- Accueil
- Lutte de Classe n°186
- Ordonnances Macron : une agression contre l’ensemble du monde du travail
Ordonnances Macron : une agression contre l’ensemble du monde du travail
Il faudrait une certaine dose de naïveté pour croire un seul mot des boniments du gouvernement sur le fait que ces ordonnances viseraient à créer des emplois. Il suffisait de regarder les mines réjouies des représentants du Medef sur les plateaux de télévision, dès les ordonnances publiées, pour s’en convaincre. Cette fois-ci, le Medef n’a même pas pris la peine de faire semblant de se plaindre, comme il le fait depuis des années à chaque fois que des lois sont votées en sa faveur. Tous les patrons, petits et grands, l’ont dit et répété depuis fin août : cette loi est bonne pour l’entreprise, c’est-à-dire bonne pour les capitalistes. Et non seulement elle ne va pas créer d’emplois, mais elle va aggraver le chômage. Les ordonnances contiennent en effet, en plus de toutes les attaques affaiblissant les droits arrachés par les salariés depuis des décennies, de nombreuses mesures qui vont faciliter non seulement les licenciements, mais plus largement, un renforcement de l’exploitation sous toutes ses formes, allant de la baisse des salaires à la précarisation renforcée, en passant par les incitations à la remise en cause de la sécurité au travail.
Les cinq textes du gouvernement tiennent sur 159 pages et contiennent des centaines de mesures, qu’il n’est évidemment pas possible de lister ici. Mais certaines doivent être détaillées, parce qu’elles visent à aggraver immédiatement la vie et les conditions de travail de millions de travailleurs.
La fin du contrat de travail
Le patron de la CGT, Martinez, n’a pas eu tort de déclarer suite à la publication des ordonnances qu’elles marquent « la fin du contrat de travail ». La première ordonnance organise en effet, dans la foulée de la loi El Khomri, la quasi-disparition de ce que l’on appelle les mesures d’ordre public, c’est-à-dire les règles fixées par la loi et qui s’appliquent à tous les travailleurs. Comme le patronat le réclame depuis longtemps, il s’agit de rompre avec la pratique selon laquelle un accord de branche ou un accord d’entreprise ne peut être plus défavorable aux salariés que ce qui figure dans la loi. Si les ordonnances passent, les patrons pourraient désormais modifier le contrat de travail des salariés à leur désavantage sans que ceux-ci puissent le refuser, à moins d’être licenciés.
Jusqu’à maintenant, le contrat de travail définissait les conditions d’emploi et de salaire d’un salarié et tout ce qui n’y figurait pas était, par défaut, fixé par la loi, c’est-à-dire le Code du travail ; ou éventuellement par la convention collective de la branche. Le Code du travail a justement été créé pour cela, en 1910, pour fixer des règles empêchant les patrons de faire ce qu’ils voulaient dans leur entreprise, d’appliquer leurs propres règles et leurs propres lois. A l’origine, dans les entreprises, le salarié louait ses bras au jour le jour. Puis le contrat de travail a été institué à la façon d’un contrat commercial, avec des engagements réciproques censés lier les parties, employeurs et salariés. Avec peu d’engagements du côté patronal, évidemment. Et toute l’histoire du mouvement ouvrier a été d’imposer plus de garanties dans ce contrat, qui reposait entièrement sur la loi et les conventions collectives, en particulier s’il n’était pas écrit. De fait, avec les ordonnances, le contrat de travail devient un chiffon de papier car l’employeur peut décider de le modifier à la baisse, sans conséquences pour lui.
En effet les ordonnances Macron ouvrent une brèche considérable : désormais, les patrons auraient la possibilité de modifier un contrat de travail, à la baisse, dans tous les domaines, ce qui est aujourd’hui interdit par la loi et attaquable devant n’importe quel tribunal des prud’hommes. Auparavant, on ne pouvait en principe modifier le contrat de travail sans risque de sanction que dans le cas d’un licenciement économique ; et, depuis les lois promulguées sous Hollande, avec les dispositifs permettant d’imposer des aménagements d’horaire de travail par voie d’accord. Il s’agit bien de supprimer le principe de la primauté de la loi. Celle-ci ne s’appliquera, sauf quelques rares exceptions, que là où il n’y aura pas de nouvelles dispositions, soit au niveau de l’entreprise, soit au niveau des domaines réservés à la branche.
