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La départementalisation de Mayotte et les manœuvres françaises au large de Madagascar
Avec sa départementalisation, Mayotte a rejoint la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et La Réunion au sein du club très fermé des DROM, les départements et régions d’outre-mer, un statut qui a avant tout la particularité de satisfaire les revendications de la petite bourgeoisie locale : qui dit département dit plus de pouvoir, plus de budget à gérer, plus de postes à distribuer. L’ancrage que cherche l’impérialisme passe ainsi par le renforcement du lien entre cette petite bourgeoisie locale et l’État au travers de cette manne financière que peut représenter la transformation administrative en département d’outre-mer. Pour les couches populaires, il en va autrement. Dans ces DROM, où les lois de la métropole sont censées s’appliquer, le seul fait que Hollande ait fait voter en 2017 une loi dite de l’égalité réelle, promettant à ces départements, pour la plupart déjà vieux de soixante-cinq ans, la convergence avec la métropole d’ici vingt-cinq ans, en dit long sur ce sujet !
Le lien avec la France : entre problèmes politiques et eaux territoriales
Mayotte est un petit territoire constitué d’îles et d’îlots, faisant partie de l’archipel des Comores, lui-même positionné à peu près à égale distance, environ 300 kilomètres, du Mozambique et de Madagascar, au nord de ce qu’on appelle le canal du Mozambique sur la côte sud-est de l’Afrique. La surface émergée des îles qui constituent Mayotte est de 375 km2, les plus grandes étant Grande-Terre (39 kilomètres sur 22, 95 % de la surface totale) et Petite-Terre (11 km2). Une des particularités de Mayotte est que sur ces petites îles habitent aujourd’hui 235 000 personnes, ce qui constitue l’une des plus grandes densités de population au monde, six fois plus élevée qu’en métropole par exemple, et le territoire d’outre-mer sous domination française le plus peuplé. Il y a trente ans, en 1997, 137 000 personnes habitaient sur les îles et des démographes prédisent le doublement de la population actuelle d’ici 2050. La misère y est certes bien moindre qu’aux Comores voisines, mais bien marquée : le PIB par Mahorais est entre deux et trois fois inférieur à celui de La Réunion, lui-même étant près de deux fois inférieur à celui de la métropole. Depuis le rattachement de Mayotte à la France, les conditions de vie des classes pauvres restent très difficiles : le chômage touche plus de 50 % de la population active ; la non-maîtrise de l’écrit est de 35 % chez les hommes et de 40 % chez les femmes ; la grande majorité de la population vit dans des bidonvilles. Elle pratique l’agriculture vivrière et peine pour se procurer les produits d’importation de consommation courante.
Si l’impérialisme français tient tant à Mayotte, ce n’est pas pour l’intérêt économique que représente Mayotte en elle-même. Celui-ci est très faible. Le sous-sol ne renferme rien qui puisse expliquer le regain d’intérêt de la France pour ce petit territoire à l’autre bout de la planète. Certes, le développement démographique de Mayotte présente un certain marché pour les capitalistes qui peuvent y écouler leurs marchandises mais aussi y placer leurs capitaux, construire les infrastructures commandées par l’État. Ainsi l’île importe quarante fois plus qu’elle n’exporte. Mais globalement, ce marché de 235 000 consommateurs parmi les plus pauvres reste marginal et n’explique pas la départementalisation ni l’effort financier de l’État français à destination de Mayotte. Le budget de ces îles est fourni en quasi-totalité par l’État français même si, depuis peu, l’Europe finance aussi Mayotte au nom de son récent statut de région ultrapériphérique (RUP) obtenu avec la départementalisation. Du point de vue purement comptable, la Cour des comptes a estimé début 2016 le surcoût de la départementalisation de Mayotte à plus de 30 %, 200 millions d’euros supplémentaires par an. Et elle pronostiquait des « dérapages » supplémentaires du même ordre.
Alors, si la départementalisation présente un coût budgétaire, l’État français entend le limiter au maximum, en ne concédant aux couches populaires que ce qu’elles arrachent par leurs luttes. Mais si l’État tolère malgré tout un tel coût, ce n’est certainement pas au nom de la « mission civilisatrice de la France universelle » comme certains ont pu l’écrire, ni parce que « ce sont les populations d’outre-mer qui veulent rester françaises ». Ce n’est pas non plus simplement pour satisfaire quelques intérêts capitalistes qui, bien sûr, savent se servir au passage et profiter des opportunités locales. Avec La Réunion, Mayotte forme en fait une base avancée au sud de l’océan Indien. En s’appuyant sur ces îles, et notamment sur Mayotte tenue plus fermement encore à l’entrée du canal du Mozambique, la France, bien que devenue depuis longtemps un impérialisme de second rang, entend rester un acteur incontournable des règlements des affaires de cette région du monde.
