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Les agriculteurs victimes de la jungle capitaliste
Selon les statistiques publiées par la Mutualité sociale agricole (MSA), le revenu moyen annuel des agriculteurs français était de 15 000 euros pour l’année 2016. Un agriculteur sur trois gagne moins de 350 euros par mois. La faiblesse récurrente des prix de vente des productions agricoles, tandis que le coût des installations ou des engins agricoles ne cesse d’augmenter, pousse au désespoir des agriculteurs endettés. À tel point que le taux de suicide des agriculteurs dépasse de 20 % la moyenne nationale.
Ces revenus sont difficilement comparables avec ceux des salariés, car certaines dépenses, comme le logement, sont parfois incluses dans les frais de l’exploitation. Ils cachent surtout de grandes inégalités entre une poignée de très gros agriculteurs, notamment parmi les céréaliers, et les autres.Ces statistiques cachent des disparités entre les secteurs agricoles, le mode de production et les régions où ils sont installés. Pour autant, le monde paysan de ce début du 21e siècle n’a plus grand rapport avec celui qui existait il y a encore trente ou quarante ans. Longtemps retardée pour des raisons politiques, l’intégration de l’agriculture française dans le marché capitaliste est aujourd’hui achevée. Quelles que soient leur taille et leurs difficultés financières, la plupart des exploitations agricoles sont des entreprises à la production spécialisée, équipées d’installations coûteuses et très productives.
Les exploitations agricoles devenues des entreprises
Depuis la fin des années 1950, l’agriculture s’est transformée dans le sens d’une réduction permanente du nombre d’exploitations et du nombre d’emplois agricoles. En parallèle, les exploitations se sont modernisées et spécialisées, tandis que les agriculteurs se professionnalisaient. Quelques statistiques sont éloquentes. 43 % des agriculteurs sont désormais titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur. En 2014, il restait environ 450 000 exploitations, contre 750 000 en l’an 2000, 1,6 million en 1970 et plus de 2,3 millions en 1955 (voir graphiques). Ces exploitations employaient 854 000 personnes de façon permanente en 2014, contre 1,3 million en 2000 et 6,2 millions en 1955. Si l’exploitation familiale est toujours très présente, la coexploitation par plusieurs agriculteurs, associés sous une forme sociétaire, GAEC ou EARL[1], n’a cessé de progresser, en même temps que le recours à l’emploi salarié. Avec les emplois saisonniers, il y avait en 2016, selon la MSA, 700 000 emplois salariés équivalents temps plein affiliés au régime agricole, pour 500 000 emplois non salariés. Si l’on ajoute les 525 000 salariés de l’industrie agroalimentaire, la production alimentaire est aujourd’hui largement mise en œuvre par des salariés.
En parallèle, la taille des exploitations n’a cessé d’augmenter. En 2014, 60 % d’entre elles avaient une surface de plus de 100 hectares. Les petites exploitations, au sens du ministère de l’Agriculture (production brute standard inférieure à 25 000 euros), représentent désormais moins du quart de l’ensemble des exploitations. Tenues pour beaucoup par des agriculteurs proches de la retraite, elles sont appelées à disparaître.
Autrement dit, les exploitations agricoles sont devenues des entreprises, petites ou grandes, insérées dans l’économie capitaliste. Les agriculteurs sont soit des entrepreneurs soumis à la loi de la jungle du marché, soit des salariés agricoles exploités par un ou plusieurs patrons, et souvent encore plus mal payés que les salariés de l’industrie.
