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Grande-Bretagne : la résistible ascension de la précarité
En Grande-Bretagne, 24 % des travailleurs sont aujourd’hui à temps partiel ; 15 % ont un statut d’autoentrepreneur [1]; 4,8 % ont des contrats à temps plein, mais temporaires ; 2,8 % ont des contrats zéro heure (sans horaire ni salaire fixes) et 1,6 % sont en apprentissage. Autrement dit, près d’un emploi sur deux soit est précaire, soit ne garantit pas un salaire complet.
Theresa May et son gouvernement peuvent bien se vanter d’un taux d’emploi record, qui aurait atteint les 75,3 % en septembre dernier. Mais elle se garde bien de préciser que ce chiffre inclut les emplois précaires mentionnés ci-dessus, dont la plupart offrent tout juste de quoi survivre à ceux qui les occupent.
Mais comment la situation des travailleurs a-t-elle pu se dégrader à ce point au cours des quatre dernières décennies ?
De la guerre à la crise
La précarité n’a pas toujours été aussi répandue. Durant la trentaine d’années de relative expansion économique qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale, les emplois précaires étaient encore exceptionnels.
Il n’empêche, ils étaient déjà nombreux dans certains secteurs. Par exemple, nombre d’ouvriers du bâtiment travaillaient au forfait : ils étaient autoentrepreneurs et touchaient un forfait pour la journée ou la semaine pour laquelle ils étaient embauchés, indépendamment du travail qu’on attendait d’eux. Ce système du forfait, combiné aux bas salaires et au niveau intolérable des accidents du travail (76 000 certificats d’incapacité de travail furent délivrés pour la seule année 1971), fut à l’origine de la première grève générale du bâtiment, en 1972.
Donc, de 1945 à 1970, seule une minorité de travailleurs connurent la précarité. Les capitalistes se montrèrent prêts à acheter la paix sociale par une amélioration des conditions de travail, pourvu que le coût de cette amélioration n’entame pas leurs bénéfices, ce qui fut rendu possible par les conditions économiques particulières de l’après-guerre.
Mais ces conditions ne durèrent pas. À partir de 1971, la crise mondiale de l’économie capitaliste, qui avait été interrompue par la guerre, reprit de plus belle. Dans un premier temps, le système monétaire international fondé sur le dollar, qui avait été mis en place à l’issue de la guerre, s’effondra. Il entraîna à sa suite commerce et production. Dès lors, pour tenter de maintenir leurs profits face à des marchés qui rétrécissaient, les capitalistes cherchèrent par tous les moyens à réduire le coût du travail et chacun des gouvernements britanniques successifs s’efforça de les y aider.
Quand les travaillistes revinrent au gouvernement en 1974, après un bref interlude sous les conservateurs d’Edward Heath, le Premier ministre Harold Wilson commença par venir à la rescousse des entreprises privées en difficulté. Par exemple, il finança un plan de redressement de la filiale britannique de Chrysler, qui se traduisit par le licenciement d’un tiers de ses effectifs. En même temps, Wilson inaugura une politique de suppression d’emplois publics. Ainsi, il gela les embauches dans le système de santé publique (le plus gros employeur du pays) et entreprit d’en réduire considérablement le personnel auxiliaire, en procédant à la centralisation des services chargés de la restauration, du nettoyage et des analyses médicales.
Pour tenter d’amadouer les travailleurs du secteur public, Wilson lança ce qu’il appela pompeusement un nouveau contrat social. Son but était, selon lui, « de convaincre chaque travailleur, sa famille et son syndicat qu’une politique des revenus n’est pas un piège qui lui serait tendu pour l’obliger à payer l’essentiel des dettes du pays ». Mais les travailleurs ne tardèrent pas à voir qu’il s’agissait bien du piège qu’ils avaient craint. Des pans entiers du secteur nationalisé furent soumis à un chantage où on leur imposait des baisses de salaire et une aggravation des conditions de travail, prétendument pour éviter des licenciements massifs qui auraient été, sinon, inévitables. Ce fut à cette époque-là que commença à se répandre le recours à la sous-traitance dans le secteur public, même si, à ce stade, il ne s’agissait encore que de mettre en concurrence plusieurs organisations publiques qui postulaient pour le même travail. Déjà, dans un contexte marqué par l’aggravation de la crise et une vague de grèves contre le plafond de 5 % aux augmentations de salaire imposé par le gouvernement, le Parti travailliste apparaissait de moins en moins capable de contenir la colère des travailleurs. Finalement, ce fut le fameux Hiver du mécontentement de 1978-1979, la plus importante vague de grèves depuis la grève générale de 1926, qui convainquit le capital britannique que le Parti travailliste n’était pas à la hauteur de la tâche qu’il attendait de lui.
