Le scandale des maisons de retraite14/01/20182018Lutte de Classe/medias/mensuelarticle/images/2018/01/14258872.jpg.420x236_q85_box-0%2C0%2C770%2C433_crop_detail.jpg

Le scandale des maisons de retraite

Le 30 janvier 2018, les syndicats (CGT, FO, CFDT, UNSA et CFTC) appellent à une grève nationale des Ehpad (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) « pour exiger une prise en charge humaine et digne des personnes hébergées ».
Illustration - Le scandale des maisons de retraite

L’an dernier, un conflit avait opposé les aides-soignantes de la maison de retraite des Opalines de Foucherans (commune de 2 000 habitants située à côté de Dole dans le département du Jura) à la direction de cet établissement, du 3 avril au 27 juillet 2017.

Depuis, les dénonciations et les protestations envers ces établissements se sont multipliées. Lorsque huit aides-soignantes des Opalines se sont mises en grève, bientôt rejointes par des salariées de la cuisine et du ménage, elles dénonçaient surtout le sort réservé aux personnes dépendantes dont elles avaient la charge : « Le matin, on les lève sans leur demander leur avis. On sait déjà qu’on n’aura pas le temps : quinze minutes pour la toilette, l’habillement, le petit-déjeuner, les médicaments. Alors, il faut choisir. Est-ce qu’on lave les cheveux ? Ou les dents ? La douche hebdomadaire, il est rare qu’on la tienne. »

Ces travailleuses ont tenu 117 jours, malgré l’embauche d’intérimaires pour les remplacer, malgré un directeur leur annonçant d’emblée qu’elles n’auraient « rien, ni maintenant, ni demain, ni jamais », et en dépit du refus de l’Agence régionale de santé (ARS) d’imposer quoi que ce soit aux Opalines, alors que c’est l’ARS qui paie les soignants. Même l’union départementale de la CGT, au départ favorable, trouvait que le mouvement durait peut-être un peu trop.

Elles se sont rendues devant les grosses entreprises, comme Solvay à Tavaux dans le Jura, devant les autres maisons de retraite du groupe, où elles ont été applaudies depuis les fenêtres, devant les domiciles des actionnaires à Beaune et à Montbéliard, au CHU de Dijon et à celui de Besançon. Ainsi, malgré leur petit nombre, les grévistes ont réussi à populariser leur mouvement dans tout le monde ouvrier du Jura et de la Côte-d’Or. Un article de Florence Aubenas à la une du Monde (18 juillet) donna à leur grève un retentissement national, qui lui permit de relayer le mécontentement des familles des patients et celui d’un personnel souvent épuisé et à bout. Les résidents eux-mêmes ont dénoncé la situation qui leur était faite.

Des centaines de milliers de familles recherchent désespérément une place pour leur parent, et se heurtent aux tarifs exorbitants de ces établissements, où le coût de l’hébergement dépasse souvent la pension de retraite de leurs proches, les obligeant à vendre leurs biens.

À ces difficultés s’ajoute souvent la crainte de perdre la place s’ils protestent trop, ou même de voir leur proche en subir les conséquences. Mais le plus déchirant est qu’après tous les sacrifices consentis, ils ne sont même pas sûrs que le pensionnaire sera protégé et soigné. Car ces établissements font face à un manque chronique de personnel en général, et de personnel qualifié en particulier.

Rien de tout cela n’est pourtant nouveau, des scandales ont éclaté autour des maisons de retraite privées pratiquement dès leur création, et quasiment dans les mêmes termes qu’aujourd’hui. En 2004 déjà, le secrétaire d’État aux Personnes âgées estimait à 200 000 le nombre de lits indignes, sur les 600 000 existant à l’époque.

Mais il est vrai qu’en une génération la situation a bien changé, ne serait-ce que par la constante augmentation du nombre de personnes âgées. Le chercheur Bertrand Pauget écrivait en 2008 : « Le fait inédit réside moins dans la croissance de la population que dans l’arrivée massive d’une génération à l’âge de la vieillesse. […] Cette situation est inédite dans sa structure (la proportion de personnes dites vieilles par rapport à l’ensemble des classes d’âge n’a jamais été aussi importante), massive (le phénomène n’est plus seulement occidental mais mondial) et rapide (une génération).