Quand les médias évoquent le sort des agriculteurs, ils ne parlent que des chefs d’exploitation, regardés avec bien plus de bienveillance, même quand ils saccagent des supermarchés ou des bâtiments publics, que des travailleurs salariés en lutte. Cette empathie ne résulte pas seulement du fait qu’ils nourrissent la population ou qu’ils travaillent eux-mêmes souvent assez durement. Elle est aussi sociale, les agriculteurs appartenant à la petite bourgeoisie, défendant le capitalisme, cet ordre économique et social dont ils sont pourtant largement les victimes. Les agriculteurs sont des patrons, même s’il y a autant de diversité entre eux qu’il en existe entre un artisan, un patron de PME ou un gros capitaliste comme l’était Xavier Beulin (mort en 2017), à la fois dirigeant de la FNSEA et patron du groupe agroindustriel Avril, au chiffre d’affaires de plus de 6 milliards d’euros et contrôlant des dizaines de sociétés.
Comme dans n’importe quel secteur, les plus puissants, en amont ou en aval de la chaîne de production, imposent leurs diktats aux plus petits. Les prix de vente résultent d’un rapport de force entre les divers capitalistes qui interviennent dans la chaîne de production, sans oublier les banques, pour se partager la plus-value. Il en est dans l’agriculture comme dans la production automobile, où des rapports de force s’établissent entre les constructeurs, les producteurs d’acier, les sous-traitant de la plasturgie ou du décolletage ou encore les fabricants de pneumatiques.
Des agriculteurs soumis à la loi du marché
En aval de la production agricole, le prix des produits agricoles est fixé, selon leur nature et des mécanismes complexes, par le marché national, européen ou mondial. Ces cours résultent moins du niveau annuel des récoltes que de la spéculation sur les marchés à terme ou de divers aléas politiques, comme l’embargo russe sur les importations agroalimentaires européennes, décidé par Moscou en 2014 en réponse aux sanctions européennes et américaines après l’annexion de la Crimée en 2014. Le cours des céréales, même celles achetées en France, est quasiment fixé à la Bourse du commerce de Chicago, tandis que celui du porc est établi au marché de Plérin en Bretagne... Celui du lait, qui dépend du prix des produits transformés comme les yaourts, le beurre ou la poudre de lait, est établi par chaque société collectrice par contrat. La spéculation ou les rivalités entre la grande distribution et les entreprises de transformation laitière, comme Danone ou Lactalis, interviennent dans l’établissement du prix du lait, mais les éleveurs n’en profitent pas. En amont, le prix des semences, des engrais, de l’aliment pour le bétail et du coûteux matériel agricole est imposé par des firmes multinationales comme Bayer, Monsanto ou John Deere. Et bien souvent les mêmes entreprises qui achètent la production vendent les aliments ou les semences.
Sauf à rester à l’écart du marché et à vendre eux-mêmes localement toute leur production, les agriculteurs n’ont de prise ni sur les prix de l’aval ni sur ceux de l’amont.
Le cas du lait
En 2016 et 2017, les producteurs de lait se sont mobilisés à plusieurs reprises pour tenter d’obtenir un prix d’achat minimum de 350 ou 360 euros la tonne, proche de leur prix de revient, alors que les sociétés collectrices leur proposaient un prix nettement inférieur. La fin des quotas laitiers de l’Union européenne en 2015 a conduit à une augmentation de la production laitière, suivie d’une chute des prix et d’une nouvelle phase de concentration. Des milliers de producteurs ont réduit leur cheptel, alourdissant au passage le stock de viande et contribuant à la chute des cours de la viande bovine.
Dans certains départements, des sociétés comme Sodiaal ou Lactalis ont le monopole de la collecte du lait, acquis avec l’intervention de l’État sous prétexte de rationaliser les collectes, ce qui leur permet d’imposer leurs conditions. Lactalis, qui a été placé sous les feux de l’actualité avec l’affaire du lait infantile contaminé par des salmonelles, collecte ainsi 20 % de tout le lait en France. Au cours de l’été 2016, Lactalis payait le lait à 260 euros la tonne. À ce prix-là, les éleveurs ne peuvent pas payer les traites de leurs emprunts, ne se versent pas de salaire, ou décident de tout arrêter. Des éleveurs de Mayenne qui ont contesté la politique tarifaire de Lactalis ont été exclus du ramassage du lait. Pendant que les producteurs de lait souffrent, la famille Besnier, fondatrice et principale actionnaire de Lactalis, a vu sa fortune s’arrondir. Avec une progression spectaculaire, passant de 4 milliards d’euros en 2013 à 10,5 milliards en 2017, Emmanuel Besnier est devenu la huitième fortune française, tandis que son frère et sa sœur ne sont pas loin, avec une fortune de 4 milliards d’euros chacun.