Le tournant sous Thatcher
Si le gouvernement conservateur de Margaret Thatcher réussit là où ses prédécesseurs travaillistes, Harold Wilson et James Callaghan, avaient échoué, ce fut principalement en raison de la dépression économique du début des années 1980 et, surtout, de l’augmentation considérable du chômage qu’elle entraîna (il devait atteindre 11,3 % en 1983). Dès lors, le patronat entreprit de se préparer à tirer le parti maximum de la situation, avec l’aide de Thatcher.
En 1980, le secteur public se vit imposer l’obligation de procéder à des appels d’offres systématiques pour assurer une grande partie des services qu’il assurait jusque-là. Cette mesure permit aux sous-traitants privés de décrocher des marchés publics dans des domaines comme la restauration, le nettoyage, la sécurité ou les transports. Du même coup, le nombre de contrats temporaires bondit de 5,5 % à 7 %.
Le taux de chômage des jeunes de 16 à 24 ans s’était lui aussi envolé, atteignant 20 % en 1983. Cela servit de prétexte au gouvernement Thatcher pour introduire des mesures punitives à l’encontre des jeunes chômeurs, comme par exemple le Youth Training Scheme (Programme de formation des jeunes). Ce programme s’adressait aux jeunes de 16-17 ans qui quittaient les bancs de l’école, mais n’avait rien d’autre à leur offrir que des stages mal payés en entreprise. Les employeurs disposaient ainsi d’une main-d’œuvre bon marché qu’ils pouvaient exploiter à leur guise. Il leur était seulement demandé d’organiser treize semaines de formation par an, sans que la qualité de cette formation soit contrôlée.
Bien sûr, la classe ouvrière avait été affaiblie par la crise économique et désorientée par le refus des directions syndicales de s’appuyer sur la combativité qu’elle avait exprimée dans la période précédente pour combattre les attaques de la bourgeoisie. Thatcher et, immédiatement après elle, John Major purent donc mener à son terme la tâche qu’avaient entreprise les travaillistes sous Wilson. Quand Major quitta le pouvoir, une grande partie des travailleurs assurant les services publics étaient désormais des travailleurs précaires employés par l’une ou l’autre des innombrables entreprises sous-traitantes qui s’étaient multipliées comme des lapins pour profiter des réformes de Thatcher.
Mais Thatcher avait échoué sur le terrain de la lutte des classes : elle avait bien vaincu les mineurs, mais elle n’avait pas réussi à empêcher un certain nombre de grèves importantes. De plus, la majorité parlementaire de son successeur, John Major, était trop faible pour lui permettre de se lancer dans une nouvelle offensive contre la classe ouvrière. Il revenait donc aux travaillistes de reprendre cette offensive, là où Thatcher l’avait laissée, mais cette fois sous la houlette de Tony Blair.
Blair et son marché du travail flexible
C’est en effet sous Blair que furent prises les mesures les plus décisives en matière de précarité. Reprenant à son compte la politique de Thatcher dans ce domaine, Blair la poussa jusqu’au bout en tirant le parti maximum de la démoralisation des travailleurs après la défaite de la grève des mineurs, et de la volonté des appareils syndicaux de lui apporter leur soutien.
L’une de ses premières mesures fut de dispenser nombre de patrons du paiement de la part patronale des cotisations sociales, sous prétexte de faciliter l’embauche des jeunes. Mais, comme il le fit en relevant de 30 % le salaire plancher au-dessus duquel les patrons devaient payer les cotisations sociales (à 84 livres par semaine, soit 100 euros au cours actuel), du coup, de fait, il incita les patrons à réduire les salaires à ce niveau-là, ce qui se traduisit, à l’époque, par une soudaine montée en force des emplois à temps partiel.