Certes, cette volonté n’est pas nouvelle. Mais les moyens d’y parvenir ont changé. Pendant plus de vingt ans, entre 1975, date de la sécession de Mayotte des Comores devenues indépendantes, et le milieu des années 1990, l’État français a fait la sourde oreille aux revendications de départementalisation mises en avant par la petite bourgeoisie mahoraise. Ce n’est qu’à partir du milieu des années 1990, sous Balladur, qu’il a décidé de changer de politique et s’est orienté vers la départementalisation, une politique assumée et poursuivie par tous les gouvernements suivants quelle que soit leur couleur. En 2001, sous Jospin, le gouvernement a accéléré la manœuvre en décidant l’application progressive du droit commun à Mayotte, préalable à la départementalisation. En 2004, sous Chirac, Mayotte a été dotée d’une administration décentralisée et c’est finalement sous Sarkozy, en 2009, qu’au travers d’un référendum de pure forme la départementalisation est officiellement décidée pour 2011.
La « mayottisation », ou comment diviser pour s’approprier
En 1975, quand les Comores prirent officiellement leur indépendance, l’impérialisme français avait déjà pris quelques assurances pour détacher Mayotte de l’archipel. L’archipel des Comores se compose de quatre îles principales. Anjouan est la plus proche de Mayotte, à 70 kilomètres, d’où elle peut être visible selon le temps et l’heure. À quelques dizaines de kilomètres d’Anjouan se trouve Mohéli, la plus petite des quatre, et un peu plus loin encore Grande Comore, avec la capitale actuelle des Comores, Moroni. L’impérialisme français a toujours cultivé la division entre Mayotte et les trois autres îles. D’abord en faisant de Mayotte un territoire privilégié, une colonie, là où il a amené de la fin du 19e siècle aux années 1960 argent, emplois, administration, au détriment des trois autres îles qui n’étaient que des protectorats sous la direction du gouverneur de Mayotte. Mayotte avait ainsi tout le pouvoir économique et politique. En 1961, en pleine vague de décolonisation (Madagascar devient indépendante en 1960), l’État français concéda à la petite bourgeoisie des Comores une large autonomie interne pour préparer l’indépendance. En parallèle, Paris préparait les esprits des Mahorais à la sécession. En 1966, la capitale administrative de l’archipel fut transférée de Dzaoudzi (Petite-Terre, Mayotte) à Moroni (Grande Comore). Du jour au lendemain, ce fut le marasme à Mayotte. Les emplois liés à l’administration (la moitié des emplois) partirent de l’île, il y eut pénurie dans les magasins, à l’hôpital… Et les Mahorais eurent à faire face à l’arrogance des nouveaux fonctionnaires, après des dizaines d’années de traitement inverse. Rien n’avait été fait pour compenser le transfert de la capitale à Moroni, ce qui donnait un avant-goût de ce qui attendait les Mahorais au sein des Comores indépendantes. Cette politique fut couronnée par la sélection par Paris de Ahmed Abdallah, riche commerçant d’Anjouan connu comme hostile aux Mahorais, comme futur dirigeant des Comores. Paris, qui s’appuyait par ailleurs sur des réseaux d’extrême droite organisant dans l’île la lutte pour « Mayotte française » contre les indépendantistes locaux, renforçait ainsi chez les Mahorais la volonté de ne pas suivre les trois autres îles dans l’indépendance. En 1972, à la veille du référendum décidant de l’indépendance, Pierre Messmer, secrétaire d’État aux DOM-TOM de Pompidou, assurait aux leaders mahorais : « Mayotte, française depuis 130 ans, peut le rester autant d’années si elle le désire. » Le référendum de 1974 avait ainsi prévu de consulter « les populations comoriennes » et non « la population comorienne ». Les résultats furent sans surprise : 94 % des électeurs des quatre îles votèrent pour l’indépendance. Cependant, alors que 99 % des Grands Comoriens, des Anjouanais et des Mohéliens votèrent pour l’indépendance, à Mayotte 8 091 électeurs (65 %) votèrent contre. L’impérialisme français aurait pu laisser Mayotte au sein des Comores et se contenter d’y intervenir en sous-main, comme il l’a si souvent fait en Afrique pour faire et défaire les pouvoirs locaux en fonction de ses intérêts. Mais le résultat électoral, qu’il avait habilement préparé, lui permit en fait de jouer sur les deux tableaux. En 1975, en même temps qu’il reconnaissait l’indépendance des Comores – on verra ce qu’il en fera – l’État français organisa, en opposition avec tous les organismes internationaux, un deuxième référendum île par île lui permettant de justifier la séparation de Mayotte des trois autres îles. Les indépendantistes locaux ayant fui ou ayant été physiquement réduits au silence, les Mahorais votèrent à 98,8 % pour rester dans la République française. Mais alors que les anti-indépendantistes revendiquaient le statut de département, une promesse qu’ils avaient faite aux Mahorais pour qu’ils les suivent dans leur combat, l’État français n’y était pas disposé. Il leur imposa un statut de collectivité territoriale, donnant surtout au préfet des pouvoirs élargis, et fit languir la petite bourgeoisie et les politiciens mahorais pendant trente-cinq ans.