L’enrichissement des uns explique le désespoir des autres. Sodiaal (Candia, Yoplait, Entremont...) n’était pas, à l’origine, une entreprise privée classique mais une coopérative de producteurs, créée dans les années 1960, à l’époque des grandes luttes paysannes. Aujourd’hui entièrement gérée selon les règles de rentabilité exigées par le marché capitaliste, propriétaire d’une holding financière basée au Luxembourg, la coopérative Sodiaal ne se comporte guère mieux que Lactalis ou Danone vis-à-vis des producteurs. En 2016, elle payait la tonne de lait à 265 euros, à peine plus que Lactalis, et en 2017, le prix payé restait en dessous du prix de revient des producteurs. Outre l’exploitation accrue des travailleurs dans leurs fromageries et leurs usines de transformation, Sodiaal, Lactalis et compagnie réalisent des gains de rentabilité en pressurant les éleveurs.
Les producteurs de fruits et légumes face à la grande distribution
Les producteurs de fruits ne sont pas mieux lotis. Soumis plus que d’autres producteurs aux aléas de la météorologie et aux variations des volumes de production, ils sont d’abord victimes de la grande distribution. Manifestant à Paris début juillet pour protester contre les prix historiquement bas des abricots, un porte-parole de la Confédération paysanne dénonçait « des fruits qui partent des exploitations à des prix délirants de 50 centimes le kilo et qui sont revendus 3 euros le kilo dans les lieux de vente, alors même qu’ils sont conditionnés par l’exploitant et qu’il n’y a aucune transformation ». Il dénonçait « les centrales d’achat de la grande distribution et leur politique dévastatrice de prix bas, à grand renfort de produits espagnols, alors même que la récolte française bat son plein ».
Si les fruits et légumes espagnols, systématiquement désignés comme responsables des bas prix, sont en effet vendus souvent nettement moins cher, en particulier parce que la force de travail est encore plus durement exploitée en Espagne qu’en France, ce sont les patrons d’Auchan, Carrefour, Leclerc et compagnie qui imposent leurs diktats aux fournisseurs. Ils mettent les producteurs français et espagnols en concurrence pour leur imposer les prix les plus bas. Il en est des producteurs de fruits comme de tous leurs autres fournisseurs : les plus gros, capables de livrer de grandes quantités et de supporter une grande souplesse de trésorerie, sont en situation de négocier leurs marges, tandis que les petits doivent se soumettre ou ne pas être distribués.
Les interventions de l’État, au service des gros, pas des petits
Les agriculteurs, défenseurs de la libre entreprise, réclament paradoxalement l’intervention de l’État pour réguler le marché. En réalité, l’État n’a jamais cessé d’intervenir sur le marché agricole. Mais, à toutes les époques, ces interventions ont surtout profité aux plus gros producteurs, proches des allées du pouvoir. Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, l’État est intervenu pour moderniser l’agriculture, augmenter la productivité, faciliter la pénétration de groupes capitalistes dans ce secteur. À partir de 1962, cette intervention a été mutualisée à l’échelle de la Communauté économique européenne (CEE), sous la forme de la politique agricole commune, la PAC. Selon les périodes et les secteurs, la PAC a pris différentes formes. Par l’intermédiaire de subventions, en organisant des retraits et des stockages ou en imposant une politique de quotas ou de mises en jachère, elle a maintenu le prix des céréales, du lait ou de la viande au-dessus du cours mondial. C’était une certaine forme de régulation, sinon de planification, mais dans le cadre du marché capitaliste et au profit des plus gros. Car durant la même période, entre 1950 et 2000, la PAC a organisé, en même temps qu’elle l’amortissait, la disparition de 20 millions d’emplois agricoles en Europe.