En même temps, s’appuyant sur les réformes de Thatcher, Blair étendit considérablement l’utilisation de sous-traitants privés mal payés dans le secteur public. Tant et si bien que, lorsque Blair quitta le pouvoir, un employé municipal sur dix avait un contrat précaire ; 19 700 auxiliaires d’enseignement en intérim travaillaient chaque jour dans les écoles anglaises et galloises ; et 10 % des infirmières de la Santé publique étaient employées par le biais d’agences d’intérim.
En fait, l’un des plus gros marchés ouverts aux agences d’intérim était déjà (et reste encore aujourd’hui) celui de la santé. Tout juste un an après l’élection de Blair, en mai 1998, Nestor, la principale agence d’intérim de personnel de santé du pays, employait déjà 92 000 infirmières dans la Santé publique et fournissait près de 18 % de l’ensemble du personnel employé dans les secteurs de la santé et des soins à la personne.
Évidemment, le nombre d’agences d’intérim explosa sous Blair, à telle enseigne qu’au début de son second mandat on comptait 10 000 entreprises distinctes dans ce secteur ! Blair alla même jusqu’à sous-traiter le travail des agences pour l’emploi à quelques-unes de ces agences d’intérim, dont Manpower et Reed qui, à elles seules, employaient déjà 700 000 intérimaires dans l’ensemble de l’économie !
Comme on pouvait s’y attendre, la sous-traitance et l’intérim se développèrent aussi dans le secteur privé, notamment dans l’automobile. En 2002 par exemple, BMW employait déjà un bon tiers d’intérimaires sur les chaînes de production de la Mini, à l’usine de Cowley, et c’est encore le cas aujourd’hui.
Mais en fait, ce fut surtout la campagne de Blair contre les chômeurs qui donna naissance à ce qu’il appela, par euphémisme, un marché du travail flexible – permettant aux entreprises de trouver une main-d’œuvre bon marché et corvéable à merci, et, par là même, de réduire le coût du travail.
Blair commença par s’en prendre aux chômeurs qui refusaient les emplois trop mal payés. Allant plus loin que les gouvernements conservateurs, qui avaient déjà réduit la durée d’indemnisation, il introduisit son New Deal en 1998. Mais, derrière cette prétendue nouvelle idée, il y en avait une vieille, que les conservateurs n’avaient jamais osé mettre en œuvre : celle de priver de toute allocation sociale les chômeurs refusant une offre d’emploi « raisonnable ». Blair s’en prit aussi aux inactifs en âge de travailler, malades de longue durée, handicapés, parents célibataires, etc. Eux aussi furent menacés de perdre leurs allocations sociales s’ils n’acceptaient pas le premier emploi précaire venu.
Voilà comment le Parti travailliste de Blair fit passer des centaines de milliers de travailleurs du statut de chômeurs pauvres à celui de travailleurs pauvres et comment la classe ouvrière fut invitée à se féliciter du retour au plein-emploi, c’est-à-dire, en fait, de plein de sous-emplois sous-payés !
Après 2007 : une nouvelle réduction du coût du travail
Après le début de la crise financière en 2007, le travailliste Gordon Brown, qui avait succédé à Blair, entreprit de donner un nouveau tour de vis au coût du travail. La pratique, inaugurée sous Blair, consistant à remplacer des CDI à temps plein par des temps partiels, mal payés et/ou précaires, continua, mais à un rythme soutenu.
En particulier, les contrats zéro heure (ne garantissant ni un nombre minimum d’heures travaillées, ni un salaire minimum) montèrent rapidement en puissance. Leur nombre passa officiellement de 166 000 en 2007 à 883 000 en 2017, soit 2,8 % des emplois, mais il dépasserait largement le million selon d’autres estimations.
Parallèlement, les conditions de travail dans les agences d’intérim se sont rapidement détériorées. Pendant un temps, on avait pensé que la directive européenne sur les travailleurs intérimaires, avec son obligation d’observer l’égalité des salaires entre intérimaires et travailleurs permanents faisant les mêmes tâches (après douze semaines de présence, néanmoins), pousserait les patrons à chercher d’autres formes d’emplois. Mais cela ne fut pas nécessaire. La dérogation dite suédoise à cette directive permit aux patrons de l’intérim de faire passer leurs salariés comme des travailleurs permanents, dès lors qu’entre deux missions ils percevaient un salaire hebdomadaire équivalent à une journée de travail au salaire minimum. La menace du « à travail égal, salaire égal » étant repoussée à un coût minime pour les géants de l’intérim, ceux-ci continuèrent à prospérer. Aujourd’hui on compterait 307 000 travailleurs intérimaires au sens strict, auxquels viendraient s’ajouter bien d’autres, dont les employeurs dissimulent le statut réel en usant de la dérogation suédoise ou d’autres artifices.
