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Front national : des progrès lourds de menaces pour tout le mouvement ouvrier
Que le FN soit parvenu à attirer une partie de l’électorat de droite n’a rien de surprenant. Il y a toujours eu une grande porosité entre droite extrême et extrême droite, dont les électorats sont sensibles aux mêmes idées. Fillon avait remporté les primaires en s’appuyant sur les réseaux de la droite catholique, dont les idées sont reprises par une partie du FN. Ce n’est pas pour rien que Le Pen a pu reprendre intégralement dans un meeting entre les deux tours une partie d’un discours prononcé par Fillon, discours écrit d’ailleurs par un homme, Paul-Marie Couteaux, qui a été lui-même candidat du mouvement de De Villiers et entretient de nombreuses accointances avec le FN.
Écœurée par les révélations qui ont mis en lumière la corruption du candidat LR, une partie de l’électorat qui s’était retrouvée dans les discours et les propositions les plus réactionnaires de Fillon s’est reportée sur Le Pen.
Ce n’est pas la première fois qu’une partie de cet électorat oscille entre le Front national et la droite gouvernementale. Rappelons qu’en 2007 Sarkozy avait siphonné les voix du FN, voix qu’il avait reperdues en 2012.
Quant aux notables et aux politiciens de droite, ils sont nombreux à chercher à capter cet électorat d’extrême droite, même quand ils se proclament partisans du « front républicain » contre le FN. Ainsi Estrosi, l’ancien maire LR de Nice qui s’est fait élire en décembre 2015 à la tête de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur face à Marion Maréchal-Le Pen grâce au retrait honteux de la liste socialiste, s’était distingué quelques mois plus tôt par ses déclarations sur la « cinquième colonne islamiste ». On peut citer aussi ces présidents de région de droite, Hervé Morin en Normandie, Xavier Bertrand dans les Hauts-de-France, Valérie Pécresse en Île-de-France, Laurent Wauquiez en Auvergne-Rhône-Alpes, qui ont tous appelé à voter Macron pour faire barrage au FN, mais qui n’hésitent pas à tenir des propos ou à prendre des mesures pour flatter l’électorat d’extrême droite, comme par exemple cette clause Molière qui fait obligation aux ouvriers d’un chantier travaillant pour les collectivités territoriales de parler le français.
Cela montre à quel point il est illusoire d’attendre de ce prétendu front républicain qu’il soit un rempart contre le FN et surtout contre ses idées.
L’extrême droite, de l’OAS à la « dédiabolisation »
Si l’extrême droite a été tenue à l’écart du pouvoir en France jusqu’à aujourd’hui, cela tient à ses engagements à deux périodes importantes de l’histoire de ce pays. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Pétain et de Gaulle ont représenté deux choix possibles pour la bourgeoisie, le premier choisissant l’alliance avec l’Allemagne, le second avec les Alliés. La majorité de l’extrême droite apporta alors son soutien à Pétain. Les divisions héritées de cette période s’accentuèrent encore dans les années 1960, quand les partisans de l’Algérie française s’opposèrent à de Gaulle et à sa politique visant à mettre fin à la guerre d’Algérie en reconnaissant l’indépendance des Algériens. Cette opposition, violente au point que de Gaulle fut la cible de plusieurs attentats, provoqua une coupure durable au sein de la droite et de l’extrême droite françaises.
Cette extrême droite antigaulliste s’est retrouvée écartée des ministères et des responsabilités politiques, mais elle n’avait pas disparu pour autant. En 1965, l’avocat Jean-Louis Tixier-Vignancour, ancien pétainiste et proche de l’OAS, réunit un peu plus de 5 % des voix sur son nom à l’occasion de la première élection présidentielle au suffrage direct. Mais ce succès électoral resta sans lendemain. Fondé en 1972, le Front national était une organisation parmi d’autres de la galaxie de l’extrême droite. Quand son dirigeant Jean-Marie Le Pen, ancien directeur de campagne de Tixier-Vignancour, se présenta à son tour à l’élection présidentielle en 1974, il ne parvint à obtenir que 0,75 % des voix. C’est l’arrivée de la gauche au pouvoir, dans une situation marquée par l’aggravation de la crise, qui ouvrit des possibilités nouvelles au FN.
