crises partielles. Cependant, le développement du capitalisme accroîtrait peu à peu les contradictions dans le système des États, en créant de nouvelles puissances, en poussant le capitalisme d'État impérialiste de l'URSS contre le jeune capitalisme de la Chine, en alimentant la tendance à l'unification européenne, etc. Le parti s'élargirait et s'enracinerait en exploitant les contradictions de ce développement, tout en sachant que, pour les masses, la tendance de fond allait dans le sens de la social-démocratisation et non pas de la radicalisation révolutionnaire.

1973, la crise pétrolière et la crise mondiale.

Nombreux étaient ceux qui s'attendaient à une crise générale. Pour nous, ce fut une « crise de restructuration », les contradictions des vieilles métropoles trouvaient encore beaucoup de marges dans le développement des nouveaux marchés et dans les jeunes capitalismes. En revanche, le caractère des luttes de classe changeait en conséquence : il ne s'agirait plus de luttes d'offensive salariale, mais de luttes de défense dans le cadre de la restructuration. Il s'ensuivait la tâche prioritaire d'organiser, là où cela s'avérait possible, une « retraite ordonnée » de la classe. Et de là découlait également la nécessité de privilégier le travail d'éducation et d'organisation, une « tâche générale » dans laquelle, certes, doit toujours être engagée une organisation de classe, mais qui devenait alors également une tâche de premier plan.

1989-1991, Ia césure stratégique de la fin de Yalta.

La chute du Mur de Berlin, l'effondrement de l'URSS et de son capitalisme d'État, la relance, en Chine, de l'« ouverture » de Deng Xiaoping et donc de rythmes soutenus de développement chinois, sont les premiers signes d'une « nouvelle phase stratégique ».

Depuis la zone qui, dans l'analyse des Thèses de 1957, était la zone de l'« arriération », c'est-à-dire presque deux tiers de la population mondiale, émergent aujourd'hui de grandes puissances, avant tout la Chine. Entre la fin des années 1990 et le début du nouveau siècle, avec l'entrée de la Chine dans l'OMC, la fédération de l'euro, la guerre du Golfe déclenchée par les USA pour conditionner la Chine, la « nouvelle phase stratégique » devient manifeste.

Par conséquent, les tâches du parti changent : la confrontation se déroule entre de « grandes puissances de taille continentale » : si les patrons s'accordent dans le vieux continent pour faire face à la concurrence de la Chine, les ouvriers aussi doivent « penser européen », mais ils doivent absolument rechercher également l'alliance avec le nouveau prolétariat chinois, pour ne pas être saisis par les campagnes patronales contre le « péril jaune ». Voici ce qu'est aujourd'hui le parti science : connaître les forces en jeu et leur développement, pour ne pas être sous la coupe de l'Amérique, de la Russie, de l'Europe, et pourquoi pas de la Chine, qui voudraient utiliser les ouvriers dans leurs affrontements, et connaître les contradictions entre les grands groupes et leurs États, pour avantager le prolétariat mondial. C'est la raison pour laquelle, aussi bien pour nous que pour vous, il devient vital d'enraciner une force révolutionnaire dans le cœur de l'impérialisme européen. Rien de moins que cela, camarades, il ne s'agit pas simplement de connaître nos positions respectives par le biais de « livres » et de « journaux », ou de confronter les points de vue entre militants de « pays proches » ! Le patronat s'organise à l'échelle européenne, les ouvriers doivent faire de même, et depuis l'Europe ils doivent regarder le monde.

Si le parti science signifie cela, voilà qu'il ne s'agit pas d'un programme, comme le pensaient les bordiguistes, qu'il ne s'agit pas non plus du produit spontané du mouvement, comme le pensaient les luxemburgistes et les conseillistes, qu'il ne découle pas d'un front par le bas de regroupements hétérogènes, à l'instar de ce que le trotskysme a parfois cru. Ce ne sera pas une ridicule prétention qui apporterait la lumière, mais la pratique politique qui confirmera par les résultats si ces analyses scientifiques et les indications de travail qui en découlent sont fondées ou non.

Les conseils non sollicités sont rarement efficaces, mais la question a une importance telle que nous acceptons le risque de ne pas être compris. Camarades, soyez orgueilleux de votre tradition, et restez fidèles à la mémoire et à l'enseignement de Léon Trotsky. Mais allez plus loin, ayez l'ambition d'être le parti science du mouvement trotskyste. Nous ne savons pas comment Trotsky aurait répondu aux questions posées par le partage impérialiste de Yalta, s'il n'était pas tombé en martyr par le fait de Staline ; nous ne savons pas comment il aurait affronté l'évidence du développement durant les décennies des « miracles économiques ». Nous ne savons pas comment il aurait jugé l'émergence de la Chine au rang de grande puissance. Vous pouvez le faire, si vous avez l'imagination scientifique. Trotsky se sentait « patriote » de son temps, il aimait son siècle, le XXe, en tant que siècle d'immenses bouleversements et de révolutions. Vous pourrez amener Trotsky dans le troisième millénaire.

Pour conclure, en ce qui concerne la question de l'échange de lettres, nous vous conseillons de lire les chapitres « La bataille de Gênes » et « La bataille de Milan », dans le volume à paraître chez vous en France. Tout comme vous ne connaissez pas Lotta Comunista dans son histoire et dans ses positions, de la même façon, vous ne semblez pas comprendre à quel point ses batailles ont été fondatrices : une lutte pour l'existence du parti, mais aussi, plus particulièrement à Milan, littéralement pour la vie de nombreux militants. À vrai dire, même ceux qui, en Italie, n'ont pas vécu directement cette expérience ne peuvent réussir à se la représenter.

Ce fut une bataille de formation pour la deuxième génération de Lotta Comunista ; dès lors, même les générations successives de jeunes, de plus en plus fournies, ont grandi dans la détermination de ne plus jamais accepter de délations et de calomnies de la part de quiconque. Si certains ont voulu jouer avec le feu par ingénuité ou inconscience, d'après ce qu'il nous semble avoir compris à travers votre correspondance, qu'ils se comportent en conséquence.

Par ailleurs, nous remarquons que l'incompréhension ne date pas d'aujourd'hui. Déjà en novembre 1973, dans votre Bulletin d'information, vous croyiez voir dans nos conceptions politiques une cause concomitante des campagnes d'ostracisme à notre égard. Certes, l'on attaquait Lotta Comunista « en la qualifiant en bloc de groupe « fasciste » et « provocateur » dans le plus pur style stalinien ». Mais, vous écriviez qu'« une part de la responsabilité incombe aussi, semble-t-il, à Lotta comunista ». D'après vous, nous n'avions d'« attitude politique » ni vis-à-vis de l'« extrême gauche », c'est-à-dire de ceux qui pour nous étaient les groupes petits-bourgeois intellectuels complices du stalinisme, ni vis-à-vis du PCI « avec qui les « bagarres » sembl[ai]ent fréquentes ». De ce point de vue, toujours d'après votre bulletin, Lotta comunista montrait un certain « triomphalisme », en se considérant déjà comme « le Parti » et « tendant à rejeter les autres en bloc ».

Presque quarante-cinq ans après, une mise à jour s'avère-t-elle, peut-être, nécessaire.

La rédaction de Lotta comunista

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