Un autre type d’emploi offre encore moins de garanties aux travailleurs tout en ayant connu un développement très rapide depuis 2007 : celui d’autoentrepreneur. En fait c’est la forme d’emploi qui s’est accrue le plus vite dans la crise : le nombre d’autoentrepreneurs est passé de 3,8 millions en 2007 à 4,8 millions aujourd’hui, soit 15,2 % de la main-d’œuvre ayant un travail ! Non sans ironie, on estime que la moitié des nouveaux emplois que les conservateurs se vantent d’avoir créés depuis leur retour au pouvoir en 2010 seraient des emplois d’autoentrepreneur, des emplois de crise, en somme.
Ensuite viennent les multiples coups tordus auxquels les patrons ont recours pour dépouiller les travailleurs de leurs droits. Par exemple, bien des entreprises ont réussi à introduire, au fil des accords salariaux, avec la complicité des appareils syndicaux, des droits différents pour certaines catégories de travailleurs, et donc des divisions dans leurs rangs. C’est ainsi qu’à l’usine Ford-Dagenham, dans l’Est de Londres, à classification et travail égal, les travailleurs embauchés après 2012 constituent un niveau 2 et sont payés 5 livres (5,75 euros) de moins de l’heure que ceux qui ont été embauchés avant, qui constituent le niveau 1. Ensuite viennent les ouvriers des entreprises sous-traitantes, certains permanents d’autres précaires, mais tous appartiennent de fait à des niveaux moins bien lotis, puisque leur salaire horaire est inférieur de 7 à 11 livres (8,05 à 12,65 euros) à ceux des ouvriers de niveau 1 faisant le même travail.
Temps partiel subi, heures supplémentaires déguisées et travail gratuit
Dans les années qui ont suivi la crise de 2007, les patrons ont réagi en réduisant le nombre d’heures de travail, soi-disant pour sauver des emplois, alors qu’il s’agissait avant tout de baisser les salaires. Et du coup, aujourd’hui plus que jamais, un nombre croissant de travailleurs ont recours aux heures supplémentaires ou à un deuxième emploi pour joindre les deux bouts.
Les statistiques officielles semblent contredire cette idée. À les croire, les salariés effectuaient en moyenne 1,4 heure supplémentaire par semaine en 2007 contre 1,1 heure aujourd’hui. Mais selon l’agence de notation financière TotallyMoney, qui tient compte dans ses calculs d’une estimation des heures supplémentaires non déclarées ou non payées, la moyenne serait de 8,4 heures supplémentaires par semaine et un travailleur sur dix ferait en moyenne entre 8,4 et 31 heures supplémentaires par semaine. En ce qui concerne le deuxième emploi, on peut dire que depuis 2007 le nombre de travailleurs ayant deux emplois a augmenté de 10 %, pour atteindre 1,13 million, soit 3,5 % de la main-d’œuvre ayant un travail.
La chaîne de supermarchés Tesco, le premier employeur privé en Grande-Bretagne (avec 260 000 salariés), a même mis au point une application sur smartphone qui permet de postuler directement à des heures supplémentaires. Selon la direction, « les nouvelles technologies permettent aux travailleurs de savoir où et quand il y a des heures supplémentaires à faire et donc de choisir les magasins et les heures qui les intéressent ». Autrement dit, c’est à eux de trouver des heures supplémentaires, mais au risque de devoir aller les faire au diable vauvert. Voilà un bel exemple d’un marché de l’emploi flexible comme le concevait Blair.
Mais les géants du capital voudraient avoir encore plus de travailleurs à exploiter et à sous-payer. Par exemple, le numéro un mondial de l’intérim, Adecco, dit regretter amèrement de ne pas pouvoir utiliser « la flexibilité, les talents et la bonne volonté au travail des retraités, des handicapés et de ceux qui s’occupent d’eux ». Pour ces requins, on est toujours exploitable, même sur des béquilles.