Les barbouzes à l’œuvre aux Comores
L’histoire de la présence française dans la région est pour les vingt années qui suivirent intimement liée à celle des Comores. À propos de Mayotte, les Comores n’ont officiellement pas abdiqué. Chaque année, de 1976 à 1994, les Comores ont revendiqué à l’ONU le retour de Mayotte dans l’ensemble comorien, en se basant sur les textes internationaux reconnaissant comme intangibles les frontières issues de la colonisation. Chaque année, l’Assemblée générale de l’ONU a condamné la France, affirmant « illégale » la sécession au regard de ces textes et considérant Mayotte comme un territoire comorien occupé par une puissance étrangère. Tout cela n’a fait bien sûr ni chaud ni froid à l’impérialisme français. Cela ne l’a pas non plus empêché d’intervenir au nom de cette même loi internationale quand ses intérêts étaient en jeu.
Mais si les Comores ont protesté pendant près de vingt ans contre l’occupation de Mayotte, c’était de pure forme. Pendant ces mêmes vingt années, l’archipel a surtout été le terrain de jeu des barbouzes et des diplomates français, paralysant toute possibilité pour les Comores de remettre en cause la séparation de Mayotte. Il serait trop long de raconter ici toute cette histoire. Qu’on se souvienne simplement que depuis 1975 les Comoriens ont dû subir vingt-trois coups d’État ou tentatives de coup d’État. Quatre présidents en exercice ont été assassinés, deux ont été déportés ou exfiltrés. En 1978, le Français Bob Denard et ses mercenaires renversèrent le régime en place. Pendant onze ans, jusqu’à l’assassinat du président en exercice et leur exfiltration par les services français en 1989, ils accomplirent la sale besogne de la Françafrique, réprimant les opposants, éliminant les leaders politiques, contrôlant les secteurs clés de l’État et de l’économie, n’oubliant pas de se servir au passage. Ainsi, pendant plus de vingt ans, avec Denard mais aussi avec les barbouzes qui prirent sa relève au début des années 1990, l’impérialisme français n’eut rien à craindre pour sa position dans la région.
La route de la départementalisation, pavée de cadavres comoriens
Le temps des barbouzes, de moins en moins assumé par les différents gouvernements, arrivait donc sur sa fin. L’impérialisme français ne pouvait plus compter directement que sur Mayotte et sur La Réunion comme bases avancées dans cette partie du monde, dans un contexte politique international modifié par un regain d’interventions américaines et par la montée de puissances régionales (Iran, Afrique du Sud…). L’impérialisme décida dans ces conditions qu’il fallait renforcer les liens avec l’île, afin à la fois de prévenir toute velléité d’indépendance et de dissuader toute prétention étrangère. Le renforcement des structures militaires servit à cela. Ainsi depuis 2000, Mayotte abrite le centre français d’écoute militaire pour l’océan Indien, un centre qui serait un moyen d’espionnage des télécommunications. Mayotte abrite également une base navale et un régiment de la Légion qui surveillent le trafic maritime dans le canal, l’activité sur les autres îlots et qui permettent d’afficher les prétentions françaises dans la région. Ainsi, les 1 600 militaires des forces françaises basés autour de Mayotte et de La Réunion assurent, selon le ministère de la Défense, des « missions de souveraineté », protégeant les « intérêts français » dans la zone et participent aux activités de « coopération » régionale, notamment des exercices militaires avec les États voisins…