Avec les ordonnances, les branches ne gardent la main que sur une dizaine de domaines (salaire minimum, classifications, durée minimale du travail à temps partiel…) ; plus exactement, il restera possible de faire un accord d’entreprise dans ces domaines, mais il ne saurait offrir que des garanties « au moins équivalentes ». Dans tous les autres domaines, comme l’explique avec un évident plaisir une étude publiée par un cabinet de conseil propatronal, « l’accord d’entreprise, conclu antérieurement ou postérieurement à l’accord de branche, prime sur ce dernier. »
Les textes distinguent le cas des petites entreprises (moins de 50 salariés) et des grandes. Dans les petites, c’est la liberté totale pour les patrons : ils pourraient modifier les conditions de travail à leur guise, en demandant simplement de faire valider la décision par un vote des salariés. C’est ce que le gouvernement appelle « la démocratie sociale dans l’entreprise » et l’amélioration de la négociation locale. C’est se moquer du monde. Comme si un tel vote pouvait se dérouler dans des conditions de démocratie réelle, librement ! Comme si, dans les petites entreprises peut-être plus encore que dans les grandes, les patrons n’avaient pas les moyens de faire pression sur les salariés, d’influencer leur vote, de leur mettre le couteau sous la gorge pour les pousser à voter une baisse de salaire ou une augmentation du temps de travail, avec chantage à la fermeture et aux licenciements !
Dans les plus grandes entreprises, la modification des contrats de travail devra être subordonnée à un accord d’entreprise avec les syndicats majoritaires, ou à un référendum. Dans un cas comme dans l’autre, c’est une escroquerie. Tous les salariés des grandes entreprises savent que les patrons ont toujours à leur disposition, localement, un ou plusieurs syndicats complaisants, le doigt sur la couture du pantalon et prêts à signer tout et n’importe quoi sur ordre. Il suffit de rappeler que dans certaines usines du groupe PSA, c’est même encore le syndicat maison, fondé par le patron, qui est majoritaire !
Quant au référendum d’entreprise, il en va dans les grandes entreprises comme dans les petites : grâce au chantage, aux pressions, à la promesse que l’usine va fermer si tel accord n’est pas entériné par le vote, il est toujours possible, en cette période où la peur du chômage prime sur tout autre sentiment chez les travailleurs, d’obtenir un vote favorable à n’importe quel recul. Les travailleurs de Bosch, de Continental, ou plus récemment de Smart, le savent bien, eux qui ont été confrontés à l’utilisation de tels référendums pour leur imposer de travailler plus sans être payés. En 2007, chez Continental France, la direction avait mené une campagne forcenée, avec chantage à l’emploi, pour obtenir un vote positif au référendum qui prévoyait d’augmenter les heures sans les payer. Mais, malgré tout, elle n’avait pu obtenir un vote majoritaire. Du coup elle s’était contentée d’un accord signé par deux syndicats. Chez Smart, à Hambach (Moselle), la direction (Mercedes) a organisé en 2015 un référendum similaire pour faire travailler 39 heures payées 37 et elle n’a obtenu une majorité que grâce au vote des bureaux et de l’encadrement. Mais la loi l’obligeait à conclure un accord majoritaire avec les syndicats. Ceux-ci refusèrent et, du coup, en toute illégalité, la direction fit convoquer un à un les ouvriers dans le bureau du chef du personnel pour leur demander de signer un nouveau contrat de travail, avec des heures de travail non payées.
Cela donne un aperçu de ce qui va se passer dans les entreprises, même dans les plus grandes, où dès aujourd’hui les prétendues garanties du Code du travail sont déjà foulées aux pieds.
Mais les ordonnances changent tout de même un point fondamental. Jusqu’à présent, un travailleur qui aurait refusé de signer le nouveau contrat de travail, s’il était licencié, pouvait saisir les Prud’hommes pour demander que ce licenciement soit considéré comme « sans cause réelle et sérieuse », et par suite indemnisé comme tel. Certains patrons ont d’ailleurs préféré ne pas prendre le risque, comme à l’usine Smart de Hambach, où les ouvriers qui ont refusé de signer leur nouveau contrat de travail sont toujours en poste… à leur ancien horaire.
Avec les ordonnances Macron, ce sera terminé : à l’article 3 de la première ordonnance, il est écrit noir sur blanc : « Si l’employeur engage une procédure de licenciement à l’encontre du salarié ayant refusé l’application de l’accord [d’entreprise], ce licenciement […] repose sur une cause réelle et sérieuse. » On parle là – excusez du peu – d’accords sur « la durée du travail, ses modalités d’organisation et de répartition, la rémunération », ainsi que « les conditions de la mobilité professionnelle ou géographique interne à l’entreprise ». Si un accord a été signé, plus question donc de pouvoir refuser la modification de son contrat de travail accompagnée d’une baisse du salaire, d’une hausse du temps de travail, du passage en nuit voire de la mutation à l’autre bout du pays. Les patrons en ont rêvé, Macron l’a fait !