Les chômeurs ne sont pas épargnés non plus. Depuis le New Deal de Blair, quantité de programmes destinés à contraindre les chômeurs à travailler gratuitement pour des patrons privés pour avoir le privilège de toucher leurs allocations sociales se sont succédé. Plusieurs ont été déclarés illégaux par les tribunaux, puis remplacés par leur frère jumeau. Le dernier en date s’appelle le programme travail-santé, mais bien sûr c’est sur le travail des uns qu’il compte pour maintenir la santé des profits des autres.
Le rapport Taylor ou la précarité institutionnalisée
Récemment, avec l’essor du commerce en ligne, d’autres types d’emplois précaires sont venus s’ajouter à ceux qui existaient déjà. Ensemble, ils constituent un secteur économique à part, celui des contrats de quelques heures et des jobs au débotté, ce que les spécialistes anglais de la communication patronale appellent avec démagogie la gig economy (l’économie des petites choses), comme si cette économie-là n’avait pas elle aussi ses exploiteurs et ses exploités. En font partie les livreurs de colis du type Deliveroo ou JustEat, les conducteurs Uber, etc. Mais en réalité on assiste simplement à un retour du travail à la pièce ou à la tâche.
Certaines des pratiques de la gig economy sont illégales. La législation britannique est accommodante, mais des travailleurs précaires ont quand même réussi à prendre leurs patrons en défaut et à les contraindre à des concessions.
Ce fut le cas chez eCourier, filiale de l’ancien monopole postal privatisé spécialisée dans la livraison de colis sous 24 heures. L’un de ses coursiers, qui avait été recruté comme autoentrepreneur, a porté plainte contre eCourier pour obtenir le statut de salarié (et donc les congés payés attachés à ce statut). Finalement eCourier a préféré régler le différend à l’amiable. Mais, à cette occasion, il s’est avéré que ses 350 coursiers avaient peu ou prou le même statut, ce qui constituait en soi une infraction, puisque le statut d’autoentrepreneur ne peut légalement être associé qu’à une tâche spécifique, unique dans l’entreprise et justifiant un traitement particulier.
De même, en 2016, Deliveroo, qui emploie 15 000 cyclistes autoentrepreneurs, a essayé d’imposer un système de paiement à la course et non à l’heure. Les livreurs se sont aussitôt mis en grève et six jours plus tard la direction renonçait à son projet, preuve que l’on peut être tout à la fois précaire, combatif et capable de faire reculer un groupe international.
Il est vrai que de tels succès sont rares. Mais ces quelques cas ont suffi à inquiéter les patrons, qui se demandent aujourd’hui si leur droit d’exploiter les travailleurs ne serait pas menacé. Cette inquiétude tenait en partie au fait que, sur le plan juridique, les droits (ou absence de droits) des travailleurs précaires étaient loin d’être clairement définis. Theresa May avait promis de réglementer « les pratiques nouvelles dans le domaine de l’emploi » et elle avait confié le soin d’étudier le problème à une commission présidée par Matthew Taylor. Ce choix n’avait d’ailleurs rien d’innocent, puisque Taylor n’était rien moins que l’ancien conseiller de Blair en matière de réforme du marché du travail.
Le résultat de tout ce bruit aura été un rapport Taylor qui, loin de se fixer l’objectif de faire reculer la précarité, propose au contraire de l’intégrer dans la loi en créant une nouvelle catégorie de travailleurs, dits entrepreneurs dépendants, dont les droits seraient adaptés aux besoins de la gig economy.
Sans doute Taylor fait-il la liste des nombreux abus commis par les patrons, et sans doute demande-t-il que les travailleurs précaires aient le droit de demander des conditions de travail plus stables et que le gouvernement en fasse plus pour faire respecter la législation actuelle. Bref, Taylor aura fait ce que May attendait de lui, c’est-à-dire rien, si ce n’est donner une existence juridique aux travailleurs précaires, en les étiquetant. Après quoi, il reviendra aux tribunaux, conformément à la Constitution non écrite du pays, de donner un contenu à cette étiquette et de définir les droits de ces travailleurs au cas par cas, jusqu’à ce qu’il y ait assez de cas particuliers pour justifier leur exploitation, y compris dans ses aspects les plus choquants.