En 1984, aux élections européennes, le mouvement lepéniste dépassa pour la première fois la barre des 10 % à un scrutin national, avec plus de 2,2 millions d’électeurs. Il dénonçait le « gouvernement socialo-communiste », ce qui lui attira une frange de l’électorat de droite, qui vint s’ajouter au noyau traditionnel de l’extrême droite qui existe de longue date en France. À sa propagande anticommuniste qui était l’essentiel de son fonds de commerce dans les années 1970, le FN ajouta la démagogie xénophobe. Avec la montée du chômage, les slogans contre l’immigration commencèrent à rencontrer un écho. Les thèmes de campagne du FN étaient le « fruit de l’acoustique oratoire », pour reprendre une expression utilisée par Trotsky à propos du programme des nazis.
Entre 1997 et 2002, à la tête d’un gouvernement auquel participèrent des ministres communistes, le socialiste Jospin déçut de nouveau les travailleurs, au point de se retrouver devancé par Jean-Marie Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle de 2002. Ainsi, chaque passage au pouvoir de la gauche, avec son lot de trahisons à l’égard des travailleurs, fut suivi par un renforcement du FN. Le quinquennat de Hollande ne fit pas exception de ce point de vue.
Mais, malgré ses progrès électoraux, le FN n’est pas parvenu à nouer les alliances susceptibles de lui ouvrir les portes du pouvoir. En prenant la succession de son père en 2011 à la tête du FN, Marine Le Pen entreprit de « dédiaboliser » son mouvement. Cette politique visait à gagner une partie de l’électorat de droite rebutée par la personnalité de son père. Au-delà de ces électeurs, Marine Le Pen cherchait à acquérir une respectabilité aux yeux des milieux dirigeants de la bourgeoisie.
Marine Le Pen a gommé de son discours les propos les plus outranciers dont son père était coutumier. Mais elle n’a jamais cessé de développer une démagogie xénophobe visant en particulier les musulmans et pratiquant l’amalgame assimilant les migrants à des terroristes. Cette démagogie-là, toute une partie de la droite elle-même n’hésitait pas à la reprendre à son compte.
Jusqu’à récemment, cette politique n’avait pas rencontré un grand succès puisque l’avocat Gilbert Collard et l’ancien dirigeant de Reporters sans frontières Robert Ménard ont été les seules personnalités à accepter de frayer avec le FN. Et on ne peut pas dire que Ménard, élu maire de Béziers, ait grandement contribué avec ses nombreuses provocations à rendre le FN plus présentable.
Au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle, ils ont été rejoints par le dirigeant de Debout la France, Nicolas Dupont-Aignan. Marine Le Pen espère bien que d’autres suivront. C’est bien pourquoi elle a déclaré vouloir aller plus loin dans la transformation de son parti. Au-delà du changement de nom envisagé, elle vise à lécher encore davantage l’image de son parti, à le rendre plus apte à nouer des alliances avec des transfuges de la droite.
Cette orientation ne fait pas l’unanimité au sein du FN, comme en témoigne la réaction du vieux Le Pen. Même après son exclusion, celui-ci conserve une influence dans le mouvement qu’il a fondé. L’appareil du FN reste constitué d’hommes qui l’ont rejoint à l’époque du père. Il est significatif qu’en quittant la présidence du FN, après le premier tour de la présidentielle, Marine Le Pen n’ait trouvé à confier l’intérim qu’à un homme, Jean-François Jalkh, qui s’était distingué par ses propos négationnistes.
L’avenir dira si Marine Le Pen parviendra à transformer le FN en un grand parti de droite susceptible de prendre la place de LR en pleine crise. Cette mue du FN ne représenterait qu’une des péripéties qui surviennent régulièrement dans la vie politique du système politique de la bourgeoisie, si cela ne se produisait pas dans un contexte de crise économique et sociale qui menace de s’aggraver encore dans l’avenir.
Et ce qui est encore plus lourd de menaces pour l’avenir est l’influence conquise par le FN parmi les travailleurs et les classes populaires. Ces dernières années, Marine Le Pen a fait figurer dans son programme des revendications destinées à s’attirer des voix dans les classes populaires, comme le retour à la retraite à 60 ans ou une prime pour les plus bas revenus. Sur la question du financement de ces mesures, elle se garde bien d’être trop précise car elle n’a aucunement l’intention de prendre sur les profits des grandes entreprises et des banques. Ce qui implique qu’il s’agit de promesses creuses, qui n’engagent que ceux qui y croient. Le Pen a aussi promis d’abroger la loi El Khomri, promesse qui a l’avantage, à la différence des précédentes, de ne rien coûter.