Depuis l’Antiquité, le taux de personnes considérées comme vieilles oscille sans doute entre 6 % et 8 %. La population des plus de 60 ans représente actuellement 21,3 % de la population, et on atteindra les 30 % en 2020. Il y a aujourd’hui 11,7 millions de plus de 60 ans, mais ce chiffre va doubler d’ici à peine plus de dix ans. »[1]

Aujourd’hui 730 000 personnes vivent en institution pour personnes âgées, soit 20 % de plus qu’en 2004. 43 % des Ehepad sont publics, 31,5 % sont privés à but non lucratif et 25,5 % sont des établissements privés commerciaux.

Le désengagement de l’État

C’est après la Deuxième Guerre mondiale que l’État a pris en charge les institutions et les maisons qui recueillaient, souvent pêle-mêle, les vieux et les indigents. Hospices et asiles sont devenus majoritairement publics ou associatifs à but non lucratif, tout en conservant le même personnel, infirmières et médecins, religieuses et bénévoles confondus. Tous officiaient alors dans un même état d’esprit fait de paternalisme charitable et d’assistanat envers les pauvres et les déshérités. Mais cet état d’esprit changea dans les années 1970 avec la généralisation des retraites et de la Sécurité sociale.

À la suite du choc pétrolier et de la crise, l’État se désengagea peu à peu des services publics et les attaques contre le déficit de la Sécurité sociale se multiplièrent. Les lois de décentralisation de 1982 à 1987, que le Parti socialiste considérait comme une grande avancée, déléguaient aux collectivités régionales, départementales et locales tous les secteurs d’activité du service public considérés comme secondaires et non rentables, en particulier tout ce qui concernait la vieillesse et les maisons de retraite. Cette grande avancée n’allait pas jusqu’à libérer des fonds permettant la prise en charge de ces secteurs par les collectivités locales. Dans la continuité et face à l’accroissement du nombre de personnes âgées dépendantes, la loi de 1991 donna pour mission au secteur privé de créer des maisons de retraite. Aujourd’hui, ces établissements doivent signer une convention tripartite pour cinq ans, entre l’État, le département et la maison de retraite. L’État se décharge ainsi sur le secteur privé d’une partie de sa mission auprès des personnes âgées, tout en le finançant.

Les 15 000 morts de la canicule de 2003 ont fait apparaître la situation réelle dans laquelle vivaient les résidents de ces maisons de retraite : nombre d’entre eux n’étaient pas correctement hydratés, ce qui montre qu’ils étaient parqués dans ces institutions comme du bétail. Suite à ce scandale, le gouvernement Raffarin a dû débloquer neuf milliards d’euros, crédits que certains ont qualifiés de plan Marshall pour la vieillesse. Et c’est alors qu’un véritable coup d’envoi a été donné aux institutions privées.

Avec retard, cette catastrophe sanitaire mettait en lumière les changements qui s’étaient opérés dans la société les années précédentes. Le nombre de personnes vivant plus longtemps s’était fortement accru. Les comportements en matière de prise en charge de la vieillesse évoluaient. Les enfants ne pouvaient plus s’occuper de leurs parents très âgés et atteints d’affections lourdes. Par ailleurs, les progrès de la médecine prolongeaient la durée de la vie et justifiaient une prise en charge médicale plus poussée.

Enfin, sujet délicat s’il en est, les personnes ayant des parents à charge, quand ils ne pouvaient pas s’en occuper eux-mêmes, tenaient à ce qu’ils bénéficient cependant du meilleur. Et en effet il n’y avait aucune raison de ne pas tous profiter des avancées de la science et du progrès.

L’engouement des financiers

La vieillesse devint de fait un domaine d’investissement intéressant. Financiers et marchands allaient s’y précipiter et, avec leur sens poétique bien connu, parler à ce sujet d’or gris. Les financiers britanniques, avec plus de retenue, parlèrent de silver economy.

Enquêtant sur les dysfonctionnements constatés dans les maisons de retraite lors de la canicule, un article du Figaro (27 août 2003) s’interrogeait : « Pourquoi un tel engouement sur un secteur qui, de prime abord, n’a rien d’attrayant ? Rentabilité, sécurité et visibilité, répondent de concert les financiers : rentabilité d’au moins 15 % par an ; sécurité car le risque de faillite est réduit sous l’effet conjugué du vieillissement de la population et de la pénurie de maisons de retraite ; une visibilité sur le long terme (on estime que la population de plus de 80 ans devrait doubler de 2003 à 2013). »

Un pur bonheur ! Car peu de secteurs industriels sont capables de leur offrir de telles garanties.