Jusqu’aux années 2000, avant l’élargissement de l’Union européenne aux pays de l’Est, la répartition du budget de la PAC résultait d’interminables marchandages entre les principaux États, à travers des marathons agricoles où chaque ministre de l’Agriculture défendait ses agriculteurs nationaux, ou plutôt les plus riches d’entre eux. La France, disposant d’importantes surfaces agricoles, a toujours été la principale bénéficiaire de la PAC, qui constitue l’essentiel des revenus des producteurs et en fait une subvention déguisée à ceux qui achètent leurs produits. Les sommes versées étant proportionnelles aux surfaces exploitées ou aux volumes de production, les plus gros ont toujours récupéré la part du lion. Depuis 2003, les subventions de la PAC sont découplées de la production, mais elles restent versées en fonction de la taille des exploitations et du type de culture pratiqué dans le passé. C’est ainsi que la subvention à l’hectare dans le Bassin parisien était, dans les années 2000, cinquante fois plus élevé que dans les Alpes. Malgré l’introduction de critères écologiques, d’aides au développement rural et à la diversification des cultures pour attribuer les subventions, ce que le ministère de l’Agriculture appelle le pilier II de la PAC, celle-ci continue de favoriser les plus riches agriculteurs ou les agro-industriels. La récente mobilisation d’agriculteurs du Sud-Ouest ou du Centre, protestant contre la refonte des aides européennes pour les zones agricoles défavorisées (ZAD) qui risque de faire perdre de 5 000 à 10 000 euros par an à certains d’entre eux, est venue l’illustrer.
La France absorbait en 2016 un peu plus de 9 milliards d’euros au titre de la PAC, pour un montant européen de 52 milliards. Ces dernières années, les premiers bénéficiaires français de la PAC, outre des associations caritatives comme les Restos du cœur ou la Banque alimentaire, étaient la Sucrière de La Réunion du groupe Téréos, le volailler Doux, les producteurs de Cognac ou de Champagne, les riziculteurs de Camargue ou... le prince de Monaco.
En matière agricole comme dans tous les domaines, l’UE est l’arène des rivalités entre des États qui défendent avant tout les intérêts de leurs groupes capitalistes les plus puissants.
Pour faire mine de répondre au désarroi des agriculteurs, Macron a ouvert en juillet dernier les états-généraux de l’alimentation, avec comme objectif annoncé « un partage de la valeur entre les différents acteurs de la filière : agriculteurs, industrie agroalimentaire et distribution ». La solution imaginée par les représentants des syndicats d’exploitants agricoles, de l’industrie agroalimentaire, de la grande distribution, malgré la présence des associations de consommateurs, est sans surprise : les consommateurs paieront, sans que la grande distribution ou l’agro-industrie perdent un centime de leurs marges ! Les grandes surfaces augmenteront le prix de divers produits, limiteront les offres promotionnelles, en échange d’un engagement à mieux rémunérer les producteurs. Si l’on peut être certain que les prix augmenteront, les petits producteurs attendront la saint-glinglin pour que la grande distribution leur restitue le surcoût payé par les consommateurs...