La précarisation, symptôme d’une société malade
L’un des principaux problèmes de la classe ouvrière depuis des années, qui joue un rôle important dans la dégradation de ses conditions de vie et de travail, est le refus des directions syndicales d’organiser une lutte d’ensemble contre la précarité. Elles se sont mêmes montrées tout simplement incapables d’organiser les travailleurs précaires. Alors, les intégrer aux gros bataillons de la classe ouvrière…
Ainsi, le syndicat des travailleurs de la communication, qui compte 100 000 postiers, salariés de Royal Mail, déplore le nivellement par le bas des conditions de travail à Royal Mail. Mais, au lieu de s’opposer clairement à la politique de réduction des coûts du travail (y compris la banalisation des CDD), la direction du syndicat montre du doigt la « concurrence déloyale » des autres entreprises de livraison à domicile et leur recours à une main-d’œuvre meilleur marché. C’est vrai, DPD, Yodel, UKMail, Amazon, etc. ont recours aux contrats précaires dont ils abusent sans vergogne. C’est pourquoi les dirigeants syndicaux devraient se fixer comme objectif prioritaire l’organisation des salariés des entreprises de livraison à domicile, pour se battre aux côtés des postiers de Royal Mail afin de mettre un terme à la politique de nivellement par le bas de la direction.
Aujourd’hui, la plupart des dirigeants syndicaux expliquent que la seule manière de lutter contre la précarisation c’est d’élire un gouvernement travailliste, qui adoptera des lois protégeant les droits des travailleurs. Mais les travaillistes au gouvernement ont-ils jamais défendu les intérêts matériels de la classe ouvrière ? Non, bien sûr !
Cela signifie-t-il que la classe ouvrière est désarmée ? Non. D’ailleurs, le mouvement ouvrier d’aujourd’hui n’avait-il pas été construit à l’origine par des travailleurs précaires qui ne bénéficiaient d’aucune protection légale ?
En 1889, les grèves des ouvriers sans qualification du gaz faisaient dire à Eleanor Marx : « La première tentative d’ouvriers non qualifiés pour obtenir pour eux-mêmes ce que les syndicats d’ouvriers qualifiés n’avaient jamais vraiment tenté d’obtenir à leur place date de la manifestation de 1889, qui vit les ouvriers gaziers de Londres s’organiser et exiger ce qu’aucun autre rassemblement d’hommes n’avait encore jamais demandé : la journée de travail de huit heures. […] Trois mois après la formation de leur syndicat, ils tenaient un rassemblement monstre pour célébrer, en ce 27 juillet, une victoire qui surpassait tout ce qui avait jamais été accompli par des syndicats plus expérimentés et plus riches, à savoir l’octroi de la journée de huit heures sans diminution du salaire et même, dans de nombreux cas, accompagné d’une augmentation de salaire. »
L’histoire nous apprend que l’élan donné par les ouvriers gaziers de l’Est de Londres a déclenché un mouvement encore plus important « parmi les prolétaires les plus pauvres, les plus méprisés, les plus désespérés » : les dockers. Pour contraindre les patrons à respecter les droits des travailleurs, il faut un rapport de force favorable. En fin de compte, c’est une question d’organisation.
Les travailleurs de la fin du 19e siècle surent utiliser leur force collective contre le patronat. La classe ouvrière du début du 21e siècle peut en faire autant. Pour y parvenir, elle doit s’organiser, en unissant les forces de tous les secteurs d’activité. Public et privé, qualifiés et non qualifiés, temps plein et temps partiel, permanents et précaires, salariés et autoentrepreneurs, britanniques ou étrangers, la liste des divisions artificielles créées par les exploiteurs est bien longue, mais il n’y a qu’une seule classe ouvrière. Et c’est elle qui produit toutes les richesses de cette société. Malgré les contes à dormir debout des politiciens et de leurs porte-parole des médias, aucune richesse n’a jamais été produite par les hommes d’affaires de stature internationale, et encore moins par la loterie des marchés financiers. Seul le travail accompli par la classe ouvrière peut créer – et crée effectivement – de la richesse. Aucun obstacle ne peut s’opposer à sa force collective, si elle décide de la mettre en œuvre.
16 octobre 2017
[1] En Grande-Bretagne, les autoentrepreneurs ne bénéficient pas des mêmes droits sociaux que les salariés embauchés : ils n’ont droit ni aux congés payés, ni aux congés maladie, ni aux allocations chômage ; ils n’ont pas non plus le droit de se syndiquer, de faire grève, ni d’invoquer les réglementations sur les horaires ou les conditions de travail qui couvrent les salariés non précaires. En revanche, ils doivent payer eux-mêmes les parts patronale et salariale des cotisations sociales sur leurs salaires.