C’est d’ailleurs avec cette vision financière que les cadres de ces établissements furent sélectionnés. Une directrice de maison de retraite privée témoigne : « Je dois donner mon taux d’occupation, le TO  toutes les semaines. Il est contrôlé et fixé par le groupe qui oblige à remplir les lits au maximum, comme une chaîne hôtelière ou une compagnie aérienne. »[2]

Il y aurait dans le pays 7 883 Ehpad, pour un marché de 25 à 30 milliards d’euros. Pour 2014, les trois principaux acteurs en France, Korian, Orpéa et DomusVi, ont cumulé à eux trois plus de 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Le leader européen Korian est un groupement de plusieurs sociétés d’actionnaires, qui possède plus de 600 établissements en France. Orpéa, qui le talonne de près, a fait l’acquisition en 2011 de 57 établissements (4 800 lits). Cela lui permet de gagner deux ans de développement et de viser au moins 1,2 milliard de chiffre d’affaires, soit une progression de 25 %.

Pour la célèbre banque d’investissement Goldman Sachs, le marché français est en partie protégé par l’État, ce qui l’amène à cette analyse : « Cette demande non satisfaite permet aux opérateurs privés français de conserver des taux d’occupation de 95 %, ce qui octroie à cette niche sectorielle un attrait spécifique. »[3]

Tant qu’il y aura une pénurie de places en maisons de retraite, leurs affaires fleuriront en France. Mais, pour leur extension, il est nécessaire que ces grands groupes privés se tournent vers l’étranger. Par exemple, le groupe Maison de famille détenu par la famille Mulliez (propriétaire du groupe Auchan) a 70 % de ses établissements à l’étranger. Le chiffre d’affaires réalisé en Allemagne par Korian est passé au cours de ces trois dernières années de 200 à 850 millions d’euros, après l’acquisition de deux groupes privés, Curanum et Casa Reha. Orpéa quant à lui vient d’ouvrir un Ehpad de luxe en Chine.

Cette marchandisation de la vieillesse a engendré divers phénomènes, dont le plus important est sans doute un écart croissant entre public et privé. On le constate déjà dans leur implantation géographique : si les Ehpad du secteur public sont répartis dans l’ensemble des départements, et de façon plutôt harmonieuse par rapport à la population des plus de 75 ans, il n’en est pas de même pour les Ehpad privés à but lucratif. En effet, ces derniers sont plus présents en Île-de-France, le long du littoral en Provence-Alpes-Côte d’Azur, dans la région de Bordeaux et en Charente-Maritime, là où la population des seniors a les plus gros revenus.

De même, les établissements publics, parce qu’ils disposent de médecins et d’infirmières 24 heures sur 24, ont les pensionnaires les plus malades, exigeant les soins les plus lourds et donc plus d’argent. Ces patients aux pathologies multiples, peu valides et rarement autonomes, souvent grabataires, le secteur public les prend en charge avec tout ce que cela veut dire en termes de dépenses en personnel et en soins. Selon les gériatres, il faudrait dans l’idéal 0,8 professionnel soignant par patient, toutes professions confondues, médecins, infirmières, ergothérapeutes, aides-soignants, etc. Dans le secteur public, ce taux varie de 0,65 à 0,7 professionnel, tandis que dans le privé des établissements en sont à 0,35 ou 0,40, et encore, en comptant tout le personnel, lingerie, cuisiniers ou jardinier.

Une journée en Ehpad coûte environ 114 euros par personne, dont 36 euros pour la section soins, réglés intégralement par l’Agence régionale de santé. Le budget hébergement, le plus gros poste, concerne l’hôtellerie, les repas et l’entretien. Il est entièrement à la charge des résidents, revient à 58 euros par jour dans le public et on estime son coût dans le privé à plus de 40 % supplémentaires. C’est d’ailleurs sur ce poste que les Ehpad privés font leur bénéfice.

Enfin, le budget dépendance, de 17 euros par jour, est majoritairement financé par les départements. Il sert surtout à couvrir tous les frais liés à l’assistance des résidents en perte d’autonomie et donc à payer les aides-soignantes.

C’est cette partie dépendance qui est concernée par la loi dite d’adaptation de la société au vieillissement, loi votée en 2016 sous Hollande, qui en modifie le mode de calcul. Jusqu’alors, l’enveloppe était négociée chaque année dans chaque établissement selon le profil des personnes âgées mais aussi selon le nombre de malades d’Alzheimer, les handicaps ou les polypathologies lourdes. Avec cette nouvelle loi, au grand dam des gériatres, une formule mathématique s’appliquera, la même pour toutes les maisons de retraite, quelle que soit la lourdeur de leurs tâches.