Comment faire payer les consommateurs, plutôt que la grande distribution
L’idée selon laquelle il serait légitime de payer plus cher des produits agricoles à la provenance connue, de préférence locale, pour rémunérer les agriculteurs au juste prix et bénéficier en prime de produits sains, fait l’objet de campagnes répétées. Face aux scandales sanitaires à répétition, aux méfaits de la malbouffe, devant les difficultés de nombreux producteurs, cette idée peut sembler de bon sens. Elle explique le développement des circuits courts, comme les Amap (Associations pour le maintien de l’agriculture paysanne) à travers lesquelles un petit producteur vend sa production saisonnière à un groupe de consommateurs, y compris des citadins. Même s’ils se développent, même si des cantines scolaires se mettent à les pratiquer, les circuits courts restent marginaux. Il y a en France 2 000 Amap, qui approvisionnent 250 000 adhérents. Quels que soient les mérites de ces circuits courts, ils ne peuvent satisfaire qu’un nombre réduit de consommateurs. Périco Légasse, chroniqueur gastronomique et militant en vue de la bonne bouffe, reconnaît lui-même que « l’époque où l’on prenait son bidon en aluminium pour aller acheter son lait cru à la ferme est révolue » (Le Figaro, 31 août 2016).
Il y a déjà la question du prix de ces produits fermiers, bio ou locaux, plus sains que ceux vendus dans les grandes surfaces et les hard-discounts mais généralement plus chers, ne serait-ce que parce qu’ils sont produits à plus petite échelle. L’une des raisons du développement du hard-discount est justement la baisse de pouvoir d’achat des classes populaires et le développement de la pauvreté.
Il y a ensuite des problèmes de logistique. 70 % de la production alimentaire transite par la grande distribution. Nourrir quotidiennement les millions d’habitants concentrés dans les agglomérations nécessite des circuits de distribution un tant soit peu centralisés, des intermédiaires entre les producteurs et les consommateurs. Le problème fondamental n’est pas l’existence de chaînes de distribution, mais le caractère privé de leur propriété. Rassembler des produits frais ou transformés en un nombre réduit de lieux de distribution, rationaliser la distribution de la nourriture, gérer les stocks, connaître les habitudes alimentaires des consommateurs et leurs évolutions pour les anticiper, c’est une fonction sociale indispensable. C’est un des éléments de la socialisation de la production et de la distribution des biens qui rend possible une société communiste où l’on produira en fonction des besoins, recensés et ajustés, de l’humanité. Le problème de la grande distribution, comme de toute la production de marchandises, est qu’elle appartient à quelques familles bourgeoises, parmi les plus riches au monde, qui n’ont que le profit en ligne de mire, sans se soucier de la santé de leurs clients. Du fait même de sa position centrale entre les producteurs, ses fournisseurs de tailles diverses, et les consommateurs, du fait des économies d’échelle qu’elle peut réaliser, la grande distribution a acquis une puissance financière et un immense pouvoir pour imposer à tous ses intérêts et garantir ses marges.
Incontestablement, la grande distribution, les Carrefour, Auchan, Leclerc ou autres, et les grands groupes agroalimentaires, comme Lactalis, Danone, Nestlé, Kraftfood et quelques autres, sont les seigneurs modernes de l’alimentation. Ils étranglent les producteurs, surtout s’ils sont petits. Ils rackettent et parfois empoisonnent consciemment les consommateurs, comme Lactalis, qui a choisi de vendre son lait infantile alors qu’il savait ses installations contaminées, ou les distributeurs qui ont attendu la fin de la période des fêtes de fin d’année pour retirer les lots incriminés. Ils font disparaître les petits commerçants de proximité indépendants. Et ils exploitent sans vergogne leurs salariés. Ils sont capables d’occuper toutes les parts de marché, de la nourriture industrielle de basse qualité aux rayons bio les plus chers. Ils peuvent même, non sans vérité, se poser en champions du circuit court et de la production locale.