Il faut au passage dénoncer l’une des pires hypocrisies de ce texte : le fait que le gouvernement le présente comme « avant tout tourné vers les PME et les TPE » (petites et moyennes entreprises et très petites entreprises). Si les ordonnances ouvrent aux petits patrons la possibilité de pouvoir aggraver à leur guise les conditions de travail des travailleurs, ce n’est pas tellement parce que le gouvernement serait soucieux des PME : au fond, il se moque du sort des petits entrepreneurs. Cette mesure est en réalité un cadeau aux plus grands capitalistes.
En effet les grandes entreprises industrielles sont en permanence à la recherche de coûts plus bas chez leurs fournisseurs, c’est-à-dire dans les PME. Les grands groupes jouent en permanence la concurrence entre leurs fournisseurs pour obtenir les prix les plus bas. Pour avoir un marché, les PME sont donc contraintes de chercher à tirer toujours plus les salaires vers le bas et la productivité vers le haut, c’est-à-dire à faire baisser le coût de production de leurs marchandises. En ouvrant ainsi les vannes, les ordonnances Macron visent à ce que cette course n’ait plus de limites : un industriel qui voudra obtenir des pièces à bas coût n’aura qu’à dire à son fournisseur qu’il a désormais tout loisir de baisser les salaires s’il veut le marché. C’est ainsi que, d’une certaine manière, ces mesures donnent des armes au grand patronat pour forcer les plus petits patrons à tirer les salaires vers le bas.
Les licenciements facilités
Aucun patron ne fait même semblant de prétendre que les modifications du Code du travail vont entraîner des embauches massives et surtout pérennes. Interrogé sur ce sujet sur un plateau de télévision début septembre, un des porte-parole du Medef, Thibault Lanxade, l’a reconnu sans sourciller : « Bien sûr que non, ces ordonnances ne vont pas amener des vagues d’embauches ! » C’est dans la même émission que ce patron plein de morgue s’est moqué bruyamment d’un journaliste qui lui disait que, contrairement aux pratiques passées, « pour une fois on vous donne ce que vous avez demandé sans contrepartie ». Lanxade réplique : « Merci de me poser cette question. Heureusement qu’il n’y a plus de contreparties et qu’on n’est plus dans ce jeu-là, dans ces espèces de donnant-donnant ! » Certes, il s’agissait en effet d’un jeu, et le patronat n’a jamais songé à créer le fameux million d’emplois promis après avoir obtenu le CICE sous Hollande. Mais aujourd’hui, on ne joue plus. Le donnant-donnant n’a jamais existé, et le patronat dit les choses clairement : il gagne, les travailleurs perdent.
Mais au-delà des créations d’emplois qui ne se produiront pas, les ordonnances Macron vont formidablement faciliter la tâche aux licencieurs petits et grands. En particulier en ouvrant les vannes sur les licenciements individuels, qui sont déjà au nombre d’un million par an aujourd’hui. En s’appuyant sur cette affirmation grotesque selon laquelle « c’est la peur de ne pas pouvoir licencier qui empêche les patrons d’embaucher », les ordonnances Macron permettent de rendre infiniment plus simples les licenciements. D’abord en donnant (c’est le terme officiel) de la « visibilité » aux patrons par le plafonnement des indemnités de licenciement. Quelle que soit (ou presque) la cause d’un licenciement injustifié (sans cause réelle et sérieuse), un tribunal ne pourra désormais plus condamner un patron à payer au-delà d’une somme dérisoire : maximum un mois de salaire la première année d’ancienneté, dix mois de salaire pour dix ans d’ancienneté, et maximum vingt mois au-delà de vingt-neuf ans d’ancienneté.
Mais il y a aussi et surtout la réduction du minimum garanti au salarié en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse. Jusqu’ici, le salarié ayant deux ans d’ancienneté recevait une indemnité de six mois de son salaire brut au minimum. Aujourd’hui, au-delà de deux ans d’ancienneté, ce minimum restera fixé à trois mois quelle que soit l’ancienneté. Et, dans la très grande majorité des cas, c’est bien le minimum que les Prud’hommes accordaient au salarié.
