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Allemagne : entre le référendum d’Erdogan et les élections législatives
Les cicatrices laissées par le référendum turc dans la classe ouvrière d’Allemagne
1,4 million de personnes vivant en Allemagne possèdent la nationalité turque. Ce sont en majorité des ouvriers, qui pouvaient donc se prononcer pour ou contre le renforcement des pouvoirs de Recep Tayyip Erdogan. Ce dernier, qui vers la fin de la campagne n’était plus du tout certain de l’emporter, s’est appuyé toujours plus sur la population turque d’Europe. Car ses partisans y sont proportionnellement plus nombreux qu’en Turquie même. Il faut dire qu’ils sont moins directement frappés que les travailleurs de Turquie par l’aggravation brutale de la crise économique, par l’inflation, comme par la répression qui s’amplifie depuis le putsch raté des 15-16 juillet 2016.
Et pour un certain nombre de Turcs d’Europe, Erdogan continue d’incarner les progrès économiques réalisés dans la dernière décennie, avec l’augmentation des salaires, une généralisation de l’assurance-maladie et le développement d’infrastructures. Lors de leurs retours en Turquie, ils ont pu découvrir ces dernières années des réseaux routier et autoroutier modernisés, le réseau ferroviaire, les transports en commun améliorés, l’ouverture et le prolongement de lignes de métro à Istanbul. La construction d’un certain nombre d’hôpitaux modernes pouvait également donner le sentiment d’un pays en plein changement.
C’est ainsi que certains voient en Erdogan celui qui a rendu à la Turquie sa dignité. Ils apprécient qu’il soit capable de s’opposer aux États-Unis et à l’Union européenne (UE), plutôt que de se comporter en solliciteur vis-à-vis des grandes puissances. Par son attitude, des travailleurs peuvent se sentir un peu vengés des discriminations subies en tant qu’ouvriers immigrés en Allemagne.
Le référendum en Turquie a donné lieu à une situation étrange : les Turcs d’Allemagne devaient se prononcer sur une mesure, le renforcement des pouvoirs d’Erdogan, dont a priori ils subiraient peu les conséquences, tandis que les mêmes, quand ils ne sont pas binationaux, sont écartés des élections législatives allemandes, bien qu’ils vivent, travaillent et paient des impôts dans le pays depuis des décennies.
La campagne a été largement mise en scène par le gouvernement turc. Dès début mars, c’est presque quotidiennement qu’un ministre se rendait en Allemagne pour y tenir un meeting. Plus de trente de ces réunions étaient annoncées rien que pour mars. Le gouvernement turc semblait presque n’avoir rien de plus pressé à faire que de voyager en Allemagne.
Visiblement, le but était aussi de provoquer le gouvernement allemand. Cela devint particulièrement visible avec l’affaire Yücel, du nom de Deniz Yücel, journaliste à la double nationalité allemande et turque, incarcéré fin février à Istanbul pour incitation à la haine et terrorisme. Ce journaliste travaille pour Die Welt, l’un des plus grands quotidiens allemands, aussi conservateur que Le Figaro. Les autorités turques refusèrent que l’Allemagne prenne contact avec lui, des ministres reprochèrent au gouvernement allemand de protéger des terroristes. Yücel est accusé d’avoir donné la parole à des représentants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Toujours dans la provocation, Erdogan et d’autres responsables gouvernementaux comparèrent les méthodes allemandes ou la chancelière elle-même avec les nazis.
Le gouvernement allemand, qui tient à l’accord avec la Turquie sur les réfugiés (cet accord odieux qui bloque nombre de migrants rêvant d’Europe dans des camps en Turquie), n’avait aucun intérêt à cette escalade et s’est montré mesuré. Mais il n’était pas question qu’Erdogan se permette trop de libertés. Sans jamais prendre d’interdiction générale de meetings pour les ministres turcs, il a interdit chaque meeting peu avant qu’il se tienne, sous des prétextes visiblement fallacieux, comme le risque d’incendie ou le manque de parkings.