L’agriculture est mûre pour la planification
L’agriculture ne peut pas échapper à l’économie capitaliste, à sa tendance à la concentration, à la formation de monopoles, pas plus qu’elle ne peut échapper à la financiarisation et à la multiplication des épisodes spéculatifs. Dénonçant la politique de Lactalis vis-à-vis des éleveurs laitiers, Périco Légasse regrette l’époque où « André Besnier parcourait les routes de la Mayenne en carriole pour ramasser les fromages ». Hélas, dit-il, « tout a basculé. De producteurs de fromages et laitages, les Besnier sont devenus des financiers de la globalisation, conservant quelques racines pour la vitrine et consacrant le reste de leur énergie à transformer le lait en parts de marché » (Le Figaro, 31 août 2016). Mais ce qu’il regrette, et avec lui les combattants contre la malbouffe et la mondialisation, est pourtant l’évolution inéluctable de toutes les entreprises qui réussissent, dans une économie capitaliste gangrenée par la finance. Ni une prise de conscience écologique et citoyenne ni la multiplication des circuits courts ne feront tourner la roue à l’envers.
L’avenir n’est pas de contourner ou de boycotter la grande distribution et l’agroindustrie, en organisant le retour chimérique à un marché local de l’alimentation. Il n’est pas de démembrer les grandes exploitations agricoles pour revenir au morcellement du passé. Il est de les exproprier, pour les mettre au service de la population, pour alimenter tous les consommateurs avec des produits de qualité. Autrement dit, il faudrait utiliser les puissants outils de recensement, de logistique, de gestion et de production de ces groupes pour les mettre au service de la société. Préserver les ressources et l’environnement, produire de façon raisonnée, n’est possible qu’à l’échelle collective. L’agriculture est plus que mûre pour la planification, et tous les instruments sont en place, des satellites qui surveillent la croissance des cultures aux algorithmes qui permettent de suivre les goûts des consommateurs. L’humanité pourra alors maîtriser consciemment sa consommation de nourriture, décider quel produit elle peut consommer à quel moment, quelles denrées doivent être produites et consommées localement, quelles productions il est plus pertinent de regrouper.
Cette organisation rationnelle de la production et de la distribution de la nourriture est l’un des volets d’une organisation communiste de la société, seule capable de mettre un terme aux multiples crises, financière, agricole, écologique, sanitaire, alimentaire, qui minent l’économie capitaliste. Il faudrait pour cela que les travailleurs soient au pouvoir, et organisent la société en fonction de leurs intérêts de classe, et de ceux la majorité de la population. Les travailleurs produisent toutes les richesses de façon collective et sociale et n’ont rien à gagner au maintien de la propriété privée des moyens de production, à commencer par les travailleurs du secteur agroalimentaire.
Même sous le capitalisme, la classe ouvrière doit avoir une politique vis-à-vis des agriculteurs, petits ou moyens, qui n’arrivent pas à vivre de leur travail. En amont ou en aval de leurs exploitations, ils sont victimes des mêmes exploiteurs que les travailleurs : le grand capital qui domine toute l’économie. Quand les producteurs s’en prennent aux hypermarchés, ils ne se trompent pas de cible. Ils auraient tout à gagner au contrôle ouvrier sur les comptes des grandes entreprises et de la grande distribution, sur les prix pratiqués, les marges réalisées.
Ils ne trouveront pas de soutien auprès de l’État. Les quelques mesures concédées finiront par se retourner contre eux, aggravant encore l’écart entre les petits et les gros, qui tirent toujours les marrons du feu à leur place. À l’inverse, la plupart de ces mesures, exonérations de cotisations sociales ou d’impôts, augmentations des prix dans les supermarchés, seront finalement payées par les travailleurs, directement ou sous forme d’impôts supplémentaires. Le risque est encore que les agriculteurs se tournent du côté de l’extrême droite et d’autres démagogues qui leur promettent la fermeture des frontières et des taxes aux importations.
Rien de tout cela n’est inéluctable. À condition que les travailleurs retrouvent l’initiative politique, retrouvent la conscience qu’ils représentent un avenir pour toute la société et qu’ils cherchent à entraîner derrière leurs propres objectifs d’autres catégories sociales elles aussi victimes du capitalisme.
15 février 2018
[1] GAEC : groupement agricole d’exploitation en commun. EARL : entreprise agricole à responsabilité limitée, équivalant à la SARL.