À ce tarif-là, on peut à bon compte parler de fin du CDI : un patron pourra jeter dehors quand il veut et comme il veut n’importe quel travailleur sans avoir à payer trop cher, et en pouvant rentabiliser en quelques mois l’amende payée, en embauchant un autre salarié plus jeune et donc moins bien payé, par exemple.
Bien d’autres dispositions des ordonnances vont dans le même sens : tout est fait pour faciliter le licenciement. Les patrons n’auront même plus à se fatiguer à devoir faire écrire une lettre de licenciement, le gouvernement poussant la bonté jusqu’à prévoir de leur fournir un modèle de lettre de licenciement préremplie ! Mais surtout, les ordonnances prévoient d’appliquer en la matière la règle dite du « droit à l’erreur ». C’est une crapulerie : aujourd’hui, une erreur même de forme dans des documents relatifs à un licenciement entraîne de fait la nullité de la procédure. Aujourd’hui, non seulement le gouvernement annule cette disposition, mais il permet aux patrons de rectifier a posteriori, c’est-à-dire après notification, une lettre de licenciement ! Autrement dit, si un motif de licenciement est jugé trop léger, il sera possible au patron de charger la barque après coup. Et le cabinet de conseil mentionné plus haut de jubiler : « L’insuffisance de motivation de la lettre (de licenciement) ne privera pas à elle seule le licenciement de cause réelle et sérieuse. »
Notons au passage que cette même disposition dite du droit à l’erreur devrait désormais s’appliquer aux CDD. Par exemple, aujourd’hui, le fait qu’un patron ne transmette pas son contrat de travail au salarié en CDD entraîne automatiquement la requalification du CDD en CDI. Les ordonnances suppriment cette disposition. Comme chacun sait, l’erreur est humaine.
Les ordonnances, en matière d’aides à la suppression d’emplois, prévoient également la possibilité de mettre en œuvre des ruptures conventionnelles collectives. Les ruptures conventionnelles existent déjà depuis des années et sont au nombre de 400 000 par an. De plus, la loi avait déjà permis à l’employeur de proposer des départs collectifs négociés qui n’étaient pas inclus dans les plans sociaux. Cette mesure renforce le dispositif.
Notons aussi une disposition pour laquelle le gouvernement peut difficilement faire semblant d’agir pour les PME-TPE : la possibilité pour un groupe multinational de licencier en s’appuyant sur des difficultés économiques au niveau national uniquement, même s’il réalise de plantureux bénéfices dans ses autres filiales.
Et pour finir, le gouvernement a fait un cadeau aux plus grandes entreprises, au détriment des salariés les plus fragiles. Non seulement les ordonnances réduisent considérablement les droits des travailleurs victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle, mais elles offrent aux employeurs la possibilité de s’exonérer de leur obligation de reclassement. Le Code du travail obligeait, en théorie, l’employeur à garantir le reclassement, au plus proche de son ancien emploi, du salarié revenant d’un accident du travail avec des capacités réduites. Bien souvent les grandes entreprises s’y refusaient et pouvaient être condamnées à verser aux salariés des indemnités assez conséquentes si ceux-ci avaient le courage de les attaquer. Dorénavant, les grands groupes auront satisfait leurs obligations s’ils se contentent de proposer un reclassement à l’intérieur de leur groupe… n’importe où dans le pays.
Précarité renforcée
Une part considérable des travailleurs est aujourd’hui employée en contrat précaire, intérim ou CDD. Et cela au mépris de toutes les lois existantes. Quasiment toutes les grandes entreprises utilisent ainsi une part importante de leur personnel, alors que la loi n’autorise ce recours, en dehors des remplacements, que pour répondre à des surcharges temporaires d’activité. Ces travailleurs, ou leurs remplaçants successifs, sont là souvent depuis des années… en toute illégalité. Les ordonnances viennent renforcer la liberté d’avoir recours à ces contrats précaires en permettant d’allonger la durée des contrats successifs, d’assouplir les conditions de leurs renouvellements, etc.
Le résultat est un encouragement à recourir encore davantage aux CDD et surtout à l’intérim, ce qui ne pourra qu’augmenter le nombre de travailleurs précaires ne disposant en conséquence que d’une paye précaire.
Inverser le rapport de force
Répétons-le, il serait trop long de lister toutes les mesures propatronales de ce texte, qui ne contient que cela. On pourrait encore citer les contrats de chantier ou de mission, qui auront pour les patrons, l’avantage de faciliter la transformation de CDI en CDD de longue durée.