Cette réaction n’est pas comparable avec celle des Pays-Bas, où le gouvernement, lui-même en campagne électorale, a essayé de gagner des voix à l’extrême droite en renvoyant du pays une ministre turque, avant de lâcher des chiens policiers contre des manifestants pro-Erdogan. Mais l’interdiction allemande de facto suffit à Erdogan pour obtenir l’effet escompté. Il put déclarer avec suffisance : « Ces gens veulent donner des leçons de démocratie à la Turquie. Mais voyez, ce sont eux qui piétinent la liberté de parole. »
Des travailleurs, des jeunes gens d’origine turque qui n’avaient jusqu’alors pas d’avis sur le référendum, commencèrent à se demander : « Pourquoi nos hommes politiques n’ont-ils pas le droit de s’exprimer ? Seraient-ils des politiques de deuxième catégorie ? » ; « Pourquoi nous traite-t-on comme si nous étions mineurs ? Nous sommes capables de nous faire notre opinion ! »
Le gouvernement allemand n’a pas jugé utile d’argumenter ou d’expliquer pourquoi il empêchait les réunions publiques de ministres turcs. Si sa préoccupation avait été les populations des deux pays, il aurait pu dire par exemple que la campagne n’était déjà pas démocratique en Turquie, que là-bas tout un appareil d’État et l’ensemble des médias étaient mobilisés dans la campagne pour le oui, tandis que les tenants de l’opposition étaient intimidés, muselés, licenciés sinon jetés en prison. Et qu’il s’agissait de ne pas renforcer encore le déséquilibre.
Mais l’ensemble des partis, de la CDU (centre droit) à Die Linke (gauche dite radicale) en passant par le SPD (sociaux-démocrates) et les Verts (écologistes), tous ont justifié leur position par l’idée que le scrutin turc « n’avait rien à faire en Allemagne », que « des conflits internes à la Turquie n’avaient pas à être exportés ici ».
Rien à faire en Allemagne ? Cela ne pouvait être ressenti que comme une marque de mépris à l’égard des plus de trois millions de personnes ayant de la famille en Turquie et qui, ne serait-ce que pour cette raison, sont forcément concernées par ce qui s’y joue. Et au fond, du simple fait que le référendum a des conséquences pour des millions de travailleurs en Turquie, l’ensemble de la classe ouvrière est bel et bien concerné, et il serait juste et même important que les travailleurs, quel que soit le pays où ils vivent, s’y intéressent et en discutent. En Allemagne, où pratiquement tout le monde a un collègue, un ami ou des voisins turcs, c’est évident. En plus, affirmer que ce débat n’a rien à faire en Allemagne signifiait faire taire les adversaires du renforcement du pouvoir, les partisans du non, ce qui au bout du compte était rendre service à Erdogan.
Un gouvernement qui ne serait pas au service de l’impérialisme allemand aurait par exemple pu proposer que les meetings de ministres turcs soient autorisés si, parallèlement, des porte-parole connus du non, comme des dirigeants du parti kurde HDP (Parti démocratique des peuples), avaient le droit et les moyens d’en organiser le même nombre, et s’ils étaient donc autorisés pour cela à quitter la Turquie. C’est bien sûr de la politique-fiction.
Un tel gouvernement aurait pu exiger la présence d’observateurs dans chacun des treize bureaux de vote d’Allemagne (tous situés à l’Ouest, voir carte), de sorte que chacun soit assuré du caractère secret du scrutin. Car les services secrets turcs ont fait savoir qu’ils espionnaient les opposants à Erdogan en Allemagne ; des enseignants furent approchés pour surveiller élèves et parents. Tout cela a engendré de l’inquiétude. En plus, une importante pression sociale régnait dans certains quartiers, et des travailleurs opposés au régime n’ont plus osé s’exprimer. D’autres avaient peur d’aller voter, pensant que l’élection n’était en réalité pas secrète et qu’un non pourrait avoir des conséquences pour leur famille en Turquie.
Cependant, et toute la campagne le montre abondamment, les Turcs d’Allemagne étaient le cadet des soucis des responsables politiques. Juste avant le référendum, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, CDU et FDP (libéraux) empêchèrent que des ressortissants de pays non membres de l’UE obtiennent le droit de vote aux élections municipales. Clairement, la mesure visait en premier lieu les Turcs d’Allemagne. En effet plus d’un tiers de ceux possédant la nationalité turque vivent là, dans ce grand Land industriel. Ainsi, tout en reprochant à la population d’origine turque de se préoccuper trop des affaires intérieures turques, leur enjoignant de s’intégrer davantage à la vie politique allemande, les mêmes politiciens leur ont refusé un droit élémentaire, le droit de vote. Cela sous prétexte de ne pas accueillir de partisans d’Erdogan dans les conseils municipaux allemands ! Le résultat est assez amer, avec en Allemagne, même s’il n’y a eu que 50 % de participation au vote, 63,1 % de oui au renforcement des pouvoirs d’Erdogan. Et s’il n’a recueilli que 50,1 % des suffrages exprimés dans la capitale, Berlin, ses scores ont été les plus élevés justement dans ce Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie en pleine campagne des régionales, avec là entre 64 % (bureaux de Cologne, Münster) et près de 76 % d’approbation (Essen, voir carte).
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Dans la classe ouvrière, la campagne elle-même et son résultat ont conduit un temps à un certain éloignement mutuel entre les travailleurs allemands et ceux d’origine turque. Nombre de travailleurs étaient stupéfaits et choqués que leurs collègues d’origine immigrée soutiennent pareil dictateur. Et inversement, plus le ton du débat public montait, plus des collègues turcs s’enfermaient dans le mutisme, renonçant à dire leur opinion.