C’est en fait à peu de frais que Marine Le Pen est parvenue à apparaître, aux yeux d’une partie des travailleurs, comme quelqu’un qui « parle pour eux ». Paradoxalement, c’est précisément le fait d’avoir été écartée du pouvoir gouvernemental qui est le principal capital du FN aux yeux des masses pauvres, car certains se disent : « On ne l’a pas essayée. » Le Pen représente ainsi le dernier avatar de l’électoralisme, dans une période où le personnel politique traditionnel de la bourgeoisie n’est plus capable de faire illusion, ni de faire naître des illusions dans la population.
Mais cette évolution est aussi l’expression d’un phénomène plus profond et plus grave. Le fait que des travailleurs puissent penser que Le Pen les représente traduit le recul de la conscience de classe et des repères politiques qui permettent aux travailleurs de reconnaître leurs ennemis.
Les responsabilités des partis réformistes
Dans le passé, le mouvement ouvrier a toujours dû se battre contre des idées qui divisent les travailleurs, et étaient parfois consciemment encouragées par la bourgeoisie. Les militants ouvriers ont toujours eu à combattre l’individualisme et les valeurs de la bourgeoisie parmi leurs camarades de travail. Ils ont eu à combattre l’emprise de la religion et de l’Église qui prêchait la soumission aux patrons. Les socialistes du 19e siècle ont eu à combattre des organisations qui s’appuyaient sur des préjugés racistes, en particulier sur l’antisémitisme, que le dirigeant social-démocrate allemand Auguste Bebel avait qualifié de « socialisme des imbéciles ».
Mais il n’y a plus aujourd’hui de parti menant ces combats dans les entreprises, dans les quartiers populaires, au nom des valeurs et des idées du mouvement ouvrier révolutionnaire, au nom des idées de lutte de classe, au nom de l’internationalisme. La trahison du Parti socialiste remonte à 1914 quand, passant du côté de la bourgeoisie, tournant le dos à tout son programme, il a rallié « l’union sacrée » pour appeler les travailleurs à mourir sur les champs de bataille dans une guerre qui était celle de la bourgeoisie.
Ce parti est aujourd’hui menacé de disparaître, après la déroute de son candidat à la présidentielle et le ralliement d’une partie de ses notables au mouvement de Macron. Mais il n’avait plus rien à voir avec le parti de ses origines : politiquement, il a cessé de représenter la classe ouvrière depuis des décennies et ses liens avec elle sont devenus de plus en plus ténus.
La trahison du PS en 1914 n’avait pas rompu dans le mouvement ouvrier la continuité politique avec les révolutions du 19e siècle et avec les idées qui en avaient recueilli les leçons politiques. Sur le plan humain et politique, le Parti communiste avait incarné cette continuité. Pendant longtemps, ses militants avaient maintenu une tradition militante et l’idée que la classe ouvrière représentait une force, avec des intérêts opposés à ceux du patronat. Mais, tout en continuant de se revendiquer du communisme, les dirigeants du PC vidèrent ce mot de tout contenu de classe et remplacèrent les idées révolutionnaires par une bouillie réformiste. Au drapeau rouge et à l’internationalisme, ils substituèrent le drapeau tricolore de la bourgeoisie et le nationalisme, remplaçant l’Internationale par la Marseillaise. Alors que le PC utilisait de moins en moins le vieux cri de guerre du mouvement ouvrier « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », il mettait de plus en plus en avant le mot d’ordre « Produire français ». Ils préparèrent ainsi le terrain politique au Front national, qui n’avait plus qu’à ajouter : « Produire français avec des Français » .
Quant à la présence militante, elle n’a fait que s’affaiblir toujours plus après chaque passage de la gauche au pouvoir. Le PC a payé au prix fort sa participation à des gouvernements, entre 1981 et 1984 sous Mitterrand et entre 1997 et 2002 avec Jospin comme Premier ministre, par la démoralisation et le départ de nombreux militants. Et si, depuis, il n’a plus occupé de strapontins ministériels, il continue d’apparaître comme un satellite du PS car, pour conserver ses élus, ses postes de députés et de maires, il dépend d’un accord avec les socialistes.