II y a encore la refonte des instances de représentation des salariés dans l’entreprise (DP, CE et CHSCT) en une seule, le comité social et économique (CSE). Même si son fonctionnement, le nombre de délégués et les moyens restent à définir par décret, il est évident que cette mesure vise à amoindrir les possibilités d’intervention, déjà bien limitées, des militants syndicaux. Sans parler de la limitation du nombre de mandats dans le temps, puisque les ordonnances imposent aux futurs délégués de ne pas pouvoir exercer plus de trois mandats consécutifs de quatre ans.
C’est un cadeau aux petites et moyennes entreprises, où le patronat ne supporte pas la présence syndicale. Pour les plus grandes entreprises, il en est autrement : celles-ci depuis longtemps ont su utiliser les syndicats.
Le patronat et ses serviteurs du gouvernement estiment visiblement que la conscience et la combativité des travailleurs leur permettront de passer sans coup férir en ce début de quinquennat. L’avenir dira s’ils se sont trompés.
Mais les ordonnances Macron ne tombent pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Cela fait des années, des décennies même, que loi après loi les gouvernements successifs donnent des coups de canif, ou des coups de hache, aux droits que les travailleurs ont conquis en un siècle et demi de lutte des classes. Non seulement le patronat ne fait jamais de cadeaux et ne lâche jamais une seule mesure favorable aux travailleurs de son plein gré, il ne le fait que poussé par les mouvements sociaux ou la peur des mouvements sociaux ; mais il ne renonce jamais à reprendre un jour ce qu’il a dû, à un moment, céder. Retraites, salaires, temps et conditions de travail, congés payés… les patrons, s’ils estiment que les conditions sont favorables, cherchent à briser toutes les conquêtes du mouvement ouvrier, et ils ont commencé depuis longtemps, avec la complicité active des partis de la gauche gouvernementale et, en certaines périodes, des grandes confédérations syndicales. Comme l’écrivait très justement l’auteur d’une tribune, professeur de droit à Nanterre : « Les ordonnances sont une marche de plus, taillée pour prolonger l’escalier que nous descendons depuis des décennies[1]. » Depuis les lois Aubry (1998-2002) qui ont organisé l’annualisation du temps de travail jusqu’aux récentes lois Macron (2015), Rebsamen (2015), El Khomri (2016), le patronat avance ses pions pour donner toujours moins de poids à la loi, commune pour tous les travailleurs et donc permettant une certaine prise de conscience de la communauté d’intérêts entre tous les travailleurs. Il s’agit de davantage diviser, émietter, dissoudre le monde du travail, de mettre toujours plus d’obstacles à la prise de conscience des intérêts généraux de la classe ouvrière et à la reconnaissance de droits valables pour tous.
Et ce serait sans doute un des effets les plus néfastes de ces textes. Les travailleurs vont se retrouver isolés, entreprise par entreprise, usine par usine, voire atelier par atelier, à devoir discuter de leurs intérêts respectifs. La conscience d’appartenir à une seule et même classe, et d’avoir à lutter ensemble autour de ses intérêts communs, ne pourra que reculer.
Les ordonnances Macron sont sinon la conclusion d’une telle évolution, du moins un pas important dans ce sens, pour retourner vers ce qui existait avant 1910 : le remplacement du Code du travail par le règlement intérieur des entreprises.
Nous n’en sommes pas là. Mais le patronat ne s’arrêtera pas en si bon chemin, si le monde du travail ne se dresse pas face à lui. La défense du Code du travail n’est bien sûr pas une fin en soi : il n’est après tout que la codification de l’exploitation, et ce ne sont pas les partisans de l’abolition du salariat que nous sommes qui allons prétendre que le Code du travail est le sauveur suprême du monde du travail. Mais sa mise en pièces organisée par le patronat et le gouvernement n’en est pas moins un recul considérable, qui menace de rejeter les travailleurs des décennies en arrière. Pour s’y opposer, il faudrait inverser en profondeur le rapport de force, il faudrait que des millions de travailleurs reprennent conscience de leurs intérêts collectifs et de la force collective qu’ils représentent et s’en servent.
La première manifestation, mardi 12 septembre, a été un relatif succès. Il est impossible, à l’heure où nous écrivons, de savoir si le mouvement qui a commencé sera un jalon sur la voie de cette reprise de conscience. Mais il n’y a pas d’autre voie.
14 septembre 2017
[1] Emmanuel Dockès, « Banalité et radicalité d’une nouvelle destruction du droit du travail », Le Monde, 1er septembre 2017.