La départementalisation traduit aussi ce renforcement des liens avec Mayotte. La préparation de cette départementalisation peut se voir dans l’instauration par Balladur en 1995 d’un visa pour les Comoriens voulant venir à Mayotte. Jusque-là les Comoriens et les Mahorais, qui avaient eu une vie commune pendant près d’un siècle, pouvaient aller et venir librement, visiter les membres de leur famille disséminés sur les quatre îles. Avec le visa, le gouvernement français a voulu couper dans tout cela pour construire une véritable frontière entre les îles. Il s’agissait de montrer à tous que Mayotte était la France mais aussi d’identifier qui était « français » et qui était comorien des Comores, et de réduire les possibilités d’immigration des Comoriens des Comores fuyant la misère. Pour cela, l’État français a multiplié les moyens, suréquipé la Police aux frontières, installé des radars surperformants. Cela a contraint les Comoriens fuyant la misère à prendre toujours plus de risques sur des embarcations de fortune, les kwassa kwassa. En vingt ans, entre 2 000 et 10 000 Comoriens sont morts noyés sur les 70 kilomètres qui séparent Anjouan de Mayotte, dans une indifférence générale. À Mayotte, 40 % de la population serait étrangère, en grande majorité des Comoriens en situation dite irrégulière, utilisés par des patrons mahorais et « mzungu » (Blancs en mahorais) qui, au moment de les payer, les dénoncent à la Police aux frontières pour les faire expulser. Depuis plus de dix ans, les autorités françaises ont ainsi déclenché une véritable chasse à l’homme pour expulser les Comoriens par milliers, 18 000 expulsions pour la seule année 2015 par exemple, faisant régner un véritable climat de terreur anticomorien, un climat dénoncé par de nombreuses associations. Depuis le 19e siècle, indépendants ou pas, les Comoriens n’ont pas arrêté de payer, cher, la domination de l’impérialisme français.
Madagascar sous influence
Situé entre Mayotte et La Réunion, Madagascar est l’objet de toutes les attentions de l’impérialisme français. Madagascar a obtenu son indépendance en 1960. Mais ses richesses sont innombrables et les liens qui relient ce pays dont les habitants sont parmi les plus pauvres de la planète à l’État français en font un partenaire, ou une cible, privilégié. Pétrole, bois précieux, diamants, or, nickel, cobalt, pierres précieuses, le sous-sol regorge de richesses, exploitées par de nombreuses entreprises occidentales, au premier rang desquelles les trusts français comme Total et Bolloré. Pour les couches populaires malgaches, malgré, ou plutôt à cause de ces richesses, c’est la misère et régulièrement la famine qui règnent.
En 2002 est arrivé au pouvoir un bourgeois malgache, Ravalomanana, qui pensait que les liens privilégiés avec l’impérialisme français constituaient un handicap au développement de son île. Ainsi les États-Unis furent les premiers à reconnaître l’élection, controversée, de Ravalomanana. La France mit cinq mois. Il faut dire que Ravalomanana avait les faveurs de Bush. À la place du bilatéralisme franco-malgache historique et exclusif, Ravalomanana était allé chercher auprès des États-Unis, du Canada, du Japon et de la Chine ce qu’il ne trouvait pas auprès de la France. Dès les premiers mois, les intérêts français furent mis à mal. Le groupe Bolloré fut par exemple écarté de l’appel d’offres pour la gestion du nouveau port et il fallut une très forte pression de l’État français pour que Total obtienne malgré tout une licence permettant d’exploiter le pétrole de Bemalonga. Alors bien sûr, les 700 entreprises à capitaux français recensées à Madagascar furent loin d’être balayées sous la présidence Ravalomanana. Les anciennes structures coloniales (Henri Fraise Fils), les multinationales (Orange, Colas, Total, etc.) ont elles aussi profité de l’injection massive de crédits internationaux. Mais l’ambiance avait changé, le gouvernement malgache regardait dans d’autres directions et cherchait d’autres interlocuteurs. Aussi quand Ravalomanana fut écarté du pouvoir par un coup d’État en mars 2009 (au moment même où Sarkozy organisait le référendum de Mayotte), tout le monde y vit la main de la France. Le bénéficiaire de ce que les diplomates ont appelé le French Coup fut Rajoelina, ami de Patrick Leloup, homme d’affaires franco-malgache bien connu, lui-même proche de Robert Bourgi et des hautes sphères de l’appareil d’État français.