Glissement des partis vers la droite
Les réactionnaires, ainsi l’aile droite de la CDU-CSU (parti de la chancelière) et l’AfD (nouveau parti d’extrême droite), essaient de tirer profit de cette situation. Une partie de la CDU-CSU a démarré une campagne pour l’abolition de la double nationalité, disposition limitée qui n’existe que depuis 2014, sous prétexte qu’on ne peut pas être à la fois partisan de la démocratie allemande et d’Erdogan. Jusqu’ici, A. Merkel ne veut pas entendre parler de pareil retour en arrière. Cette campagne est cependant aussi l’expression du glissement général des partis vers la droite, depuis qu’en 2016 l’AfD a recueilli directement 12 % à 15 % des voix, et même 20 % à 24 % en ex-Allemagne de l’Est.
Tous les partis, y compris Die Linke, font désormais une place dans leur campagne aux thèmes sécuritaires ; tous réclament plus de moyens policiers. Tous les deux ou trois mois, le gouvernement de grande coalition sort une nouvelle loi qui dégrade les conditions d’accueil des migrants.
L’aile droite de la CDU, se démarquant encore de Merkel, essaie de garder son électorat conservateur, avec des discours sur une « culture dominante allemande » qui serait d’obédience chrétienne. Mais, comme la CDU continue de gagner les élections, tandis que Merkel garde une nette avance dans les sondages, cela calme un peu les ardeurs de cette aile droite. Car, contrairement à ce qui a été si souvent répété par des journalistes, Merkel n’a pour l’heure pas été vraiment punie pour sa politique d’accueil des réfugiés.
Actuellement ce sont plutôt les résultats de l’AfD, donc de l’extrême droite, qui reculent. L’AfD a certes passé la barre des 5 % dans les trois élections régionales de ce printemps, et du coup elle obtient des élus, de même qu’elle aura probablement en septembre des députés au Bundestag, le Parlement (scrutin proportionnel avec une barre à 5 %). Mais elle recueille actuellement 5 % à 8 % des voix, et non plus les scores à deux chiffres de l’année passée. Notons quand même qu’au-delà de cette moyenne, elle obtient ses meilleurs scores dans des régions ouvrières, celles les plus marquées par la crise et le chômage, notamment certains endroits d’ex-Allemagne de l’Est et de la Ruhr, avec dernièrement encore entre 10 % et 20 % des suffrages.
Le recul relatif de l’AfD est lié à plusieurs facteurs, et d’abord la fin de la phase aiguë de ce que les médias ont appelé la crise des réfugiés. Depuis, la cote de sympathie de Merkel est remontée, notamment dans la petite bourgeoisie, moins durement touchée par la crise économique. Des événements internationaux ont également nui à l’AfD, et d’abord le Brexit, la victoire de Trump, le succès de Le Pen. Beaucoup en Allemagne, choqués, ont pensé : « Que des gens soient élus qui vont réintroduire droits de douane, repli sur soi et protectionnisme, qui vont détruire l’UE, et demain peut-être provoquer des guerres, ce n’est pas acceptable, on ne peut pas laisser les choses aller si loin. » Et en conséquence certains d’entre eux retournent voter, et choisissent alors les partis établis.
Pratiquement l’ensemble de la population rejette tant le Brexit que Trump. Parmi les dirigeants politiques, jusqu’ici aucun ne présente le protectionnisme ou la sortie de l’euro comme une issue à la crise économique ou comme un progrès pour les classes laborieuses. Au contraire, ils pointent les dangers qu’une telle politique ferait courir. Il faut dire que l’économie allemande, largement orientée vers les exportations, ne pourrait que souffrir du protectionnisme. C’est ainsi que jusqu’ici ni les principaux partis politiques ni les directions syndicales ne distillent trop le poison du nationalisme.
Les partis gouvernementaux instrumentalisent des inquiétudes légitimes
De leur côté, les grands partis utilisent l’inquiétude créée par Trump, le Brexit et la montée de l’extrême droite en Europe pour gagner des voix. Ils appellent tous ceux qui veulent conjurer le danger d’extrême droite et empêcher l’explosion de l’Europe à voter pour la raison, à savoir... pour la CDU ou le SPD.
Pour l’instant cela fonctionne un peu, au moins dans les couches moyennes. La participation électorale augmente, après des décennies de recul. Lors des trois consultations régionales de 2017, nettement plus d’électeurs se sont déplacés, et ils l’ont fait pour donner leur voix aux partis établis, choisissant d’abord la CDU en tant que moindre mal face à l’AfD.