Cette loi va encore favoriser les établissements privés, qui ont les résidents les moins lourdement malades. Selon la Fédération hospitalière française, qui est vent debout contre cette loi applicable depuis le 1er janvier 2017, elle aura pour résultat de réduire l’enveloppe des Ehpad publics de 200 millions d’euros par an.

Le vrai scandale des maisons de retraite

La population des plus de 60 ans a considérablement augmenté ces dix dernières années et, bon an mal an, la société a répondu à ce mouvement d’une façon essentiellement commerciale, par la création et la multiplication d’institutions accueillant les personnes âgées dépendantes.

D’un côté, les institutions publiques sont débordées car elles sont souvent les seules à pouvoir accueillir les populations les plus pauvres et les personnes les plus dépendantes.

Celles du privé, qui ont fleuri ces dernières années, tentent d’attirer les résidents les plus rentables et les moins dépendants. Mais elles ne répondent pas tout à fait aux besoins de la société et leur fonctionnement peut conduire à une maltraitance institutionnalisée. Leur défaut est de ne pas être placées, la plupart de temps, sous contrôle médical. Leur origine même est tout à fait étrangère au système hospitalier, où les compétences et les pratiques se transmettent d’une génération à l’autre, et qui, malgré ses insuffisances, bénéficie du savoir-faire d’un personnel apte à pallier les négligences graves. Les Ehpad nés en dehors de ce système ne bénéficient pas de cette tradition hospitalière. Le personnel n’y est ni protégé ni formé, et il ne s’y trouve pratiquement aucun encadrement médical. Souvent, même, le personnel issu des hôpitaux, aides-soignantes, infirmières, se retrouve avec toute la charge, et doit assurer l’encadrement médical avec des situations angoissantes, avec une seule infirmière de jour ou de nuit qui doit tout gérer dans une ambiance cauchemardesque.

Faute d’une solide formation en gérontologie ou médicale, le personnel de ces institutions se retrouve souvent démuni devant des tâches lourdes. C’est une cause de la misère de ces établissements. Selon le rapport de la mission-flash menée à l’été 2017 à l’Assemblée nationale sur la situation dans les Ehpad par la députée macroniste Monique Iborra, qui, tambour battant, a bâclé son dossier en quinze jours, la maltraitance y est institutionnelle. Mais quand elle en arrive aux aspects financiers, elle ne dénonce que leur complexité administrative. Quant aux actions envisagées, elles sont repoussées à une enquête plus approfondie fin 2018.

***

Les Opalines illustrent l’évolution des Ehpad. Dégageant quelque 300 000 euros de bénéfices par an, cet établissement est la propriété d’une société d’investissement, la SGMR, qui investit aussi dans d’autres branches, comme les supermarchés. Les actionnaires propriétaires, deux familles de Beaune (Côte-d’Or), Mennechet et Peculier, constituent la 365e fortune de France en 2017, et possèdent près de 45 Ehpad. La politique des propriétaires des Ehpad est de tout gérer de façon comptable et à l’économie, les personnes âgées elles-mêmes étant des marchandises qui doivent être rentables. C’est cet état d’esprit qui est transmis par des directions au service des donneurs d’ordres. Et leur argent investi dans les maisons de retraite doit rapporter autant que les boîtes de sardines et de petits pois de leurs supermarchés.

Par-delà l’engouement des financiers attirés, en tout cas pour un temps, par l’odeur de l’argent, la situation des Ehpad illustre l’incapacité de la société capitaliste à régler ce problème fondamental auquel est confrontée toute société humaine : assurer à toutes les personnes âgées une fin de vie digne sur le plan matériel et moral et l’assurer pour tous en fonction des besoins réels de chacun et des meilleures possibilités de la collectivité. La manière dont la société actuelle gère cette situation suffit pour condamner une organisation sociale dont le seul moteur et la seule morale sont la recherche du profit.

11 janvier 2018

 

[1]     « Éléments d’histoire des maisons de retraite en France », proposition d’article, Cahiers de recherche en histoire immédiate, 2008.

 

[2]     Claire Alet, « Le marché des maisons de retraite », Alternatives économiques no 303, juin 2011.

 

[3]     investir.fr, 22 février 2011.

 

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