Les conséquences du renforcement du FN
Si Marine Le Pen avait été élue, elle se serait soumise sur toutes les questions importantes aux volontés de la bourgeoisie et aurait mené une politique conforme à ses intérêts, comme tous les autres partis qui aspirent à gouverner dans le cadre du capitalisme. Cela lui aurait demandé de revenir sur les quelques promesses et sur les nombreuses déclarations démagogiques faites aux travailleurs. Mais une politicienne comme Le Pen a montré, avant même d’arriver aux affaires, qu’elle était tout à fait capable des contorsions verbales imposées par de tels reniements.
Après avoir fait campagne en faisant de la sortie de l’euro un des points principaux de son programme, elle a expliqué entre les deux tours de l’élection présidentielle que l’euro serait en fait maintenu pour les entreprises. Quant au rétablissement de la retraite à 60 ans, Marine Le Pen a déclaré qu’il n’interviendrait qu’après plusieurs années, et non plus dans les deux premiers mois après son élection comme elle s’y était engagée.
Toute l’histoire récente montre que, quand l’extrême droite arrive au pouvoir, elle instaure des régimes autoritaires qui se lancent dans une surenchère nationaliste et raciste. Incapables de tenir les promesses faites sur le terrain social, contraints de s’attaquer aux travailleurs comme tous les gouvernements au service de la bourgeoisie, la seule satisfaction que ce type de mouvements est capable de donner à ses partisans est de voir de plus pauvres qu’eux écrasés et persécutés.
Pour toutes ces raisons, il est légitime que bien des travailleurs aient été soulagés que Marine Le Pen n’ait pas été élue. Mais, pour autant, l’élection de Macron ne constitue pas un barrage face à la menace que représente le FN. Les 10,6 millions d’électeurs de Marine Le Pen n’ont pas disparu au lendemain de l’élection. Nombre d’entre eux continuent de vivre dans les quartiers populaires et de travailler dans les entreprises. Les plus racistes s’en trouvent encouragés à s’exprimer plus ouvertement, et cela ne manquera pas de favoriser en réaction la montée des communautarismes de toute sorte. Toutes ces divisions au sein du monde du travail constituent des obstacles à la solidarité ouvrière face au patronat et aux luttes collectives.
Les succès du FN ne peuvent que renforcer aussi les éléments les plus anticommunistes de l’extrême droite qui, dans un avenir peut-être proche, pourraient décider de s’en prendre aux étrangers dans un premier temps, puis aux militants ouvriers.
Les changements qui interviendront dans la situation politique sont conditionnés par l’évolution de la crise économique et par son aggravation. De nouvelles catégories parmi les travailleurs, mais aussi parmi les petits commerçants, les paysans, plus généralement parmi la petite bourgeoisie, pourraient être touchées et se retrouver plongées dans la misère et le désespoir. Parmi ces femmes et ces hommes exaspérés d’avoir tout perdu, des organisations d’extrême droite pourraient recruter des troupes capables de faire le coup de poing et d’exprimer une colère sociale hors des cadres parlementaires et légaux. Nous n’en sommes pas là aujourd’hui, mais c’est bien ce danger qui menace les travailleurs.
S’opposer à l’influence du FN
Tous ceux qui ont à cœur de défendre les intérêts du monde du travail doivent combattre l’influence des idées du Front national, mais cela ne se fera sûrement pas en soutenant Macron. Loin de faire barrage au FN, les prétendus fronts républicains ne font que favoriser son influence en lui permettant d’apparaître comme le principal opposant au président nouvellement élu. Combattre le FN et ses idées ne peut se faire qu’en leur opposant les idées et les valeurs du mouvement ouvrier. À la perspective du repli derrière les frontières et de la guerre entre pauvres, les militants ouvriers doivent opposer la perspective de la lutte contre le patronat pour la libération sociale de tous les travailleurs.
Pour les travailleurs, la seule alternative à la crise du capitalisme consiste à être capables d’enlever à la bourgeoisie son pouvoir sur l’économie. Cela ne sera possible qu’à la condition que la classe ouvrière soit capable d’entraîner derrière elle toutes les catégories sociales frappées par la crise.
Pour cela, elle a besoin d’un parti révolutionnaire, capable de lui servir de boussole pour qu’elle reconnaisse ses ennemis, même quand ils prennent le visage d’une démagogue. Un tel parti devra être capable de lui proposer une politique qui permette aux travailleurs d’acquérir l’organisation et la conscience nécessaires pour prendre la direction de la société.
10 mai 2017