Le SPD, toujours pas remis de l’amertume qu’a fait naître dans la classe ouvrière la chancellerie de Schröder (1999-2005), profite nettement moins de cette évolution. En début d’année son nouveau candidat, Martin Schulz, a pu faire illusion pendant quelques semaines, provoquant une certaine euphorie dans les rangs du parti : il n’était pas ex-ministre, paraissait un peu en marge et avait passé de nombreuses années au Parlement européen (dont il a été président), il n’était pas directement comptable de la politique passée du SPD. En plus, il parlait beaucoup d’égalité sociale. Début 2017, 10 000 adhérents ont rejoint le SPD en l’espace de cinq semaines, et dans les sondages le parti repassa un temps la barre des 30 %.
Cela ne dura pas. Il était tellement visible qu’en réalité Schulz n’avait rien d’autre à proposer que le reste de son parti, qu’il retomba rapidement à ses 25 % devenus habituels. Le SPD ne se remettra pas facilement de la désillusion créée par le gouvernement de Schröder, ce qui s’est traduit pendant des années par un large désintérêt pour la politique. Pourtant, actuellement, l’ensemble de la situation pousse des travailleurs à se poser à nouveau des questions politiques.
Quand Die Linke contribue à noyer le sentiment de classe
Dans un pays où, notamment suite à l’histoire tragique du 20e siècle et au fait d’avoir assumé ce passé, le nationalisme n’est toujours pas bien admis, l’extrême droite n’a commencé à exercer une influence électorale que récemment, avec l’AfD. Il est d’autant plus lamentable de voir que, hormis l’AfD, le seul parti dont certains dirigeants, notamment la porte-parole et candidate Sarah Wagenknecht, placent le débat sur ce terrain, en évoquant la sortie de l’euro comme solution pour les peuples, soit Die Linke.
Ce parti de la gauche dite radicale a été secoué par les événements de Grèce, lorsque le gouvernement mené par Alexis Tsipras, élu pour mettre fin à l’austérité, fut mis à genoux par les institutions européennes et le FMI, et accepta de mettre en œuvre les mesures d’austérité les plus violentes.
Die Linke, qui avait fêté l’arrivée au pouvoir de Syriza, expliqua alors que le gouvernement grec avait perdu toute souveraineté, n’ayant plus même le droit de décider de sa politique salariale : les « technocrates de l’UE » avaient pris le pouvoir. Même s’il y a dans cette description une part de vérité, Die Linke cessait par-là de mettre en cause le capitalisme, l’inégalité qui lui est inhérente, y compris entre pays, pour accuser l’Europe puis sa monnaie, l’euro, de générer les inégalités. Le même raisonnement, repris pour l’Italie, l’Espagne ou la France, aboutit à dédouaner non seulement Tsipras mais même Hollande... qui aurait renoncé à ses promesses de 2012 parce qu’il y aurait été contraint par l’union monétaire !
L’échec de Syriza a perturbé des militants de Die Linke, mais le réformisme indécrottable du parti le conduit à chercher une solution dans une nouvelle impasse. Poser les problèmes sur le terrain national, pousser à raisonner en termes de pays, c’est délaisser le terrain de classe, le seul à offrir une perspective. Mais justement, cherchant des solutions dans le cadre du capitalisme, Die Linke n’offre aucune perspective pour les travailleurs qui regardent de son côté.
Sa base sociale, c’est-à-dire la majorité de ses adhérents et électeurs, se trouve en Allemagne de l’Est – comme ceux de l’AfD avec qui Die Linke est là-bas en concurrence électorale directe. N’ayant pas de perspective autre qu’électorale, Die Linke subit la pression de l’AfD au point d’infléchir sa politique, de commencer à avoir des slogans régionalistes et de faire même des déclarations ambiguës sur les réfugiés, quand elle ne revendique pas plus de police. Après avoir placé le débat sur le terrain national, Die Linke contribue directement à détruire la conscience de classe.
Face à la montée des périls, notamment la montée de l’extrême droite de Trump à Le Pen, ou aux formes de division apparues dans la conscience de travailleurs piégés par des sentiments de solidarité nationale vis-à-vis des gouvernements allemand ou turc, face aux idées protectionnistes ou de repli national, ce qui apparaît avec évidence, c’est combien il est important que, même à contre-courant, il existe des militants qui continuent à défendre l’internationalisme, qui fassent vivre cette conscience que, quelle que soit notre nationalité, notre pays d’origine, notre religion ou notre couleur de peau, nous sommes un chaînon d’une même classe ouvrière, et que notre sort est intimement lié à celui des travailleurs de toutes les régions du monde. Pour qui veut réellement changer le monde, il n’y a pas d’autre perspective que l’internationalisme.
16 juin 2017