Une odeur de pétrole
Par le canal du Mozambique transitent, et peuvent donc être contrôlés, les deux tiers du pétrole exporté du Moyen-Orient. Mais depuis les années 1990, c’est du canal du Mozambique lui-même que se dégage une odeur de pétrole de plus en plus prégnante, une odeur qui est pour certains la clé essentielle de la crise malgache de 2009. L’État français ne possède pas simplement Mayotte et La Réunion dans cette partie de l’océan Indien. Au moment de l’indépendance de Madagascar en 1960, un décret français a pris la précaution de détacher de Madagascar l’île Tromelin, à l’est de Madagascar, l’archipel des Glorieuses, au nord-est de Mayotte, et ce qu’on appelle les îles Éparses, les îlots de Juan de Nova, Europa et Bassas de India, situés en plein milieu du canal de Mozambique, au sud de Mayotte et sur lesquels veillent les troupes basées à Mayotte. En conservant ces bouts de terre déserts, il s’agissait d’abord pour l’impérialisme français de conserver des intérêts dans la région et un œil, donc un moyen de pression, sur le trafic du canal. De plus, les eaux territoriales revendiquées par la France grâce à ces îlots représentant la moitié de la surface du canal de Mozambique, cela pouvait toujours servir. Pendant des années, Madagascar n’a pas contesté la mainmise française sur ces îlots qui, selon les règles internationales, devaient pourtant lui revenir. Il a fallu attendre 1979 pour que les Nations unies ordonnent à la France de rendre les îles Éparses à Madagascar. Sans suite bien sûr. Et il a fallu attendre 2006 pour qu’un président malgache, Ravalomanana en l’occurrence, ose défendre le retour de ces îlots à Madagascar, une position réaffirmée par l’État malgache jusqu’en 2008, jusqu’à la chute de ce président.
Or depuis la fin des années 1990, le pétrole et le gaz coulent dans la région, d’abord à l’entrée nord du canal du Mozambique, à l’ouest des Comores, avec la prospection du bassin de Rovuma sur la côte du Mozambique, puis sur la côte malgache (Bemalonga). Depuis le début des années 2000, les recherches se sont dirigées vers le centre du canal, exactement autour de l’îlot Juan de Nova (6 kilomètres par 1,7 kilomètre, abritant un détachement militaire français et une piste d’aérodrome). Les premiers permis de prospection ont été délivrés par l’État français en 2005. Plusieurs études ont évalué les réserves potentielles autour des îles Éparses entre 6 et 12 milliards de barils de pétrole et entre 3 et 5 milliards de mètres cubes de gaz, l’équivalent de celles de la mer du Nord. Ces barils et ces mètres cubes restent à confirmer mais leur seule éventualité a dû peser dans la décision de l’impérialisme français de renforcer sa présence dans la région.
En 2010, Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, discutait ainsi des avantages d’un accord de coopération avec l’île Maurice à propos de Tromelin (1,7 kilomètre par 700 mètres, une station météorologique et une piste d’aérodrome, des ressources pour la pêche dans les eaux territoriales), revendiqué depuis 1976 par l’île Maurice voisine. Il affirmait ainsi :« Il ne saurait être question que la France renonce à la souveraineté sur Tromelin, non seulement sur le principe mais parce que cela pourrait avoir un impact sur les autres différends relatifs à des possessions françaises d’outre-mer, en particulier celui avec Madagascar à propos des îles Éparses situées dans le canal du Mozambique […] [L’accord avec l’île Maurice en préparation] permet d’apaiser un pan irritant d’une relation franco-mauricienne par ailleurs excellente et pourrait ouvrir la voie à des accords similaires avec Madagascar sur les îles Éparses du canal du Mozambique. » L’enjeu de ces accords – s’ils aboutissent : celui sur Tromelin a, cette année, une fois de plus été renvoyé aux calendes grecques sous la pression du Medef, qui raisonne à plus court terme – est bien de conforter la possession française sur ces territoires contestés et de contrôler les richesses qu’elles contiennent.
Au cours du 20e siècle, l’impérialisme français est devenu un impérialisme de second rang, à la mesure de ce que sont les trusts et les banques de la bourgeoisie française. Mais les quelques territoires qui restent à la bourgeoisie française lui servent de points d’appui pour maintenir son rang et ses positions. Cela compense justement sa relative faiblesse sur le plan économique, notamment par rapport aux États-Unis. À cette raison « de principe », comme le disait Juppé, il faut ajouter que chacun de ces territoires disséminés sur trois océans est entouré de vastes eaux territoriales regorgeant de potentielles richesses. Cela constitue la « zone économique exclusive » la plus grande au monde après celle des États-Unis, ce dont se vantent tous les ministres de l’Outre-mer qui se succèdent au poste. La bourgeoisie française n’est donc pas prête à céder le moindre centimètre carré des territoires qu’elle possède encore outre-mer. À l’image du processus de départementalisation de Mayotte, elle cherche à y consolider sa présence pour renforcer son influence sur des zones où la concurrence entre trusts et entre impérialistes est de plus en plus en forte.
25 octobre 2017